Mohyi-d-din ibn-Arabi
Traité de l'unité

Du moment que ce mystère a été dévoilé à tes yeux, que tu n’es pas autre qu’Allah, tu sauras que tu es le but de toi-même, que tu n’as pas besoin de t’anéantir, que tu n’as jamais cessé d’être, et que tu ne cesseras jamais d’exister, jamais, comme nous l’avons déjà expliqué. Tous les attributs d’Allah sont tes attributs. Tu verras que ton extérieur est le Sien, que ton intérieur est le Sien, que ton commencement est le Sien et que ta fin est la Sienne, cela incontestablement et sans doute aucun. Tu verras que tes qualités sont les Siennes et que ta nature intime est la Sienne, cela sans que tu sois devenu Lui ou que Lui soit devenu toi, sans (transformation) diminution ou augmentation quelle qu’elle soit.

(Revue Être. No 1. 1974. 2e Année)

Nous donnons ici quelques extraits d’un témoignage particulièrement significatif de l’ésotérisme islamique, en arabe taçawwuf. Ce tente, dont le titre exact est l’Épitre sur l’unité (Risâlatul-Ahadiyah), et le commentaire du hadith ou dit mémorable du prophète : “Qui se connait soi-même connait son Seigneur”. Mohyi-d-din (le Vivificateur de la religion) qui vécut de 1165 à 1240 est surnommé “le plus grand des maitres spirituels” (esh-sheikh el-akbar) et “son rôle dans le soufisme est comparable à celui de Shri Shankaracharya dans le védantisme (T. Burckhardt).

La traduction d’où sont tirés ces fragments a été publiée en 1911 dans la Gnose et reproduite en 1933 dans le Voile d’Isis. Son auteur était un peintre d’origine suédoise dont plusieurs tableaux signés Ivan Aguéli figurent aux musées de Stockholm et de Goetenborg. Comme le suggère P. Chacornac dans sa biographie de René Guenon, il y a tout lieu de penser que c’est lui qui transmit à ce dernier, en 1912, la barakah du Sheik Elîsh Abder Rahman el-Kébir à qui est dédié le Symbolisme de la Croix.

R.A.

Au nom d’Allah, le Clément, le Miséricordieux.

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Autre-que-Lui n’a pas d’existence (ou de normalité), et ne peut donc s’anéantir (n’ayant jamais existé). C’est pourquoi le Prophète a dit : “Celui qui connait son âme (c’est-à-dire soi-même) connait son Seigneur.”

Il dit encore : “J’ai connu mon Seigneur par mon Seigneur.” Le Prophète d’Allah a voulu faire comprendre par ces mots que tu n’es pas toi, mais Lui; Lui et non toi; qu’Il n’entre pas dans toi et tu n’entres pas dans Lui; qu’Il ne sort pas de toi et tu ne sors pas de Lui. Je ne veux pas dire que tu es ou que tu possèdes telle ou telle qualité. Je veux dire que tu n’existes absolument pas, et que tu n’existeras jamais ni par toi-même ni par Lui, dans Lui ou avec Lui. Tu ne peux cesser d’être, car tu n’es pas. Tu es Lui et Lui est toi, sans aucune dépendance ni causalité. Si tu reconnais à ton existence cette qualité (c’est-à-dire le néant), alors tu connais Allah, autrement non.

