Jacques de Marquette
Les trois étapes de l’évolution psychique

 (Extrait de De l’âme à l’esprit par Jacques de Marquette. Édition Adyar 1958) « Et la mort à nos yeux qui ravit la clarté, « Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté. » Grâce à son génie, Racine, devançant de trois siècles l’épistémologie moderne et rejoignant Platon, avait perçu le caractère trompeur de nos […]

 (Extrait de De l’âme à l’esprit par Jacques de Marquette. Édition Adyar 1958)

« Et la mort à nos yeux qui ravit la clarté,

« Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté. »

Grâce à son génie, Racine, devançant de trois siècles l’épistémologie moderne et rejoignant Platon, avait perçu le caractère trompeur de nos perceptions et la nature fictive des messages de nos sens. Il rejoignait aussi l’auteur de l’Ecclésiaste avec son : « Omnia Vanitas ». De même une sourate du Coran met cet avertissement solennel dans la bouche du Très Haut : « Nous avons créé les Cieux et la Terre, et tout ce qui est entre eux… Ils sont irréels ». Et bien longtemps avant l’Ecclésiaste, l’Hindouisme enseignait que la nature même du monde sensible était faite d’illusion : Maya. L’acte du dieu créateur ou plutôt procréateur, est seul réel. Les choses sont illusoires. Ce ne sont que des voiles opaques cachant la présence de l’acte créateur en leur sein. Avant que les voyants, les prophètes puissent enseigner les vérités cachées, il faut qu’ils commencent par les « dévoiler », soulever les voiles sous lesquels elles se cachent. Mais les mortels sont incapables de soutenir l’éclat de la vérité, de la présence Divine. « Nul ne peut me contempler et vivre », dit l’Éternel à Moïse. Alors ceux « qui ont vu » doivent « révéler » les vérités perçues en les recouvrant d’un nouveau voile, mais plus accessible aux mortels.

Pour les Hindous, bien que l’aide d’un Gourou ou directeur de conscience soit quasi indispensable à qui veut franchir les premiers degrés de l’ascèse, chaque homme porte en soi son propre initiateur, ses propres instruments d’investigation, grâce auxquels il peut s’affranchir de l’illusion, réaliser sa propre identité avec l’Esprit, source de toute vie, et rentrer ainsi « dans le sein du Père », en « devenant ce qu’il est », conformément à l’exhortation de l’oracle grec. Il existe aux Indes un grand nombre de méthodes de libération, appartenant aux divers systèmes de Yoga. Toutes ont leurs mérites ; mais pour en comprendre les valeurs respectives, il faut les situer dans le cadre général de la théorie de l’évolu­tion spirituelle. En effet, les divers yogas s’adressent à des âmes déjà évoluées, et engagées sur la « voie du retour », la Nivritti Marga. Voyons comment l’Hindouisme conçoit l’évolution des unités de conscience.

Nous avons déjà signalé que, plus ils s’élèvent dans la contemplation des plans subtils, plus les Hindous sentent que les différents états rencontrés sont impor­tants et, à ce titre, leur description nécessite des subdi­visions plus nombreuses pour ne pas trahir les hautes valeurs dont il s’agit.

C’est ainsi que les Hindous comme les Bouddhistes décrivent plusieurs états de Samadhi ou de Moksha qui sont transcendants non seulement à la conscience claire, mais même aux états « d’entrée » de l’extase.

Comme ces séries d’états psychologiques transcendants à l’expérience courante n’évoquent que bien peu de notions compréhensibles aux Occidentaux, pour ne pas dire aucune, on a tendance à ne pas s’y arrêter, pour se tourner vers l’examen de degrés de conscience qui nous sont familiers, et tirer de ceux-ci des conclusions encore beaucoup plus inexactes, lorsqu’elles s’appliquent aux états transcendants, que celles des aveugles de la fable Indienne qui, ayant rencontré un éléphant pour la première fois, en donnent des descriptions différentes suivant qu’ils lui ont palpé l’oreille, la trompe, le ventre, une patte ou la queue…

L’incompréhension de la nature de Jivatma qui est l’origine de la conscience en œuvre au sein des agrégats constituant l’être humain, est cause de la plupart des erreurs commises à propos de la réincarnation. Il est donc extrêmement important d’arriver à son sujet, à des notions aussi approchées que possible. Nous allons tenter d’en expliquer l’origine et la nature :

À l’origine, Jivatma est l’élément actualisé d’une divine trinité constituée par Paramatma, Pratyagatma et Jivatma. Notons d’abord que Paramatma est l’aspect psychologique de Parabrahma. Tandis que celui-ci est la possibilité de la création d’un Univers ; Paramatma est la possibilité de prendre conscience des modalités causales de cet acte créateur. Pratyagatma est l’actuali­sation de la conscience cosmique virtuelle de Paramatma. Jivatma est la projection de Pratyagatma vers les champs variés du temps où il va engendrer l’apparition de foyers de conscience distincts. Notons bien qu’il ne s’agit pas de l’inclusion de Jivatma dans les divers aspects du temps, mais de ses projections vers ces divers aspects. Retenons pour donner toute sa valeur solennelle à cette première description qu’il s’agit là d’un processus aussi prodigieusement important que l’engendrement des trois Personnes consubstantielles de la Sainte Trinité Chré­tienne.

Passons à l’analyse de Jivatma dans la mesure où cela nous est permis, à la fois par notre organisation psycho­logique et par le vocabulaire dont nous disposons. Tandis qu’Atma est la source sacrée de toute conscience, Jiva évoque l’idée de germe, de faculté d’engendrer des for­mes, des centres actifs d’organismes. Vu de notre point de vue humain temporalisé, Atma évoque plutôt la notion de passivité, de réceptivité, tandis que Jiva est au contraire un centre actif de création ou tout au moins de procréation. Nous nous trouvons en présence non pas d’une entité homogène, mais d’une véritable syzygie semblable à celle des trois aspects de la Trimourti, dont les trois personnes masculines Brahma, Vishnou et Shiva sont considérés comme participant passivement de la vie créatrice déversée en leur essence par l’acte créateur d’Ishvara, tandis que leurs épouses ou shaktis, leurs principes actifs tournés vers l’action, œuvrent sur les divers règnes de la nature pour y engen­drer, préserver et transformer les combinaisons des diver­ses modalités de la conscience Divine engendrant l’Univers.

