Jacqueline Kelen
Un amour infini

Qu’elle se nomme Sophia, Hélène ou Séléné, Eve, Ennoia, Madeleine ou Marie, l’histoire est celle de la chute de l’Âme cosmique dans la matière, son également, ses épreuves ; la Beauté précipitée dans le monde humain, prise au piège du désir, de l’incarnation ; la Lumière endommagée, meurtrie, éparse, avant le retour au bleu du ciel, au Paradis Perdu (du Jardin d’Éden, avec Eve, la Vivante, au jardin de la Résurrection, avec Mag­deleine). Avatars, réincarnations, avant le retour au Principe. Cycle de l’eau, de l’âme, de la vie : de la pluie qui tombe, fécondant la terre, à l’eau qui s’évapore et, sublimée, regagne l’éther.

(Revue Question De. No 50. Novembre-Décembre 1982)

Jacqueline Kelen est un écrivain français, diplômée de lettres classiques et productrice à France Culture. Elle est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages. Le texte suivant est extrait de son livre « Un amour infini, Marie-Madeleine, prostituée sacrée » (Albin Michel), où femme et voyante elle revit à travers un corps et à tra­vers les textes gnostiques et les Évangiles dits secrets car occultés, l’extraordinaire aventure de cette femme qui partagea la vie du Christ.

Le privilège de Magdeleine – et son immortalité – est d’avoir une légende et non une histoire. Les quatre évangélistes ont laissé témoignage d’une femme « possédée par sept démons » et guérie par Jésus ; d’une pécheresse repentante répandant du parfum ; d’une femme riche, originaire de Magdala, faisant partie de l’entourage de Jésus ; d’une Marie, vivant à Béthanie avec sa sœur Marthe et son frère Lazare, tous trois aimés du Christ. Marie (ou la Magda­léenne, ou la pécheresse) est citée dans les épisodes de la résurrection de Lazare, et de l’onction à Bathanie ; du Calvaire et de la mise au tombeau (elle se trouve au nombre des « saintes femmes ») ; enfin, celui de l’appa­rition du ressuscité.

Personnages

Il y aurait donc, au moins, une double figure : Marie la pure, la douce, menant une vie simple, emplie de foi ; et la pécheresse, possédée, prostituée, la Magdaléenne. C’est l’apôtre Jean qui suggère la liaison entre ces personnages apparemment contradictoires (Jean XI 1-2). Et même si certains théologiens persistent à refuser l’assimilation, la tradition conserve, avec le nom double de Marie-Magde­leine, l’image d’une femme au grand cœur, compatissante et désolée, dont les attributs remarquables sont une longue chevelure et un pot de parfums. La douleur, la beauté : deux faces de l’amour, et Magdeleine apparaît comme le miroir ardent de Jésus, lumineux et crucifié. Elle s’appelle Marie, comme tant d’autres en Palestine ; de même Jésus est un nom répandu. Mais de ces « Miriam » ou « Jeshouah », très peu resteront dans l’His­toire et les cœurs.

Elle se nomme Marie, on l’appellera la Magdaléenne ; comme Jésus, dit le Nazaréen ; est-ce là un terme dépré­ciatif ou un constat de notoriété ? est-ce une habitante ordinaire, ou la Dame de Magdala ? sa conduite est-elle inqualifiable ou ineffable.

On pense au personnage de Judith (c’est-à-dire « la Juive ») de l’Ancien Testament : elle est, comme Magde­leine, riche, et veuve (c’est-à-dire, seule, sans joug mari­tal, autonome) ; elle habite, et sauve, la citadelle de Béthulie (une ville qui n’existe pas, inconnue comme le fameux « parfum » répandu par la pécheresse) ; or on fait dériver le nom de Magdala de l’hébreu « migdol » : « tour ». Judith, Magdeleine : femmes-forteresses, images de la Grande Déesse Cybèle au front ceint de remparts. Rahab la prostituée habite dans les fortifications de Jéri­cho.

« J’étais une muraille 1 », chante la superbe épouse du Cantique des Cantiques, nommée sans plus de précision « la Sulamite » (« la Pacifiée »). Autre femme sans visage, plus belle, plus affolante, de demeurer sans identité.

Femme noire et inquiétante, femme-sortilège, qui se définit aussi – si l’on peut dire, puisque ce sont choses mouvantes, choses fuyantes – par ses cheveux, et l’abondance de ses parfums (dont le fameux « nard ») : l’es­sence même de la féminité.