La plupart des initiés disent que la Gnose, ou la Connaissance d’Allah, vient à la suite du Fanâ el-wujûdi et du Fanâ el-fanâ’i, c’est-à-dire par l’effet de l’extinction de l’existence et de l’extinction de cette extinction. Or, cette opinion est tout à fait fausse. Il y a là une erreur manifeste. La Gnose n’exige pas l’extinction de l’existence (du moi) ou l’extinction de cette extinction; car les choses n’ont aucune existence, et ce qui n’existe pas ne peut cesser d’exister. Dire qu’une chose a cessé d’exister, qu’elle n’existe plus, équivaut à affirmer qu’elle a existé, qu’elle a joui de l’existence. Donc, si tu connais ton âme, c’est-à-dire toi-même, si tu peux concevoir que tu n’existes pas et, partant, que tu ne t’éteins pas, alors tu connais Allah, autrement non. Attribuer la Gnose au Fanâ et Fanâ el-fanâ’i est un crédo idolâtre. Car si tu attribues la Gnose au Fanâ et au Fanâ el-fanâ’i, tu prétends qu’autre-qu’Allah puisse jouir de l’existence. C’est Le nier, et tu es formellement coupable d’idolâtrie. Le Prophète a dit : “Celui qui connait son âme (c’est-à-dire lui-même) connaît son Seigneur”. Il n’a pas dit : “Celui qui éteint son âme connaît son Seigneur”. Si l’on affirme l’existence d’un autre, on ne peut plus parler de son extinction, car on ne doit parler de l’extinction de ce qu’on ne doit affirmer. Ton existence est néant, et néant ne peut s’ajouter à une chose, temporaire ou non. Le Prophète a dit : “Tu n’existes pas maintenant, comme tu n’existais pas avant la création du monde”. Le mot “maintenant” (est pris ici dans son sens de présent absolu), signifie l’éternité sans commencement, aussi bien que l’éternité sans fin. Or, Allah est l’existence de l’éternité sans commencement, et de l’éternité sans fin, ainsi que la préexistence. Ces trois aspects de l’éternité sont Lui. (Allah est l’existence de ces trois aspects de l’éternité, sans qu’Il cesse d’être l’Absolu). S’il n’en était pas ainsi, Sa Solitude ne serait pas; Il ne serait pas sans partenaire. Or, il est d’obligation (rationnelle, dogmatique et théologique) qu’Il soit seul et sans compagnon aucun. Son partenaire serait celui qui existerait par lui-même, non par l’existence d’Allah. Un tel n’aurait pas besoin d’Allah, et serait, par conséquent, un second Seigneur Dieu, ce qui est impossible. Allah n’a pas de partenaire, de semblable ou d’équivalent. Celui qui voit une chose avec Allah, d’Allah ou dans Allah, même en la faisant relever d’Allah par la Seigneurie, rend cette chose partenaire d’Allah, relevant de Lui par la Seigneurie. Quiconque prétend qu’une chose puisse exister avec Allah (peu importe que cette chose existe par elle-même ou bien par Lui), qu’elle s’éteigne de son existence ou de l’extinction de son existence, un tel homme, dis-je, est loin d’avoir la moindre perception de la connaissance de son âme et de soi-même. Car celui qui prétend qu’autre-que-Lui puisse exister (peu importe que ce soit par lui-même ou bien par Lui ou dans Lui), puis disparaisse et s’éteigne dans son extinction, etc., un tel homme tourne en un cercle vicieux par l’extinction sur l’extinction indéfiniment. Tout cela est idolâtrie sur idolâtrie et n’a rien à faire avec la Gnose. Un tel homme est idolâtre, et il ne connaît rien ni à Allah ni de lui-même ou de son âme.

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Du moment que ce mystère a été dévoilé à tes yeux, que tu n’es pas autre qu’Allah, tu sauras que tu es le but de toi-même, que tu n’as pas besoin de t’anéantir, que tu n’as jamais cessé d’être, et que tu ne cesseras jamais d’exister, jamais, comme nous l’avons déjà expliqué. Tous les attributs d’Allah sont tes attributs. Tu verras que ton extérieur est le Sien, que ton intérieur est le Sien, que ton commencement est le Sien et que ta fin est la Sienne, cela incontestablement et sans doute aucun. Tu verras que tes qualités sont les Siennes et que ta nature intime est la Sienne, cela sans que tu sois devenu Lui ou que Lui soit devenu toi, sans (transformation) diminution ou augmentation quelle qu’elle soit.

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Enfin, sache que “Celui qui voit” et “Ce qui est vu”, que “Celui qui fait exister” et “Ce qui existe”, que “Celui qui connaît” et “Ce qui est connu”, que “Celui qui crée” et “Ce qui est créé”, que “Celui qui atteint par la compréhension” et “Ce qui est compris” sont tous Le même. Il voit Son existence par Son existence, Il la connait par elle-même et Il l’atteint par elle-même, sans aucune spécification, en dehors des conditions ou formes ordinaires de la compréhension, de la vision ou du savoir. Comme Son existence est inconditionnée, Sa vision de Lui-même, Son intelligence de Lui-même et Sa science de Lui-même sont également inconditionnées.

Si quelqu’un demande : “Comment regardez-vous ce qui est repoussant ou attrayant ? Si tu vois par exemple une saleté ou une charogne, est-ce que tu dis que c’est Allah ? ”, la réponse est : Allah est sublime et pur, Il ne peut être ces choses. Nous parlons avec celui qui ne voit pas une charogne comme une charogne ou une ordure comme une ordure. Nous parlons aux voyants, et non aux aveugles. Celui qui ne se connait pas est un aveugle, né aveugle. Avant que cesse Son aveuglement, naturel ou acquis, il ne peut comprendre ce que nous voulons dire. Notre discours est avec Allah, et non avec autre que Lui, ou avec des aveugles-nés. Celui qui est arrivé à la station spirituelle qu’il est nécessaire d’avoir atteint pour comprendre, celui-là sait qu’il n’y a rien qui existe hormis Allah.

Traduit de l’arabe par Abdul-Hadi.