Cette comparaison permettra peut-être de jeter un peu de lumière sur la nature et le rôle de Jivatma. Il ne s’agit nullement, comme on le croit quelquefois d’un germe d’âme spirituelle capable de se développer par ses expériences au sein des divers plans de la création, ce qui à la réflexion est une interprétation assez grotes­que, pas très éloignée de celle qui voudrait faire élire Dieu au suffrage universel. En réalité on est en présence d’un aspect du processus créateur. Dans le Jivatma, l’Atma est le foyer omniprésent et intemporel de tout centre de conscience, et le Jiva est comme un bourgeonnement de l’omniconscience potentielle du cosmos dirigé vers l’invagination dans les champs mouvants du temps, à la manière des bourgeonnements de la lame épithé­liale dans le fœtus, s’invaginant dans le tissu conjonctif pour y provoquer la formation d’organes variés, dents, yeux, etc.

Le Jiva est proprement la projection par Atma d’un sillage d’énergie créatrice de consciences et par consé­quent d’action, puisque tous les objets de l’Univers sont des créations subjectives de la conscience divine. Mais les consciences engendrées par ces projections d’Atma dans le temps ne sont pas plus leur source spirituelle que les roses cueillies annuellement sur un rosier ne sont celui-ci.

La grande différence entre le germe de conscience qui anime l’homme et les aspects les plus inférieurs de la conscience du créateur démiurgique, c’est-à-dire l’aspect d’Atma animant la Trimourti, c’est que, tandis que celui-ci a été décrit comme ayant son centre partout et sa circonférence nulle part, la circonférence de l’acte créateur du Jiva s’individualisant en une conscience particulière est bien partout, par suite de l’inclusion potentielle d’Atma en son origine centrale, son centre est sinon localisé, ce qui serait une ânerie, mais apte à adopter un point de vue dualiste, c’est-à-dire pouvant considérer objectivement un autre centre d’émergence de conscience ou, dans le cas d’objets inanimés, d’origine, d’impressions sensorielles.

Dans un processus correspondant peut-être à la chute des anges du Christianisme, ces foyers de conscience projetés par l’unité spirituelle d’Atma, deviennent cons­cients de l’existence d’autres unités de conscience et posent leur être en l’opposant à celui d’autres existants, suivant la formule classique. Cette opposition fait naître en elles, à moins qu’elles n’en procèdent, la volonté d’avoir une existence séparée et de la maintenir envers

et contre tous. Ce vouloir vivre, c’est l’appétition du « Je suis », « l’Ahamkara ». Pour les Hindous, ce n’est donc pas la pomme d’Eve, le désir de la connaissance du bien et du mal, mais le désir plus élémentaire de jouir d’une vie particulière qui, par les défauts de l’égoïsme et l’orgueil engendrés par ce désir qui les retranche de l’Unité de l’Esprit, a exilé les âmes humaines hors des félicités du Paradis où régnait la conformité absolue à la pensée du Créateur, donc, une absence totale du senti­ment d’être individuel.

Les germes de conscience émanant de Jivatma désirent accroître leur existence en quantité et en qualité. Pour cela ils s’élancent dans la vie pour s’efforcer d’y conqué­rir des éléments de puissance et d’expression de cette puissance, descendant ainsi à travers les plans de la création, allant de la pure unité de l’acte créateur, avant que sa virtualité n’ait encore assumé la qualité de Créa­teur, jusqu’aux plus inférieurs des sous-plans matériels. Ceci comme de bons plongeurs descendant jusqu’au fond d’une piscine pour y faire un appel de talon qui les fera remonter rapidement à la surface.

Sur chacun des plans traversés dans la course descen­dante, les projections lancées vers l’espace-temps par le Jiva (germe d’âme ou âme-germe) s’entourent d’une gaine de substance de ces plans. Ceci afin de pouvoir atteindre le plan inférieur, avec lequel il n’aurait aucune possibilité de contact s’il ne disposait d’un véhicule fait de substances des plans à traverser pour atteindre celui sur lequel il devra recevoir de nouveaux véhicules ou enveloppes qui lui permettront d’atteindre le plan le plus grossier. C’est en sens inverse, un peu comme les ballons qui, pour pouvoir traverser l’atmosphère, doivent être gonflés de gaz plus léger que celui-ci. Ici c’est comme une série de charges de lest de plus en plus lourdes qui permettent au ballon de descendre vers la terre, en gardant son gaz, sa force ascensionnelle.

Mais l’appétit de construction d’un organisme psycho­logique capable d’agir dans l’univers, n’entraîne à cette phase que ce qu’on pourrait nommer des « enrobements » purement passifs, un peu comme lorsque, autrefois pour faire du sucre candi, on trempait des mèches de coton dans des solutions saturées de sucre, pour les laisser sécher ensuite. Après l’évaporation on voyait apparaître des cristaux de sucre. On répétait ce processus jusqu’à ce que le fil disparaisse sous de gros cristaux de sucre. Ainsi chaque immersion agglomérait une partie de milieu extérieur qui s’incorporait aux apports antérieurs. Le fil de coton, élément autour duquel la substance extérieure venait s’organiser, jouait un rôle purement passif. Il en est de même pour l’ensemble des dépôts de maté­riaux laissés par chacun des plans traversés au tour de l’élan de la projection germinale de Jiva et auquel les nouveaux apports viennent s’ajouter, tandis que les prin­cipes animateurs de ces véhicules, qu’il s’agisse d’une lignée karmique collective ou d’un foyer de conscience individualiste, planent comme un « Deus ex Machina bien au-dessus du temps dans lequel se déroule la « procession » de la soi conscience en marche vers les champs prestigieux et illusoires de l’espace-temps.