Le chant d’amour de l’Époux et de l’Épouse est repris, quatre siècles plus tard, par Jésus et Magdeleine.

Avant de décroître, de laisser la place à Jésus, Jean le Précurseur, le chaste, l’ascète solitaire, se définit, non comme l’époux (« qui a l’épouse est l’époux »), mais « l’ami de l’époux » (Jean III, 27 sq). Dès lors, comment ne pas reconnaître en Marie-Magdeleine l’épouse, aux côtés de Jésus ?

Dans l’entourage féminin de Jésus, c’est elle qui est citée de la façon la plus marquante. D’autres indices et coïn­cidences abondent : « Femme publique », Magdeleine suit Jésus de Galilée en Judée, pendant son enseignement aux foules, sa Passion, et au-delà. Non seulement elle est témoin mais participe aux événements majeurs de la vie de Jésus : elle suscite, par ses larmes, sa confiance et sa tendresse, le miracle de la résurrection de Lazare ; elle héberge Jésus, avant sa Passion, dans la maison de Béthanie ; elle le voit et l’en­tend sur la croix ; et surtout elle est la première (la seule, selon l’évangéliste Jean) à voir et entendre le Christ ressuscité : le dialogue déchirant entre la femme éplorée et le faux jardinier (« Marie ! » – « Rabbouni ! » et cette étrange phrase « ne me touche pas ! » affirment leur union par-delà les corps et le temps, et « l’amour plus fort que la mort ».

Tendresse de Jésus pour Marie, mais aussi respect et admiration pour la « pécheresse » : lors de l’onction à Béthanie, il prend sa défense, la cite en exemple et la loue pour les siècles futurs.

L’équivoque

Bien sûr, on n’a pas attendu ce jour pour affirmer d’équi­voques relations entre Jésus et la Prostituée, pour vou­loir éclaircir ou préciser la vie sexuelle et sentimentale de l’homme-dieu. Il ne s’agit pas de cela, ni expériences sexuelles ; il s’agit d’amour ; d’amour incarné, comme Jésus lui-même. Magdeleine et Jésus représentent deux voies de l’amour qui se retrouvent et s’enlacent : lorsque deux figures de l’Absolu s’étreignent, c’est sans référence humaine, sociale ou morale, c’est au-delà du bien et du mal ; comme la rencontre du Jour et de la Nuit : qu’en sait-on et qu’en reste-t-il, et pourtant tout se joue à cette seconde-là.

Si « tout est pur aux purs », l’union de Jésus et Magde­leine, charnelle et spirituelle, demeure sans commen­taires, sans points de référence : évidente et inexplicable ; humaine et incomparable ; rien n’a eu lieu, ou tout en même temps : c’est le propre de l’extase, de l’union accomplie, et seuls le savent ceux qui l’ont partagée.

Miracles

En opérant son premier miracle lors des noces de Cana, Jésus indique clairement l’accord qu’il donne au couple, à l’union de l’homme et de la femme, et ceci dans la joie. Jésus affectionne particulièrement le prophète Osée, qu’il cite à deux reprises, lors d un repas pris avec des publicains et des pécheurs (« Allez donc apprendre le sens de cette parole : c’est la miséricorde que je désire, et non le sacrifice. En effet, je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs » Mathieu IX, 13), et après l’épisode des épis arrachés un jour de sabbat par ses disciples (« … il y a ici plus grand que le Temple. Et si vous aviez compris le sens de cette parole : C’est la miséricorde que je désire, et non le sacrifice, vous n’auriez pas condamné des gens qui sont sans faute. » Matthieu XII, 7). Osée (VIIIe siècle avant notre ère), le prophète amoureux d’une prostituée, inventa, à partir de son aventure personnelle, la belle allégorie de Yahvé et son Épouse (de la prosti­tuée, de la femme infidèle, à l’épouse unique et radieuse). Osée, chantre du couple… En choisissant Osée, Jésus sug­gère pour lui semblable aventure, et surtout affirme la puissance de l’amour au-delà des apparences, des règles, de la lettre (pour Jésus, Magdeleine apparaît comme la charité, la miséricorde en personne).

Enfin, dernier argument, d’une simplicité logique et théo­logique : si la Divinité choisit de s’incarner, c’est afin d’assumer toutes les ressources, joies et entraves, de l’in­carnation ; corps tombeau et joyau ; corps rebelle, à mortifier, et corps si admirable qu’il mérite, au Jugement dernier, d’être ressuscité.

