Un autre regard, entretien avec J.H. Lartigue

La photo, l’écriture, la pein­ture, c’est pareil. C’est un cachet d’aspirine qu’on prend quand on peut saisir un tout petit peu de ce qui passe. Ça vous calme. Je souffre quand la nature est trop belle. Supposez qu’on m’em­mène en voiture et que je tra­verse des bourgs, des champs de blé sauvages ; alors, je deviens de mauvaise humeur avec les passagers qui ne compren­nent pas pourquoi. Et c’est parce que je laisse tout ça se perdre.

Jacques Henri Lartigue, né à Courbevoie le 13 juin 1894 et mort à Nice le 12 septembre 1986, est un photographe et peintre français.

(Revue Itinérance. No 1. Mai 1986)

Prenons le regard du photo­graphe et la lumière qu’il per­çoit : cette lumière que vous re­cevez du dehors ne peut être perçue que parce que vous avez découvert une certaine lu­mière intérieure, une certaine vie intérieure

C’est-à-dire que la lumière ex­térieure vient beaucoup plus vite et plus facilement. La lumière intérieure, elle, naît tout douce­ment. Par exemple, étant petit, moi j’avais des lumières inté­rieures incroyablement fortes puisque dans mon premier jour­nal, je mettais une petite étoile en disant : « quand il y a une pe­tite étoile, c’est que l’on ne peut pas expliquer toutes les mer­veilles qui se passent en moi », donc c’était sûrement la lumière intérieure ça, mais ça c’est Dieu qui le décide pour moi ; c’est Lui qui vient vous éclairer.

Vous vous êtes senti très vite proche de Dieu ?

Oui, mais c’est à Lui qu’il faut le demander. C’est Lui qui m’a parlé, donc moi je lui réponds.

Voyez-vous une continuité en­tre l’enfant que vous étiez et l’adulte d’aujourd’hui ?

Pour l’instant je ne me crois rien du tout. Je n’étais peut-être pas grand-chose étant petit, et je ne suis rien du tout maintenant.

J’aimerais vous entendre sur votre idée de l’homme, parce que vous avez dit que vous n’étiez pas grand-chose, et l’homme ?

Je crois qu’il est un peu dans le même cas que moi. Quand on est dans un poulailler, une poule est une petite poule, les autres poules sont ce qu’elles sont. Et nous nous sommes des humains, nous sommes ce que nous sommes, c’est-à-dire très prétentieux, mais pas grand-chose.

Que pouvez-vous souhaiter de plus essentiel à l’homme d’aujourd’hui ?

Qu’il soit modeste et qu’il es­saie d’écouter Dieu qui lui parle et qu’il n’écoute pas.

Avez-vous vous-même une responsabilité dans votre degré d’ouverture, dans votre façon d’aimer les êtres, la nature, la lumière, d’aimer les choses ?

Je suis responsable énormément. C’est comme un outil : si vous le laissez rouiller ou que vous ne l’entretenez plus, il n’est plus bon. Je suis donc responsable de ma bonne forme. Je suis responsable de nettoyer mon outil.

Et en fait de nettoyage, est-ce qu’on pourrait parler de la prière ? Est-ce un moment important ?

La prière c’est beaucoup plus pour moi c’est une réponse, c’est Dieu qui me parle. Plus c’est simple, mieux ça vaut. C’est pour ça que les théologiens m’aga­cent horriblement.

Du reste Fellini m’a deviné puis­que mon rôle dans son film consiste à incarner le person­nage d’un Saint complètement naïf qui se moque d’un théolo­gien qu’il rencontre.

D’où vous est venu cette façon de cerner l’instant dans la photo ?

La photo, l’écriture, la pein­ture, c’est pareil. C’est un cachet d’aspirine qu’on prend quand on peut saisir un tout petit peu de ce qui passe. Ça vous calme. Je souffre quand la nature est trop belle. Supposez qu’on m’em­mène en voiture et que je tra­verse des bourgs, des champs de blé sauvages ; alors, je deviens de mauvaise humeur avec les passagers qui ne compren­nent pas pourquoi. Et c’est parce que je laisse tout ça se perdre.

Dans l’art de prendre une photo, vous immortalisez déjà quelque chose ?