À l’origine des opérations de la conscience chez les humains à peine dégagés de l’animalité, le Jiva engendre un double processus créateur. D’une part, il préside aux diverses activités psychologiques élémentaires résultant de l’activité des centres sensoriels et de leurs élaborations des sensations en perceptions de tous ordres. D’autre part, il provoque la synthèse des diverses opérations psychologiques de base, en un ensemble constituant un centre individuel de conscience. C’est là l’origine de l’âme élémentaire qu’on pourrait aussi nommer biolo­gique. C’est le stade primaire de l’évolution psycholo­gique dans lequel les actes des humains totalement associés à la vie de leurs clans et de leur tribu est encore tout proche des réflexes des animaux. À ce stade la conscience fonctionne exclusivement sur le plan des émotions et des sentiments.

Puis, l’extension des groupes sociaux donne naissance à la diversification des fonctions et la division du travail qui engendrent des différences marquées de l’influence créatrice de la vie sociale sur le développement des fonctions psychiques des membres de la société. Celle-ci s’éloigne de la ruche, de la harde ou de la meute pour devenir proprement humaine. Les opérations de cons­cience sont enrichies par la perception de nouveaux rapports entre les hommes. Les préoccupations purement biologiques sont complétées par des soucis et des intérêts nouveaux, d’origine non plus naturelle mais sociale.

Alors commence l’élaboration de la deuxième âme, alimentée par les problèmes posés par les relations avec les autres hommes, et les sentiments de plus en plus variés en quantité et en qualité que leur fréquentation engendre. Tandis que les opérations de l’âme biologique arrivaient à peine à la notion de la soi-conscience, avec la confrontation constante avec les actes de nature sociale des autres membres de la tribu, la conscience commence à se percevoir comme un être particulier. Mais dans l’ensemble, les représentations collectives de la société déterminent à peu près complètement la formation de ses idées comme les entraînements collectifs déterminent son comportement. Agissant comme un seul être, avec un ensemble aussi parfait que celui d’un troupeau de moutons, car la plus grande richesse des contenus men­taux ne fait qu’élargir les moyens de l’emprise de la collectivité sur les individus, les hommes n’engendrent qu’un karma collectif qui provoque la naissance d’indi­vidus destinés à en épuiser et en réaliser les conséquences.

Il a fallu un temps considérable pour que les synthèses consciencielles des âmes élémentaires dépassent la pure émotivité pour atteindre au début de l’activité représentative qui provoque les premiers éveils de l’âme sociale. Dans la mesure où elle est dominée par les sentiments eux-mêmes provoqués presque exclusivement par les résonances des passions collectives, la conscience même complètement soumise à celle du groupe, est incapable de libres délibérations et n’engendre que des actions imposées par le Karma collectif et contribuant à l’entretien de son emprise sur les créatures dont il engendre la naissance.

Retenons donc ce concept important : De même que les sept plans de l’univers du Macrocosme à leur création ne sont constitués que par des matériaux vierges d’une nature de plus en plus concrète et grossière, qui atten­dront pour être le théâtre d’actions créatrices que les activités démiurgiques entrent en action ; pour le Micro­cosme, les enveloppes constituées autour du sillage incarnateur d’un agrégat karmique par la traversée descendante des différents plans, ne sont que comme des limbes, des réservoirs de potentialités, jusqu’à ce que celles-ci soient « activées », « réalisées » par les impulsions à l’activité émanant de la volonté d’expression des grands foyers spirituels de conscience dont les projec­tions activantes, après avoir animé des peuples entiers aux véhicules psychiques peu développés et aux facultés aperceptives encore globales et inaptes aux différencia­tions appréciatives, finissent par ne plus animer qu’une seule conscience humaine aux véhicules conscienciels capables d’embrasser tout un univers assez vaste et richement défini, pour se rapprocher de représentations adéquates des divins schémas créateurs du cosmos.

Cette passivité réceptive des sept plans cosmiques au passage des impulsions et courants créateurs venus des cimes spirituelles, continue pendant toute la durée de l’Univers. Jusqu’à la fin des temps, le devenir n’est perpétué que grâce à la descente constante au sein de l’immanence intemporelle de l’Esprit, de projection de celui-ci en cascades ontogénétiques, dont le temps « coule » d’autant plus rapidement, (d’une vitesse pure­ment illusoire du reste) que leurs opérations sont plus impliquées dans les dimensions spatiales de l’espace-temps, sur lesquelles elles entretiennent constamment l’ensemble de leurs possibilités de manifestations. Il en va de même pour le microcosme engendré par le vouloir vivre particulier du Jiva. Avant de pouvoir passer à une action quelconque, l’élan créateur doit d’abord traverser en cascade les cadres constitutifs des véhicules de sa vie individuelle, dans la complète passivité de ceux-ci.

Cette passivité, grâce à laquelle l’ensemble des véhi­cules de l’individu reçoit la vie, est perturbée et limitée par la prise de possession des gaines de la conscience par cette dernière qui, en affirmant de plus en plus son individualité, polarise successivement le centre de sa conscience individuelle dans les états psychiques rudi­mentaires inhérents aux substances des véhicules qu’elle a construits sur les différents plans. Si les animaux sont déjà en possession d’une intelligence assez développée pour permettre aux plus intelligents d’entre eux de passer des tests mentaux correspondant à l’intelligence normale d’enfants de sept ans, les âmes collectives de leurs divers groupes n’ont pas assez de principes mentaux suffisamment caractérisés pour leur permettre d’arriver à la conscience en s’observant objectivement. Leur conscience claire est encore restreinte à l’ensemble de leur groupe, de leur collectivité dont les activités engendrent les propriétés du milieu collectif. C’est pour­quoi ils ne sont presque pas capables de perturber les opérations par lesquelles les activités créatrices de la vie apportent constamment la vie et la forme à leurs corps et à tous les véhicules intermédiaires entre ceux-ci et la source sacrée de leur vie. C’est aussi pourquoi ils sont beaucoup plus « nature » que nous, réparant beaucoup mieux les pertes de substances de leurs tissus et organes. C’est encore pourquoi, il est si apaisant de se laisser pénétrer par le riche silence des grands bois, immense ensemble de créatures végétales au sein des­quelles les intentions du créateur s’effectuent avec le minimum d’interférence. Le comportement des foules, si facilement emportées et comme balayées par les souffles irrésistibles des passions bestiales, montre que les éléments collectifs ont encore une suprématie absolue dans la conscience humaine ordinaire, évidemment beau­coup plus soumises aux émotions collectives qu’aux claires prises de conscience personnelles.