Si, pour naître, Jésus choisit le sein d’une vierge, et, pour son ensevelissement, un sépulcre également vierge (« neuf »), il aura connu entre-temps, entre l’a et l’v également sans souillure, toutes les vicissitudes, plaintes et tentations de la chair. Sans naissance et sans mort, le Dieu épouse la condition charnelle : il demeure pur, non pur esprit. L’incarnation de Jésus passe par la rencontre et l’union avec la femme de chair par excellence que représente la Prostituée, la Magdaléenne.

Si, dans les évangiles, les allusions à Marie-Magdeleine sont imprécises, confuses, contradictoires, en revanche la tradition hermétique et hérétique taille une part royale à cette femme, appelée « l’apôtre des apôtres » par les Gnostiques : textes, apocryphes, la Légende Dorée (XIIIe s.), certains écrits mystiques (Malon de Chaide, XVIe s.)… les sectes gnostiques surtout placent au centre de leur enseignement Magdeleine (ou Miriam) : elle est non seulement la Femme, l’Initiatrice, mais la « Pure », la « Bienheureuse », la « Spirituelle », la « Lumineuse ». Dans la Pistis Sophia, IIIe s. ap. J.-C. Jésus dit de ses deux disciples Marie-Magdeleine et Jean : « Ils sont moi et je suis eux. Je suis eux et ils sont moi. »

Anges et Chute

Qu’elle se nomme Sophia, Hélène ou Séléné, Eve, Ennoia, Madeleine ou Marie, l’histoire est celle de la chute de l’Âme cosmique dans la matière, son également, ses épreuves ; la Beauté précipitée dans le monde humain, prise au piège du désir, de l’incarnation ; la Lumière endommagée, meurtrie, éparse, avant le retour au bleu du ciel, au Paradis Perdu (du Jardin d’Éden, avec Eve, la Vivante, au jardin de la Résurrection, avec Mag­deleine 2). Avatars, réincarnations, avant le retour au Principe. Cycle de l’eau, de l’âme, de la vie : de la pluie qui tombe, fécondant la terre, à l’eau qui s’évapore et, sublimée, regagne l’éther.

Chez Jean (son évangile est fortement influencé par la doctrine gnostique), Magdeleine amorce l’aube du Grand Retour : en se rendant, seule, au sépulcre, elle émerge des ténèbres comme une lumière (Jean VIII, 20 sq), et, se levant « le premier jour de la semaine », boucle le cycle commencé au chapitre I (le Verbe-Lumière s’in­carnant dans les ténèbres). De façon identique, Jésus accomplit le cercle de l’amour et de la parole : selon les évangiles synoptiques, les anges du tombeau de Jérusa­lem annoncent aux disciples inquiets, éberlués, que Jésus les « précède en Galilée ». Jésus est déjà à son point de départ (retour au lieu de l’Enfance), ou s’il ne l’a jamais quitté ?

La chute de l’Âme du monde, de la Pensée divine, peut se ressentir comme un viol, une atteinte à l’intégrité (la Vierge céleste, une, entière, « ronde » si l’on peut dire, comme le « Sphairos » d’Empédocle, est une figure de perfection). Parmi les mythes sumériens, est relaté le viol de la Grande Déesse Inanna-Ishtar par un jardinier, un homme « à la tête noire » qui, après son forfait, partira dans les villes pour fuir la vengeance de la femme divine.

La Vierge céleste (Marie) déclose, dès lors tombe et s’éparpille dans le monde des images, des miroirs, des fragments et lueurs ; elle tombe dans la « mauvaise vie » (la Magdaléenne), la boue du monde, la salissure de l’incarnation. (On remarquera que Jésus nomme tou­jours cette femme « Marie », tandis que les hommes l’appellent Magdeleine).

Elle tombe dans le monde de la séparation, de l’incom­plétude. Sainte Vérenne en Suisse, patronne des prosti­tuées, a, outre ses longs cheveux, deux attributs : le miroir et le peigne, symboles de séparation et purifica­tion ; le miroir et le peigne de la femme « déchue » disent le trajet du double ou du multiple (deux visages, cheveux emmêlés), à l’un (chevelure unie, lisse ; miroir brisé ou traversé).

Du jour où l’on n’est plus entier, un, mais séparé, à dis­tance, on se voit. On a besoin du miroir, ou de l’eau (Narcisse), pour réintégrer son image inversée, l’autre face de soi, complémentaire ; ou encore des yeux de l’autre, pour refaire, dans le couple, l’unité primordiale.