La photo, par rapport à la peinture, c’est moins profond et beaucoup plus rapide. Alors, je m’en sers pour m’amuser, faire quelque chose de drôle, de co­mique, c’est une espèce de jeu.

Et dans la peinture ?

Dans la peinture il y a déjà une méditation mais je voudrais attraper ce que je n’attrape pas.

Vous parliez tout à l’heure de la frustration par rapport à cette nature qui est trop belle et qui vous échappe. C’est un peu en contradiction avec le travail de l’artiste ?

Non, mon travail serait d’at­traper « l’oiseau bleu » ; l’oiseau bleu ? c’est ce qui est impossible à attraper, inextricable, ça passe. L’oiseau bleu passe très vite et j’essaie au moins de lui attraper une plume, une petite plume, une petite plume bleue c’est-à-dire que je fais ce que je peux pour attraper le trop bien. Par exemple Proust a attrapé certaines plumes de l’oiseau bleu des gens du monde ; il a attrapé de la vérité, chose qui est très, très rare.

Vous avez d’autres exemples de personnes qui arrivent à prendre une plume ?

Claude Monnet : une plume de la brume, des choses comme ça. C’est ce que les artistes ac­tuels ne font pas du tout. Je crois que les musiciens y arrivent et c’est pourquoi j’aurais aimé composer, par exemple Mozart a attrapé des tas de plumes.

Quel est l’espoir porteur que vous voyez chez l’homme main­tenant, quelles sont les ouver­tures qui semblent s’annoncer ?

Je vois que ça va vers le bien tout à fait sans qu’on s’en rende compte ; plus la balance penche d’un mauvais côté plus la balance montera de l’autre. Moi je crois qu’il y a des gens for­midables en ce moment, mais ils sont très modestes ou on ne les connaît pas. Il doit y avoir de grands saints ignorés sûrement. On en rencontre quelquefois en se disant : Ça doit être comme ça.

Est-ce que vous trouvez que c’est un moment difficile pour les jeunes ?

Très très difficile, effroyable­ment difficile pour les jeunes mais ça devrait être aussi pas­sionnant que difficile.

Quels conseils vous leur donneriez ?

D’être amoureux. Ils ne sont pas assez amoureux. Ils couchent ensemble tout de suite et ils gâchent tout. L’amour est une merveille mais il faut le préparer en récompense. Moi je trouve que dans la vie il faut toujours tout préparer en récompense.

Comment vous définiriez vous ? Comme à la fois quel­qu’un qui accepte, comme vous l’avez dit tout à l’heure, les évé­nements et les choses de la vie ; mais j’ai l’impression que vous n’êtes pas quelqu’un de soumis non plus.

Ah non, moi je détesterais être un mouton dans un trou­peau mais par contre, je veux bien être un petit poulet dans les champs, ça m’est égal. Mais, soumis à quelque chose, je ne crois pas.

Vous avez parlé de risque, faut-il risquer souvent ?

Il faut risquer. Pour moi l’excès en tout est une qualité. On dit que c’est un défaut, moi je dis que c’est une qualité. Il faut risquer tout.

Propos recueillis par Robert Faure et Daniel Bessaignet

Extrait du journal intime de J.H. Lartigue

1954 : TESTAMENT de Jacques Henri Lartigue :

que toutes les fleurs que vous aviez l’intention d’acheter pour faire fabriquer des couronnes, vous en fassiez faire de petits bouquets, soit envoyés à des femmes et des jeunes filles de ma part, soit emportés en souriant en suivant mon corbillard si cortège suiveur il y a.

FIN JUILLET 1961 :

Vieillir c’est prendre un escalier. Il ne faut pas se tromper, prendre celui qui descend, car montant on peut, comme d’un hélicoptère voir l’ensemble des choses et ne plus s’hypnotiser sur une charogne ou son odeur de fumier. Du reste, tout est beau, même un cadavre de rat et tout peut sentir bon, même le fumier c’est une question relative. Le démon ce n’est pas la méchanceté, l’horrible, pas même l’hypocrisie et l’ignominie. Le diable c’est le contraire de Dieu, c’est le sans lumière et le néant. Être hypocrite c’est encore être quelque chose. Être un horrible c’est être quelque chose. L’enfer c’est être séparé de tout ce qui est. Dieu est ce qui est. Le purgatoire c’est être avec ce qui fait souffrir, ce qui rebute, ce qui répugne, ce qui désespère, mais c’est être avec quelque chose. L’enfer c’est être séparé de tout.