Nous touchons ici à la première condition du retour de la conscience individualisée à l’immutabilité intem­porelle de son origine transcendante, retour qui lui assurera la vie éternelle. Elle ne pourra retraverser à l’état indépendant les sept plans par lesquels elle est tombée dans les prisons de l’espace-temps, qu’en se formant des véhicules non seulement assez subtils pour permettre à la conscience de les traverser, et pourvus de facultés de perceptions assez riches pour constituer un centre d’expérience indépendant, capable d’arriver à l’action consciente par ses seuls moyens, mais encore assez sensibles pour pouvoir recevoir l’intuition des sub­tilités encore plus précieuses des sous-plans supérieurs

immédiatement voisins. Sans, cette sensibilité qui stimule la volonté de progrès la conscience resterait dans le som­meil dégradant des sots assez peu ouverts à ce que Jaurès nommait « les grands souffles », pour être satisfaits d’eux-mêmes.

Cette création de véhicules de plus en plus sensibles aux possibilités d’états d’existence supérieurs aux réali­sations présentes, est donc la condition essentielle du progrès, car elle engendre les ardeurs révolutionnaires poussant l’individu à lutter contre les obstacles constitués en son subconscient par les cristallisations du passé collectif.

Mais cette action créatrice doit être complétée par une action parallèle et non moins importante, de libération des influences subtiles de ce passé. De même qu’avant de reconstruire une ville, il faut éliminer les débris des vieux édifices devenus caducs et inutiles ; avant de pousser plus haut la tour intérieure du haut de laquelle la conscience se porte vers l’essence sacrée de la vie il faut que les vieilles attitudes psychologiques grégaires construites sur des plans inférieurs, soient détruites et éliminées. Elles ont été d’une importance extrême pour amener l’individu à la soi-conscience, en permettant le développement des facultés qui engendreront son imagi­nation, ou faculté de créer des images représentant des objets extérieurs, ainsi que de la précision de ses percep­tions. Celles-ci, à leur tour, ont permis le développement des facultés d’abstraction, grâce auxquelles la conscience échappera progressivement à la contrainte des organes des sens sur son expérience de la vie qu’elle voit succes­sivement sous les formes créées par leurs facultés si limitées. Mais cette organisation des facultés mentales est accompagnée du développement d’un égocentrisme de l’attitude envers la vie, égocentrisme qui pousse l’individu à se confondre avec le centre de toutes ses activités, internes ou externes, centripètes ou centrifuges. Une telle attitude renforce beaucoup la possession de soi et la confiance en soi, qualités précieuses dans la lutte pour la vie des individus en réaction contre les milieux variés que l’univers offre à leurs activités.

Par contre elle est très nuisible à qui veut sortir de l’inclusion dans ces milieux où la conscience en évolution s’enracine en s’identifiant avec les véhicules qu’elle a construits pour y agir. Pour se libérer de ces inclusions, plusieurs méthodes s’offrent aux candidats à l’apothéose spirituelle. La plus simple et la plus accessible consiste à tenter de retrouver le sens de l’appartenance aux vagues créatrices de la vie universelle, pénétrant rythmiquement tous les règnes de la nature où les individus sont de simples diverticules au sein desquels la vie créatrice ne fait que passer si ceux-ci restent suffisamment purs et « ouverts », suivant l’expression de Bergson. Mais, ce n’est que dans la mesure où elle peut s’identifier au passage de la vie à travers les formes, avec le maximum de liberté intérieure, d’ouverture de conscience et de dépouillement des tendances à l’affirmation indivi­duelle, que la conscience s’évade des constructions péri­mées des phases antérieures de sa marche vers les cimes, pour franchir les degrés où la conscience virtuelle comme la Belle au bois dormant, attend l’arrivée du prince charmant pour s’ouvrir à l’activité préparatrice aux futurs dépassements intérieurs.

Il faut donc en quelque sorte que la conscience soit à la fois constamment créatrice et positive dans ses rapports avec le monde objectif, et toujours passive dans son ouverture aux influx venant d’en haut, de la transcendance, de l’infini, de l’illimité, du collectif, de l’universel. Être positif vis-à-vis du monde extérieur, c’est vouloir lui donner plus qu’on ne reçoit, lui donner toute l’aide qu’on peut, lui communiquer avec le maxi­mum de générosité et de libéralité tout ce qu’on a reçu de la vie. En même temps, c’est être d’une rigueur inflexible envers toutes les influences venant d’en bas. C’est rejeter, refuser, tous les appels des passions égoïstes et limitatrices, venant de l’attachement aux richesses terrestres, et aux biens illusoires de l’espace-temps, tout ce qui constitue ces « fortes individualités » que tous les « arrivistes », ces défaitistes de la vie spiri­tuelle, de la vie réelle, cherchent à développer en eux. Être passif vis-à-vis des mondes spiritualisés, c’est se dépouiller de toutes les cuirasses de l’instinct de conser­vation, de son individualité et de ses liens matériels et moraux, pour devenir comme un petit enfant absolument au-dessus de toute préoccupation personnelle. Les Hin­dous résument cette double attitude en un précepte imagé : « Le sage doit être comme le fruit savoureux de la mangue, délicieusement doux à l’extérieur et dur comme une pierre à l’intérieur ». Au contraire, l’égoïste est plutôt comme une noix de coco, très dur envers autrui et plein d’une tendre mansuétude pour soi-même.