Le miroir – comme le serpent dressé, comme l’arbre au milieu du Jardin, et comme le savoir – dit la scission, l’écran (entre soi et soi, soi et l’Être, soi et les choses). On ne coïncide plus ; on pèse, on n’est plus transparent : le miroir renvoie une image, fixe contour et épaisseur, garde une trace, tache ou blessure.

La Fiancée éternelle

La femme « noire », la Fiancée du Cantique ou la Veuve biblique, comme la femme au miroir est en attente de révélation, d’épousailles ou de retrouvailles : en creux, en soif, en manque. Incomplète. Mutilée.

Et quand on se voit, on se voit nu, sexué (c’est-à-dire séparé, coupé) : Genèse III, 7. La nudité va de pair avec la blessure (celle du sexe, celle du savoir, celle du temps et de la mort : toutes limitations humaines). C’est parce que la nudité est blessure qu’elle devient insupportable, effroyable, sacralisée ou bien tabou. La nudité s’oppose à l’unité, à la virginité. Le Christ était vêtu d’une tunique « sans couture » ; après son voyage sur la terre des hommes, il montre à quelques-uns ses plaies, il révèle un corps blessé.

Comme la nudité, la parole dénote une perte, une dégra­dation La musique (comme le jeu des sexes, le jeu du feu) naît a de la nuit et de la déchirure, pour tenter de renouer avec l’Unité. Le silence est plein, parfait, comme un œuf. Le silence s’oppose moins au bruit (cri, parole, musique) qu’au temps.

Est-ce scandale d’imaginer le couple d’Éden comme Marie et Lazare, frère et sœur, lumière jumelle ? Après la « chute », le viol, Marie devient Magdeleine, connaissant et épuisant toutes les images de sa nudité, et Lazare (« Dieu aide », en hébreu) devient Lazare le lépreux, le Ladre, l’homme rongé, morcelé. (Dans la Bible, la lèpre – toute maladie de peau – est marque, châtiment du désir : On devient lépreux pour avoir convoité richesses ou femme ; comme on dit « porter la honte sur son visage »).

Le dehors du dedans

On peut faire un parallèle entre l’homme lépreux et la prostituée : chacun porte sur soi, comme les traces du miroir, les stigmates du désir. La prostituée assume tous les désirs (caprices et adorations), renvoie toutes les images. Le lépreux est l’homme de désir, peut-être celui qui a inventé la femme prostituée…

Ainsi Magdeleine est légion : mille femmes, mille démons, mille chemins et noms ; et en même temps voie unique, la première et la dernière femme ; origine et aboutissement du voyage : la mère de Jésus, Marie, vierge, intacte (non touchée) et Magdeleine au matin de la Résurrection, seule au jardin, et intacte (« ne me touche pas »).

Femme de mauvaise vie et aussi fille de joie, Magdeleine procure moins une jouissance banale qu’elle n’éveille à ce « Joy » (Joie et Jeu) dont ont mystérieusement parlé Cathares et Troubadours. Magdeleine avant Magdeleine, c’est la Courtisane de l’Épopée de Gilgamesh (environ 2500 ans avant notre ère) qui apprend à l’homme sau­vage, bestial, (personnifié dans le poème babylonien par Endiku) « l’art de la femme » et le rend « semblable à un dieu ».

Aux côtés de Jésus, Magdeleine reprend le rôle magni­fique, méprisé ou occulté, de « la courtisane qui oignit Enkidu d’huile odorante » 3.

Belle étrangère aux parfums d’Arabie, terre introuvable et terre heureuse ; Reine de Saba allant au-devant de Salomon ; Reine du Midi qui annonce la Fin des temps, signe conjoint à celui de Jonas (comme Jésus dans les ténèbres du caveau trois jours et trois nuits), cf, Matthieu XII, 38 sq. Le Prophète et la Reine, Babylone et Israël, l’homme et la femme, enfin unis, réconciliés, indis­sociables.

Jésus dit : « Lorsque vous ferez les deux être un, et que vous ferez le dehors comme le dedans, et le haut comme le bas ; et si vous faites le mâle et la femelle en un seul, afin que le mâle ne soit plus mâle et que la femelle ne soit plus femelle (…), alors vous entrerez dans le Royaume ! » (Évangile selon Thomas log. 27).

1 « Mes reins étaient comme des tours… »
2 Adam et Eve vivant au Paradis sans se « connaître », Jésus et Magdeleine se retrouvant sans se « toucher ».
3 Une d’aimer jusqu’à la démence, la tradition, le sacrifice de soi. Sans doute cette figure de l’amour extrême est-elle plus terrifiante que celle de la mort.