Jean Markale
Un druidisme actuel est-il possible ?

Dieu — peu importe le nom ou le sexe qu’on lui donne — est gênant. C’est la raison pour laquelle on l’enferme dans des sanctuaires. C’est la raison pour laquelle on a établi la distinction entre la vie religieuse et la vie profane. Il faut bien dire que Dieu est devenu gênant parce qu’on s’en est servi abondamment pour lui faire dire ce qu’il n’avait pas dit, pour opprimer tant et plus au nom du Ciel. Toutes les Eglises, toutes les religions institutionnalisées portent, dans ce domaine, une responsabilité accablante. Mais le fait est là : on a coupé l’être humain en deux, et il ne s’en est pas remis.

(Revue 3e  Millénaire – ancienne série. No9. Juillet-Août 1983)

Les rites druidiques se sont perdus mais l’idée spirituelle druidique est toujours vivace. Elle est même l’un des fondements secrets de notre civilisation.

Toute époque de bouleversement intellectuel et matériel suscite ses prophètes et ses théoriciens d’une nouvelle ère. A l’angoisse née de la destruction, ou de la simple mise en doute, de valeurs considérées pendant longtemps comme sûres, répond la recherche presque désespérée d’un autre système normatif capable de remplacer l’ancien et de rassurer l’esprit. Quand l’esprit en vient à se nier, comme c’est souvent le cas pendant ces périodes de flottement, il ne fait que prouver son existence encore faut-il qu’il se donne les moyens de se définir, ou de s’intégrer dans une nouvelle dimension.

Notre fin de XXe siècle est une de ces époques, où le bouleversement est d’autant plus sensible qu’il est rapide, accéléré par les découvertes technologiques qu’on a tendance à considérer comme des innovations, mais qui ne sont, en réalité, que des adaptations, ou des actualisations, de découvertes plus anciennes demeurées bien souvent dans le domaine de la théorie abstraite. L’accent est donc mis sur les transformations du cadre de vie et des moyens matériels mis à la disposition de l’être humain par des sociétés de plus en plus sophistiquées. Cela conduit à qualifier notre temps d’époque de matérialisme triomphant. Cette vision est quelque peu simpliste, car elle ne considère que la partie émergée de l’iceberg. Il n’y a pas plus de matérialisme à notre époque qu’il n’y en a eu au cours de l’Histoire : la pensée humaine a toujours oscillé entre les deux positions extrêmes qui tenaient pour principe fondamental, l’une l’Esprit, l’autre la Matière. Et ces positions, inconciliables mais surtout improuvables, ont toujours coexisté, l’une constituant une thèse officielle tandis que l’autre continuait à se développer de façon marginale. D’ailleurs, ce n’est pas parce que notre époque est caractérisée par un accroissement des biens matériels dû en grande part à l’accentuation des besoins par le canal de la publicité et des media de tous bords qu’il faille parler de « matérialisme ». Le matérialisme est une doctrine, mais la situation actuelle n’est qu’un épiphénomène provoqué par une économie inhérente à la société industrielle.