SEPTEMBRE, HENDAYE :

Le beau temps n’ose plus remuer. La terre retient son souffle. Quel est cet immense chagrin dans la joie, cette envie de pleurer de toutes les beautés de la terre ? Peintre, écrivain, musicien. Des souris voulant percer la coque d’un paquebot. Ils peuvent bien se critiquer mutuel­lement, se mépriser, s’admirer, si grâce à leur jeu magique ils n’étaient pas dans leur cuirasse d’illusion, ils auraient envie de pleurer. Pleurer de désespoir, pleurer de joie, pleurer d’amour, pleurer d’un chagrin qui les foudroierait de bonheur.

JUILLET 1961 :

J’ai relu des morceaux de mon journal. J’ai jeté un œil égaré et timide sur mes anciens ta­bleaux. J’ai revu presque en entier ma collection de photos. Et enfin pour la première fois depuis que j’essaie de savoir, tout est clair, fa­cile à comprendre, comme un simple paysage sorti de l’angoissant mystère du brouillard. L’inextricable embrouillamini vu de loin ça se résume à trois ficelles impossibles à dévider si on a le nez dessus.

– premièrement il y a moi, pauvre petite pile enregistreuse.

– deux, la vérité lumière, ce que l’on peut appeler bien ou beau, qui éclaire, me recharge, essaie de me faire rayonner.

– trois, le mensonge, qui tâche de me faire refléter ses mensonges en me déchargeant à son profit. Ou si l’on préfère : moi : insignifiant accus.

deux : la vérité lumière, la force qui le charge. trois : le mensonge qui établit le court-circuit et le décharge en l’égarant sur le faux sentier. Au milieu de l’immense fatras de mon journal, soudain je viens de me découvrir en entier. Est-ce la raison qui m’a poussé à le faire toute ma vie, car avec seulement de la mémoire, com­ment pourrait-on se revoir en entier ?

1964 :

Les enterrements et les cimetières cela me fait l’effet de chenilles se croyant obligées de se réunir autour des débris d’un vieux cocon sans pouvoir regarder au-dessus de leur tête l’étin­celant papillon en train de passer dans le ciel.

1964, OCTOBRE :

Enfin ! Cet enfin devrait prendre dix pages. En­fin j’ai trouvé ma façon de peindre, enfin je peux voir mes erreurs et par là même celles des autres, mais ceci importe peu.

Enfin devant mes yeux mon verre dépoli est de­venu transparent.

Si j’avais 21 ans je penserais : voilà l’âge de rai­son, je vais pouvoir attraper le temps perdu.

– Et vous, jeune-homme, quel âge avez-vous donc ?

– 75 ans, Monsieur;

MARS 1965 :

Le printemps est là. La lutte est commencée. Lutte contre la brume ensoleillée, lutte contre les pruniers en fleurs, contre le vent, contre la lumière, contre le soleil, contre toutes les beau­tés insaisissables. On ne se bat pas contre eux. On se bat pour essayer de devenir un trait d’union entre eux et le petit résultat humain. Et ce trait d’union, on ne peut le devenir que si Dieu nous envoie un ange. J’entre dans le fond d’une vieille chapelle de campagne comme un nid de pierres posé dans le silence. Et tout à coup, là, Dieu le permet. Il me permet de lui parler de cet ange.

OPIO, 25 MARS 1972, SAMEDI :

Rien n’est plus beau qu’un futur jardin de fleurs en train de pousser en forme de miniature, de forêt vierge verte. Ces formes, ces couleurs, ce soleil cela me turlupine pendant que je mange. Abandonner mes nouveaux et futurs tableaux, abandonner mon journal pour refaire là un tableau ancienne manière que je mépri­serai plus ou moins après, seulement pour pou­voir faire l’amour à ce petit coin de printemps. L’intérieur de ma tête est comme ce petit jar­din ; tout y pousse à la fois. Et je n’ai que deux yeux et une cervelle le tout usagé comme une voiture d’occasion à ma disposition.