Voici donc en gros comment on peut résumer la théorie hindoue de l’évolution spirituelle : l’homme est une conscience en voie de soi-formation, au moyen d’expériences particulières réalisées grâce à la participation à la vie des sept plans cosmiques. Ce développement s’opère par une double action simultanée. D’une part la création de nouvelles facultés de perception de plus en plus étendues et de plus en plus sensibles aux valeurs ontogénétiques incluses dans les objets. De l’autre un processus de dépouillement et de purification interne, libérant la conscience des éléments troubles qui la retiendraient prisonnière d’illusions, dont elle est en passe de se dégager. Cette seconde phase est très semblable à la « dissolution » de la célèbre thèse du professeur A. Lalande. Grâce à ce double processus, la conscience s’élève constamment à des niveaux plus élevés de son attitude envers la vie, et fonctionne donc sur des plans qui lui étaient inconnus précédemment, et de l’existence desquels elle n’a pu prendre conscience (avant d’en acquérir la connaissance, en s’y établissant), que dans la mesure où son désir de communion avec les opérations des lois universelles maintenait en son centre l’humilité qui permet au collectif, à l’universel en nous, de se libérer des tendances centripètes et restrictives de l’indi­vidualisme.

L’ensemble des processus et des circonstances de ce retour de la conscience au sentiment de son identité spirituelle infinie, est extrêmement compliqué. Nous devons cependant tenter d’en donner au moins une description sommaire et générale. La compréhension des diverses étapes de l’ascension psychologique met en lumière les conditions dans lesquelles les consciences peuvent sortir des cycles du devenir, où tout ce qui naît doit périr et tout ce qui s’élève en un commencement doit retomber vers une fin, pour atteindre au monde immanent et continu du temps immobile de l’Être. Elle passe ainsi du temps à l’éternité, du cycle des naissances et des morts à l’immortalité.

En gros, pour se faire une idée approximative des conditions de l’immortalisation, si celle-ci est possible, il faut tenter de comprendre les milieux dans lesquels se situent les possibilités et les modes d’existence des humains. Nous venons de donner une description som­maire des sept plans cosmiques qui sont les réceptacles successifs de leurs modalités de vie, de conscience et d’action. Retenons que l’ascension de la conscience s’opère par deux processus complémentaires. Il faut d’abord que la conscience développe des facultés de réponses à des impressions venant des sous-plans immé­diatement supérieurs à ceux sur lesquels elle a déjà organisé des facultés de réception et d’interprétation. Aussi longtemps que le gros de la conscience n’est pas pleinement éveillé à ces perceptions plus subtiles, elles ne sont perçues que comme des intuitions, des sentiments vagues de présences et d’espérance. Ces sentiments exer­cent progressivement un appel de plus en plus pressant. À la longue, cette phase d’expectative, de rêverie, d’aspi­rations imprécises se transforme. A mesure que le sujet prend mieux conscience des nouvelles valeurs qu’il découvre, il s’intéresse de moins en moins aux objets qui faisaient ses délices. Ses anciens points de vue perdent leur emprise. Ses convictions arrêtées d’autrefois font place au besoin de nouvelles clartés, d’une nouvelle conception du monde. Bientôt cet état d’inadaptation, ce sentiment de carence, font place à une transformation de l’être interne qui voit la vie d’un œil nouveau et découvre dans une lumière plus claire de nouveaux devoirs, de nouveaux impératifs catégoriques. C’est le mécanisme du phénomène de la conversion.

Auparavant la conscience était comme une pieuvre qui est arrêtée devant une anfractuosité sous-marine, derrière laquelle elles pressent une proie désirable mais ne peut y introduire que ses longs bras ; ou, comme un chimpanzé en cage qui tente en vain d’attraper des objets hors de portée des bras qu’il tend à travers les barreaux. Maintenant, sous l’action de ses efforts vers des sensations plus subtiles, plus ténues, l’ensemble du gros de la conscience est devenu assez affiné pour pouvoir passer entre les barreaux qui interdisaient à la lourdeur et l’opacité de ses états inférieurs l’accès d’un monde aux présences plus subtiles et ailés. Le centre de la conscience, le pôle permanent duquel irradient les pensées et les appétitions, a été peu à peu adapté aux modalités de ce monde plus subtil où elle est maintenant établie.

Il faut donc qu’il y ait à la fois : élaboration de facultés nouvelles plus subtiles, aux longueurs d’onde plus rapides, plus courtes ; puis qu’un affinement de l’ensemble de la conscience, en provoquant comme la démonétisation des sentiments et des intérêts grossiers, ce qui entraîne le détachement à leur endroit, permette à celle-ci de transporter son centre habituel sur le plan où jusqu’ici elle ne poussait que des pointes d’avant-garde. C’est là le mécanisme de ce qu’en certains milieux on nomme les « initiations » par lesquelles la conscience franchit les degrés de l’ascension vers l’apothéose.

Après cette description du processus général, qui du reste vaut surtout pour l’activité sur les trois plans inférieurs, il faut revenir à un examen un peu moins sommaire des grandes modalités d’existence et de conscience conçues par les Hindous. En effet, celles-ci ne coïncident pas avec les sept plans du cosmos. Ils ont plusieurs cadres de références auxquels il est utile de pouvoir se rapporter pour « situer » les valeurs que nous essayons de définir.

En gros, en, outre des sept plans du Brahmanda, l’œuf de Brahma, que nous avons décrits, et de leurs deux plans complémentaires du Vaikunta Loka et du Go Loka, qui retient le Brahmanda aux abords de la Transcendance, on distingue dans le monde du devenir, c’est-à-dire dans le temps de la création des êtres limités par un devenir particularisé, deux plans, deux mondes complémentaires, le monde de la forme et le monde sans forme. Dans ce dernier les formes ne peuvent apparaître, parce que les conditions d’existence y sont trop épurées, trop universalisées et proches de l’Unité, pour pouvoir être « définies », c’est-à-dire soumises à des limites. La « définition », l’inclusion dans une forme nette et précise, n’est possible que sur les plans où le temps est intimement uni à l’espace, c’est-à-dire sur le plan physique et les sous-plans inférieurs de l’astral. Sur le plan mental et même sur les sous-plans élevés du Bhuvar Loka, les perceptions, bien qu’encore définies, sont déjà à demi détachées des dimensions de l’espace. On est là à un chevauchement des plans de conscience comme nous allons voir.