Ce n’est pas non plus parce que les Eglises, en Occident, semblent être désertées par les fidèles, que le matérialisme triomphe d’un obscurantisme relégué au musée des souvenirs. Les causes de cette désertion sont bien connues et tiennent davantage à la « trahison » des clercs qu’à la négation du message originel que ces mêmes clercs avaient pour mission de transmettre et d’expliciter. L’abandon progressif du rituel catholique provoque un vide et conduit parfois à des situations aberrantes. Car, l’homo religiosus, privé d’un jeu collectif par lequel il exprimait ses pulsions et les coordonnait en vue d’atteindre le divin, a  la tendance parfaitement naturelle de chercher d’autres jeux, d’autres rites. Qui pourrait ne pas voir la tentative de reconstitution d’une cérémonie religieuse dans un concert de rock où les assistants (= les fidèles), en pleine transe, revivent intégralement les orgies primitives ? Et que dire de l’usage de la drogue, qui permet de décrocher, ou encore de la sexualité de groupe qui réactualise, de façon inconsciente, les cultes les plus archaïques de la Fécondité ? Là, le « matérialisme » affiché n’est que le vêtement qu’il est de bon ton de donner à des manifestations qu’il serait ridicule, sinon sacrilège, de prétendre religieuses. Et pourtant, elles sont religieuses, ces manifestations, qu’on le veuille ou non, comme est religieuse l’attitude d’un patient sur le divan de quelque psychanalyste : le confesseur, ou le directeur de conscience, sont sans aucun doute nécessaires à l’être humain isolé dans sa conscience et en proie aux angoisses métaphysiques. Le problème est que le psychanalyste, comme son nom l’indique clairement, se contente d’analyser. Il « décompose », il « dissocie », et se garde bien — en fait, il n’en a pas les moyens —           d’harmoniser l’être qui lui fait confiance, même si la thérapeutique se révèle efficace dans certains cas de psychoses. Mais la Psychanalyse étant athée, ou se défendant de franchir des limites rationnelles, il en résulte fatalement une frustration au niveau de l’analysé, celui-ci n’étant plus qu’un patient « subissant » un traitement médical alors qu’il demande, de toute évidence, à être un adepte au sein d’une chaîne de compréhension et de partage des aspirations profondes.

Cela explique le succès actuel des différentes sectes qui, sous réserve d’inventaire, se donnent pour but avoué de prendre en charge les pulsions spiritualistes et de les conduire à leur plus haute expression dans un cadre harmonieux et fraternel où le rituel retrouve son droit de cité. Cela explique également que, dans l’Eglise catholique, si le clergé séculier est en diminution par manque de vocations, jamais les ordres monastiques n’ont reçu tant de demandes : les esprits les plus sincèrement croyants se trouvent plus à l’aise dans une vie contemplative qui respecte des règles et des rites que dans un quotidien turbulent où l’on a peine à reconnaître qui on est. Et c’est enfin une des raisons pour lesquelles il y a de plus en plus de « conversions » à des religions orientales, hindouiste ou bouddhiste : celles-ci ont gardé non seulement une structure d’accueil plus conforme à ce qu’on attend, mais encore une tradition intellectuelle et rituelle beaucoup plus vivante.

Cependant, cette ouverture vers la spiritualité orientale, toute satisfaisante qu’elle puisse être sur le plan de l’enrichissement, n’est pas sans inconvénient. Abandonner délibérément sa propre tradition occidentale pour adhérer à une autre tradition ne résout pas le problème fondamental qui est de se retrouver soi-même. Au contraire, à ce jeu, on risque de ne plus rien retrouver du tout, d’être submergé par des spéculations qui sont étrangères à l’esprit occidental, ou par une masse d’informations qu’il est peut-être difficile de comprendre en profondeur. Il ne faut pas oublier le fossé qui sépare la tradition orientale de la tradition occidentale : l’Orient pose le principe d’une âme universelle dont l’âme individuelle n’est qu’une infime parcelle, tandis que l’Occident — païen, juif, chrétien ou musulman —   prend comme cellule de base une âme individuelle créée en tant qu’entité distincte du Créateur, mais à son image. Ce sont deux positions métaphysiques qui paraissent difficilement conciliables. On voit mal, dans ces conditions, comment on peut prétendre, comme certains, vivre à la fois un christianisme originel et un bouddhisme d’élection, à moins que d’être en porte-à-faux par rapport à l’un ou à l’autre. Le syncrétisme est toujours une solution artificielle par laquelle on parvient à une union des éléments secondaires en ignorant le fondement même de la spéculation et tout ce qu’il implique d’engagement métaphysique ou théologique.