OPIO, 30 MAI, MARDI, 7h30 :

Florette dans le jardin. Temps calme, un peu éteint. Moi et mes tourments de peintre de n’avoir pas à ma disposition la fantaisie et la réflexion qu’exigerait mon bouillonnement inté­rieur à propos de ces tableaux de printemps. Atteindre ce printemps que j’ai sur le bout de la langue, avec des abstraits si je peux. L’at­teindre comme je le veux. Un précipice m’en sépare.

JUILLET, NEUILLY :

Je crois que j’aime tant la vie que j’en arriverai un jour à aimer la mort. La vie me passionne Alors plus elle devient profonde, plus j’ai envie de la regarder suivre son chemin. 4 h du ma­tin : je viens de me lever. En passant par l’ate­lier, j’ai fait un petit clin d’œil au tableau pour lui dire : « je ne t’oublie pas… malgré tout ce qui m’arrive je ne t’oublie pas car tu es mon ami, Et un ami, en ce moment, tu sais, c’est précieux ». Seul dans mon minuscule bureau mansardé par la lucarne, je vois la ville. Elle s’étend dons la pénombre de l’aurore. Dans 10000 maisons, combien doit-il y avoir de types malheureux ? Bientôt je vais redescendre me coucher près d’elle. Mais avant il faut que j’essaie de préciser mes pensées. Elle, ma petite Bi-Bi. Elle dort. À qui rêve-t-elle ? Depuis quelques jours, je me suis transformé en tige de baromètre enregistreur : comme elle, flexible et tremblant, mince et pointu, sensible à la moindre variation. L’homme trompé est toujours, dit-on, le seul qui ne puisse rien comprendre ni deviner. La vie se­rait une espèce de jeu de colin-maillard dans lequel le cocu est celui qui porte le bandeau sur les yeux. Il serait peut-être curieux de don­ner les impressions de ce qu’aura quand-même pu apercevoir ou deviner cet espèce d’aveugle. Moi, cet individu, Bi-Bi ; la petite Bi-Bi de toutes nos années de bonheur. Me trom­per ! J’ai souvent pensé que dans la vie tout peut vous arriver. Toutes les crises sont plausi­bles même les plus invraisemblables. La preuve : Yvonne et moi. Mais Pierre D… Cet es­pèce d’ersatz de tout ce qu’elle aime. Dans un semi-sommeil j’ai les cheveux ébouriffés, l’âme aussi. Je ne peux être que sincère. Je ne suis ni prétentieux, ni orgueilleux, bien, bien, au fond je suis même un petit peu pitoyable. Je connais ceux qui me sont supérieurs. Mais lui, vis-à-vis de moi, c’est le complet anglais venu dans nos maisons et coupé façon tailleur qui singe tout en vulgaire. Dix ans de ménage : me tromper. Réaction, besoin de nouveauté, nous en parlions tous les deux voilà seulement deux mois, avant de connaître ce D… Une femme comme un homme a besoin de tant d’excuses. Faire un faux pas soit. Mais pourquoi à un étage si médiocre ? Mais non, mais non, ce n’est pas possible. Elle ne m’a pas trompé. Il l’aime, ça sûrement. Mais, elle ? Elle avec son peu d’indulgence et son jugement en forme de poignard.

Tout discute en moi, se contredit. Seulement je voudrais pouvoir croire ce qui essaie de me rassurer en essayant justement de me rendre l’aveugle en question, je parle, j’écris, je dis n’importe quoi. Ce n’est pas ce que je pense qui sort sur ce papier. Ce que je pense c’est que je l’aime, qu’elle est à moi, que je ne veux pas entrevoir autre chose. Il y a des souffrances qu’on se croit tout à coup en droit de refuser.

1918 :

D’un côté le tango des Argentins, de l’autre le fox-trot et le rag-time des Américains.

1918 : il y a quelque chose d’autre, de sans forme, d’incommensurable dans lequel j’avance. Quelque chose qui m’enveloppe et qui m’aime. Qui inventera enfin un mot qui saura mieux parler d’amour que le mot amour ?