Si les sous-plans supérieurs du plan Astral ne sont pas complètement liés aux dimensions de l’espace, si la totalité du plan mental est libérée de ses assujettissements, ainsi a fortiori, que les trois sous-plans inférieurs du plan de la rationalité, le Mahar Loka ; ils appar­tiennent cependant tous au monde de la Forme « Roupam ». Mais cette appartenance revêt des aspects bien différents. Tandis qu’elle est totale et étroitement limitatrice sur le plan physique ; et que les formes des êtres sont déjà assez précisées sur le Bhuvar Loka l’astral ; sur les sous-plans formels du Mahar Loka, elle n’est encore, sur l’arc descendant de l’évolution, qu’une pré­paration des forces causales des lois cosmiques à se « couler », se « fondre », dans une matrice formelle qui va constituer les caractères morphologiques des divers organes des individus. Au contraire, sur l’arc ascendant, la conscience se dépouille sur ces trois sous-plans de la soumission aux cas particuliers des applica­tions des lois aux individus, et n’est plus qu’une locali­sation consciente des lois cosmiques dans leur afférence au centre de conscience individualisé qui en prend conscience dans une intuition d’abord très floue.

C’est cette afférence des opérations des lois cosmiques à des centres particuliers d’émergence vitale qui marque à la fois le passage aux possibilités de formes particu­lières et de créations d’états de conscience qui, tout en étant assez supérieures aux inclusions formelles pour s’élever jusqu’aux sous-plans de la pure légalité (lieux de la manifestation de la création sous une espèce où les dimensions ne sont plus que rationnelles, faites de rapports qui sont du seul ressort de l’intelligibilité) sont encore centrées en un moi conscient de son identité particulière.

Le monde « aroupique », sans formes, comprend toutes les modalités d’Être supérieures au monde des formes et de « l’existence », au monde sur lequel les créatures ont été comme profetées, expulsées, hors de l’universalité, « Sarvam », des plans où la vie créatrice est encore très proche de l’Unité. Elle n’en est séparée que par les voiles du temps du devenir, voiles d’autant plus ténus, que son cours est moins rapide.

Après la description des deux grands mondes de la création où la conscience puise les éléments essentiels de son activité, passons à celle des quatre grandes régions ou étages psychologiques de modes de la cons­cience. Elles chevauchent sur les divisions des sept plans cosmiques et des deux mondes Roupique et Aroupique. Sur ces sept plans et ces deux mondes formel et sans forme, la conscience est envisagée dans sa soumission constante aux conditions qui y règnent. Au contraire, la classification des états de conscience est basée sur les modalités variables du fonctionnement des conscien­ces à un moment particulier de leur ascension indivi­duelle.

Le plus élémentaire des états de conscience est celui de l’état de veille « Jagrat ». C’est celui où l’âme est soumise au maximum de contrainte et d’assujettissement. Les éléments de sa vie psychologique lui sont presque toujours entièrement imposés par les impressions du monde extérieur sur ses sens. Puis, vient la conscience du rêve, « Swapna ». La conscience est déjà beaucoup plus libre. Elle travaille bien au moyen des mémoires accumulées par ses perceptions sensorielles, mais l’orga­nisation des scènes perçues est due à sa propre activité créatrice, ainsi que la séquence des événements perçus et comme vécus dans le rêve.

La vie de l’âme n’atteint toute sa plénitude que sur le troisième plan de conscience, « Sushupti », correspon­dant au profond sommeil sans rêve. Là, la conscience jouit du maximum de liberté et de pureté, en l’absence d’aucune contrainte due soit aux impressions sensorielles ou au travail de l’imagination. C’est l’état que tous les méditants veulent atteindre, car c’est le prélude aux communions spirituelles. Malgré son apparente vacuité, il s’en faut de beaucoup qu’il soit sans valeur. Loin de constituer une sorte de carence mentale, il est très riche et recherché, portant en soi l’essence du quatrième état psychologique « Tourya », le lieu de la conscience divine (Sat Chit Ananda), Être, conscience, félicité, particulièrement considéré sous son aspect de l’essence de la félicité « Ananda ».

Tandis que la félicité de la conscience humaine se situe surtout en Dhyana et Tapas Loka, la félicité de Tourya, se rapportant aux plans Vaikunta Loka et Go Loka, transcendants aux sept plans de l’œuf de Brahman, ne correspond en rien à nos pauvres bonheurs humains, presque tous soumis au dualisme conscienciel, et terriblement limités et dégradés par tout l’attache­ment aux objets et aux personnes extérieurs et, de plus, encore inclus dans les ondes cycliques du temps. En tout cas, l’existence de Tourya éclaire d’un sens très réconfortant la méditation Bouddhiste sur « la pléni­tude du Vide » de la « Sunyata ». Elle jette aussi une lumière inattendue sur le Nirvana, lieu qui par son absence de tout véhicule (son sens étymologique) fait penser à Sushupti, et qui selon toutes les autorités Bouddhistes, ne correspond nullement à une annihilation, mais à un passage à la transcendance. Ce passage à la transcendance, à première vue, peut paraître aussi dénué d’être que l’annihilation, mais si les deux états semblent voisins, ce n’est qu’à la manière des extrêmes qui se touchent.

Remarquons bien que cette notion Hindoue qu’un état de viduité intérieure supérieur à tous les états de rêve, même les plus merveilleux, est identique en son fond, à celle de la Nuit Obscure des grands mystiques chrétiens. Les « Bouddhas de Compassion » sont censés pouvoir sortir du Nirvana pour revenir sur les plans inférieurs aider les créatures en proie à l’illusion et à la souffrance. Ceci serait incompréhensible si le Nir­vana était une annihilation. Au contraire, cette élévation à une sorte de transcendance à l’être, devient moins obscure si on tient compte des divers états de la dimen­sion temporelle du devenir universel. C’est là le qua­trième aspect important des conditions générales des états de conscience.