En fait, cet engouement actuel — qui ne touche d’ailleurs qu’une certaine classe de notre société — ne serait à considérer que comme une manifestation folklorique, ou comme un snobisme intellectuel, si les raisons qui le provoquent n’étaient pas si sérieuses. C’est pour répondre à un vide spirituel que des gens de bonne foi s’engagent dans de telles directions. Et ce vide existe, que nous le voulions ou non, du fait de l’insatisfaction provoquée par le christianisme en ses différentes versions, par le judaïsme considéré à tort ou à raison comme une antiquité, par l’Islam toujours suspecté d’intolérance et de formalisme. Alors, la tentation est grande d’en finir avec un Occident qui n’est pas capable de s’assumer en tant que promoteur de vie spirituelle et d’aller chercher la spiritualité où elle se trouve, c’est-à-dire en Extrême-Orient.

Cela revient à nier toute tradition occidentale. L’Europe, tant atlantique que méditerranéenne, a toujours suscité des vocations religieuses. Il faudrait peut-être ne pas éliminer d’un trait la religion grecque primitive ni la religion romaine, sous prétexte que ce paganisme, ce polythéisme, constituait seulement une étape dans la démarche spirituelle de l’humanité. Certes, la religion grecque, comme la romaine, a débouché sur un ritualisme forcené, une véritable religion d’État où les dogmes métaphysiques fondamentaux avaient fini par être remplacés par des obligations civiques et patriotiques. Mais est-ce pour cela qu’il faille condamner ces respectables tentatives de l’esprit humain ? Il y a certainement eu, en Grèce comme à Rome, d’authentiques « saints », d’authentiques mystiques, d’authentiques religieux capables d’une grande élévation de pensée. Et l’on ne connaît pratiquement rien de la religion grecque primitive, telle qu’elle était vécue dans le quotidien, Georges Dumézil l’a fort bien montré, en se refusant d’ailleurs à tenir compte de l’aspect littéraire sous lequel elle nous est parvenue dans son analyse comparée des religions indo-européennes. Quant à la religion romaine, nous n’en connaissons plus que les aspects ridicules, ces superstitions ou ces impératifs socio-politiques qui caractérisent la romanité impériale du culte de Rome et de l’Empereur. Il serait d’ailleurs nécessaire d’y intégrer toutes les marginalités, toutes les croyances extérieures, qui l’ont transformée complètement avant son déclin définitif devant le christianisme. Quand donc se décidera-t-on à étudier le paganisme, ou ce que ce terme recouvre, autrement que comme une curiosité archéologique, et surtout en dehors de ce processus rationaliste qui caractérise l’histoire des religions ?

D’ailleurs, à ce paganisme méditerranéen, il faudra bien y ajouter, un jour ou l’autre, le druidisme, cette religion des Celtes, qui a dominé une bonne moitié de l’Europe dans les premiers siècles précédant l’ère chrétienne. Quand on veut définir, ou tenter de définir, la spiritualité occidentale, il serait aberrant de nier ou de négliger l’importance du phénomène druidique et ses retombées sur la mentalité des peuples qui sont les héritiers des Celtes, même après leur refonte dans le moule gréco-romain, puis leur intégration dans l’univers chrétien.

Cette réflexion est d’actualité. Car si la pensée occidentale se cherche, si elle ne se retrouve pas entièrement dans les grandes religions de type révélé, elle ne doit pas oublier un autre message, venu de la nuit des temps, qui est celui des druides, mainteneurs et propagateurs de croyances hautement spiritualistes, et pour qui « la mort n’était que le milieu d’une longue vie ». C’est peut-être le moment de faire surgir cette lumière pendant si longtemps gardée sous le boisseau, alors que notre époque ne sait plus quelle est la lampe où brûle son âme.