Une autre notion dont il faut tenir compte, en faisant cet inventaire des doctrines Hindoues, est celle du ren­versement des correspondances de valeurs lorsqu’on fran­chit au milieu du plan rationnel, « la lame de rasoir » séparant le monde des formes de celui sans formes. Ce renversement a fait représenter les deux âmes de l’Homme par deux triangles entrelacés. L’un ayant la pointe dirigée vers le bas est l’âme supérieure qui transmet les grâces à l’inférieure, et celle-ci, dont la pointe se dresse vers le ciel, est basée sur le plus bas des plans et s’évertue vers la transcendance.

On aurait pu les représenter plus exactement à la manière d’un sablier, ou d’un huit, dont les deux ventres se rencontrent par leurs pointes. Cette vue est fort exacte si l’on considère l’ensemble de l’évolution par laquelle les consciences incluses dans l’humanité, s’élèvent pro­gressivement des états les plus limités et spatialisés, c’est-à-dire complètement dominés par le sentiment de la séparation des individus « localisés » dans l’espace auquel ils se considèrent comme intimement liés par leur corps physique, jusqu’aux états transcendants, où non seulement l’espace, mais le devenir même ont disparu. Mais si on se place au seul point de vue d’un individu particulier, étant donné que dans la même vie, et même en une seule journée, un homme peut avoir tour à tour les sentiments les plus vils et les aspirations les plus hautes, il est exact de représenter l’ensemble de ses six facultés psychologiques par deux triangles entrelacés.

Selon l’Hindouisme, c’est seulement après la mort que les diverses catégories psychologiques de mémoires, cons­tituant la moisson de l’expérience terrestre du désincarné se « décantent », en quelque sorte, en plans nette­ment séparés et organisés en une hiérarchie sur les degrés de laquelle la conscience ne peut s’élever qu’après avoir successivement détruit les plans inférieurs par une sorte de rumination du contenu des mémoires qui les constituent. Comme la conscience n’est plus sup­portée par un organisme vivant qui l’approvisionne cons­tamment en énergies créatrices, rechargeant d’une nou­velle force vitale tous les souvenirs rappelés à la cons­cience, le rappel à la conscience du mort des émotions et des pensées de la vie passée les épuise. Il les consume en quelque sorte, réduisant d’autant l’ensemble de la substance animique du trépassé qui lui donne droit de cité sur les trois plans inférieurs de l’Œuf de Brahman ceux des corps physiques, des émotions et des pensées « terre à terre ».

Pour comprendre un peu l’ensemble des conditions qui déterminent le devenir de la conscience humaine après la mort, nous devons envisager encore un facteur important. Après la notion des sept états psychologiques correspondant aux plans de la Création, de l’opposition, entre les mondes complémentaires de la forme et des unités de vie non formelles, et des quatre aspects succes­sifs du contenu de la conscience, nous en arrivons à la description des influences du temps sur les modalités de la conscience, influences qui sont capitales.

Pour essayer de jeter un peu de clarté sur les rela­tions entre les formes de la conscience et la durée, et aussi les rapports vraisemblables de la Transcendance avec les conditions du passage de la Virtualité à l’Être, puis au Devenir, à travers les différents aspects du temps (clarté toute illusoire du reste), nous allons esquis­ser très sommairement une description de ce qu’on pourrait nommer les divers étages de la durée.

En gros, en laissant de côté certains concepts spéciaux, comme ceux d’un temps psychologique influencé par les états sentimentaux ou d’un temps physiologique de la rapidité de cicatrisation de plaies, on en peut discerner trois. Tout d’abord le temps avec lequel nous sommes familiers, le temps de l’histoire, du calendrier, de l’Astro­nomie, c’est celui du « Devenir » des métaphysiciens. Ensuite le temps immobile de l’Être. Enfin le temps virtuel de la Transcendance.

Le temps du devenir pourrait être représenté par une haute pyramide reposant sur sa pointe et dont le côté supérieur serait établi le long du temps immuablement immobile de l’Être. C’est le temps de la double his­toire du passage de l’Être Essentiel aux individualisa­tions des individus, plongés sur le plan physique dans les cycles du devenir historique, et de celle du dérou­lement de ces derniers. Conformément aux enseigne­ments du Madyamika Bouddhiste, origine de la doctrine du vide essentiel de l’Univers illusoire ou Çounyata, le temps fluide de notre vie terrestre, de notre histoire, n’est fait que d’une infinité d’instants punctiformes, sans durée appréciable, mais constituant notre sentiment de la continuité de l’expérience, comme la suite d’images immobiles d’un film nous donne l’impression d’une série ininterrompue de mouvements.

Cette image est assez satisfaisante à la condition de lui donner les deux caractères suivants : 1° sa pointe inférieure, simple point situé parmi les déroulements des mouvements du plan physique où le temps est impli­qué au maximum dans les dimensions de l’espace, où la conscience est constamment emportée par la fuite de l’avenir vers le passé déjà dépassé, est animée du maxi­mum de rapidité.

2° Sa base supérieure, au lieu infini où le devenir s’abolit dans l’immutabilité de l’Être, est illimitée, car l’être à la tangente de l’Intemporel et de la Tempo­ralité immuable, est le lieu de l’infinie simultanéité de la Réalité. On doit donc se représenter ce triangle du temps des devenirs individualisés, comme une pyramide dont la pointe inférieure est ce déplacement très rapide vers l’avenir, tandis que les deux côtés de cet angle étirés entre cette pointe mobile et l’infinité de la base immobile, sont en constant changement de direction du présent fuyant vers le passé, changement très rapide sur les sept sous-plans du monde matériel, moins rapide sur les sept sous-plans de l’Astral et encore moins sur le mental conscient. Dès les premiers sous-plans du mental abstrait, le triangle de la conscience est à peu près libéré des contraintes de la projection vers les objets de l’espace, n’ayant plus guère avec celui-ci que des rapports de nécessité logique. Le flux de la durée intérieure tend alors à s’arrêter.

L’analyse amène à décrire deux mouvements virtuels et potentiels, dans le temps de la durée intérieure, mou­vements qui y font apparaître l’inclusion des deux aspects du temps, le temps réceptacle passif et le temps condi­tion de réalisation des phénomènes dans l’espace-temps de notre monde. Tandis que le « temps réceptacle » se porte en avant pour ainsi dire, pour s’ouvrir à la manière d’un entonnoir aux actualisations des réserves de l’avenir, le temps de la création psychologique, temps de l’histoire où les choses émergent, mais ne sont perçues qu’après leur émergence, comme Bergson l’a montré, est incurvé vers le passé, à la suite du flux des per­ceptions, à la manière de la canule de l’entonnoir de laquelle les représentations des expériences sortent après avoir pris forme.

Sous un autre angle, on pourrait « grosso modo » comparer la relation entre la fuite en arrière du temps fluide des moments du devenir historique avec leur base immobile, tangent à l’immuabilité du temps-réceptacle des essences de créature, à l’image renversée du mouve­ment régulier des vagues au-dessus des grands fonds. Tandis que les sommets des vagues correspondant au mouvement du temps filant à l’intérieur des relations spatiales, empruntent l’aspect d’une succession de moments d’émergence, leur base confine à l’immobilité des grands fonds.

A mesure qu’on s’élève au-dessus du plan physique où le temps est le plus « écartelé » sur les trois dimen­sions de la matière, à cause du sentiment de la durée requise par l’expérience du sujet pour passer d’un lieu de celle-ci à un autre, la rapidité du flux du temps diminue par suite de l’atténuation des délimitations sépa­rant les êtres les uns des autres. A mesure qu’on s’élève sur les plans successifs de l’ontogenèse, les limites entre les êtres deviennent de plus en plus floues. En tendant à passer des individus distincts à l’essence des espèces et des familles auxquelles ils appartiennent, on se rap­proche du sentiment de l’ubilocation, de l’abolition des différentiations entre l’espace occupé par les êtres. En se rapprochant des espèces, on s’évade de l’espace. En même temps s’atténue le sentiment de la durée engen­drée par la succession des mouvements nécessités par le passage d’un objet à un autre, d’un lieu à un autre. En s’éveillant au sentiment d’ubilocation, abolissant l’espace, la conscience s’approche également de la simul­tanéité du plan de l’Être dans l’abolissement du devenir. Le sentiment de l’ubilocation est déjà senti clairement par la physique contemporaine qui a remplacé le prin­cipe de contradiction de la physique Aristotélicienne par la définition : « Toutes choses sont partout, en même temps ».

La spéculation créatrice du physicien, en s’élevant à la perception de l’élévation de l’essence des objets depuis leur limitation illusoire sur le plan de l’expérience sen­sorielle, jusqu’au centre ontogénétique de leur origine, dans la pensée créatrice du Saint-Esprit, rencontre celles des Hindous pour lesquels Ishvara provoque l’éclosion des idées créatrices des formes des êtres du Système Solaire dans la conscience des Brahmas des divers uni­vers ; ce qui correspond à l’émergence des idées archétypiques de Platon. Du point de vue de l’influence des états divers du temps sur la conscience, celle-ci remonte de l’étroite inclusion dans la fuite des moments vides de durée des « instants » de l’expérience toujours spa­tiale, jusqu’à la simultanéité de l’éternel présent. Cette simultanéité dans laquelle l’Alpha du moment de la création, lors de sa précipitation dans le temps du deve­nir historique, est contemporain de l’Oméga de la con­sommation des siècles, correspond dans la durée à l’ubilocation des corps dans l’espace.

De même que l’ubilocation des objets décrits par les physiciens modernes a amené ceux-ci à admettre l’exis­tence d’un hyper-espace ou espace virtuel sans dimen­sions, la contemplation des relations du temps avec la spatialisation progressive des essences des créatures, amène à la notion d’un temps sans écoulement, d’une durée intérieure, dans laquelle le sentiment d’identité fait de la perception de la conscience comme lieu de la succession des prises de conscience des moments passa­gers, disparaît pour faire place à une stabilité imper­sonnelle dans la simultanéité de l’éternité. Cette notion était évidemment à la base de la célèbre définition de Dieu par Aristote, « Le moteur immobile de l’Univers ».

Ce temps immobile est celui de l’Être immuable des « essences », ou lieu causal des caractéristiques particulières des créatures, caractéristiques purement vir­tuelles sur le plan de l’Être, mais qui vont être actualisées par les cascades ontogénétiques de la descente des éner­gies créatrices le long des sept plans de l’Univers.

Ainsi le processus de l’émergence des créatures sur le monde de l’expérience sensorielle, n’est pas seulement celui du passage de la puissance à l’acte, des formes vir­tuelles du monde de l’Omnitude à leur « réalisation » dans le monde des culs de sac de la matérialité. C’est aussi le passage du temps immobile les essences ont leur être, au temps « jet d’eau », dans lequel l’expé­rience de la durée intérieure revêt l’apparence d’une succession de gouttelettes d’éclairs de conscience.

Au-dessus de ce temps immobile, du temps « récep­tacle » des essences, celui qui est tourné vers l’avenir pour offrir son cadre aux actualisations de l’histoire, il faut encore admettre la notion du temps « essentiel » ou « principiel », aussi supérieur à celui où, les « idées » formelles des êtres puisent leurs caractères, que le som­meil sans forme de Sushupti l’est à celui de Swapna, où la conscience est remplie par ses créations formelles. Ce temps essentiel apparaît non seulement comme au-dessus de toute conscience de succession chronique, mais même de tout dualisme établissant une différence entre une conscience d’être et une autre. C’est l’étage auguste où Parabrahm est supérieur non seulement au non-être, mais aussi à l’Être même dont il n’a pas encore conçu l’essence.

Cette brève et insuffisante incursion dans la métaphy­sique de temps nous permet de compléter notre compré­hension des degrés du processus par lequel les cons­ciences. humaines peuvent franchir les étapes de « la voie du retour ». Leur ascension passera du monde de l’inclusion dans les formes de l’espace-temps, qui est le monde du devenir et de la mortalité, au monde trans­cendant aux formes et même à celui des degrés sépa­rant le monde sans forme de celui des essences immo­biles du temps simultané de l’éternité.