L’entreprise est possible, même si elle se heurte à des difficultés qui paraissent insurmontables. En effet, il ne suffit pas de se prétendre druide pour l’être vraiment. Il ne suffit pas, comme certains l’on fait, et le font, de se retrancher derrière une soi-disant « illumination » pour justifier des pratiques, par ailleurs fort honnêtes, et un système philosophico-religieux dont le mystère et les carences ne servent qu’à alimenter les fantasmes mystiques de nos contemporains. Chaque tentative spirituelle exige une rigueur sans laquelle les croyances ne sont plus que des superstitions, les rituels des attrape-nigauds. Que des assemblées de druides se tiennent régulièrement      après une messe chrétienne — en un lieu ou un autre; parmi un cercle de menhirs parfois en polystyrène —, qu’on y prononce de belles formules incompréhensibles, qu’on s’y habille de belles robes blanches issues des ateliers des meilleurs couturiers, cela ne fait certes de mal à personne, mais cela reste du domaine du folklore, dans tout ce que mot comporte d’amusant et de distrayant. En Bretagne, on ressuscite bien des « battages à l’ancienne », des « repas de noces à l’ancienne ». Pourquoi n’y aurait-il pas de « cérémonies druidiques à l’ancienne » ?

Le malheur veut que la tradition druidique, tradition orale par essence, se soit à peu près complètement perdue au cours des siècles, quand elle ne s’est pas fondue, surtout en Irlande et en Grande-Bretagne, dans le christianisme celtique primitif, lequel, à lui seul, mériterait enfin qu’on s’y intéressât parce que détenteur d’une tradition double. Le rituel que suivent ceux qui, à l’heure actuelle, s’intitulent druides, a été fabriqué de toutes pièces au XVIIIe siècle par le grand érudit gallois lolo Morgannwc, qui n’a jamais eu lui-même la prétention de retrouver l’ancien druidisme. Mais ce néo-druidisme, forgé sur des traditions orales complétées par des emprunts à la franc-maçonnerie écossaise, à la littérature bardique, ainsi qu’à un orientalisme de surface, a été considéré par certains comme un authentique message échappé au temps et aux persécutions, d’où la floraison d’ordres druidiques qui n’ont d’autres justifications que celles qu’ils se donnent.

Soyons sérieux. La plus stricte honnêteté intellectuelle interdit de reconnaître dans ces manifestations folkloriques l’expression d’un druidisme authentique, celui-ci ayant disparu dans les tout premiers siècles de l’ère chrétienne. Mais cette résurgence d’un néo-druidisme, d’esprit romantique, d’essence poétique et dû en grande part à l’imaginaire, n’est pas un phénomène négligeable : il correspond à une demande, et cette demande, parfaitement louable, parfaitement justifiée, indique que la spiritualité occidentale, coupée arbitrairement de ses sources, cherche désespérément à retrouver celles-ci. Le tout est de savoir si c’est possible.

La première remarque qui s’impose, c’est la constatation qu’une religion, même si elle est submergée par une autre à un moment donné de l’Histoire, ne se perd jamais totalement. On sait très bien que le christianisme triomphant a intégré bon nombre de croyances et de pratiques antérieures. Il n’est que d’analyser objectivement les multiples façons dont le christianisme est vécu quotidiennement dans les campagnes pour s’en convaincre. Il n’est que d’étudier les remous idéologiques qui ont secoué l’Eglise au cours des siècles pour en avoir des preuves. Et dans le domaine, apparemment profane, des traditions orales populaires, que d’obscurités, que d’étrangetés ne s’expliquent que par une sérieuse référence aux religions qui ont précédé le christianisme sur le sol de l’Europe occidentale. Et enfin, si la Bible est le résultat d’une mise au point, surtout à l’époque mosaïque, de la tradition hébraïque transmise par voie orale depuis des siècles, pourquoi ne pas prétendre que les grandes épopées celtiques orales, mises par écrit par les moines du Moyen-Age, contiennent une part non négligeable de la tradition spirituelle des anciens druides ?

Un exemple est significatif, celui du pélagianisme, doctrine qu’on a tendance à considérer comme hérétique, mais qui n’a jamais été condamnée théologiquement par l’Eglise officielle. Ce pélagianisme, issu de l’enseignement et des prédications du moine breton Pélage, au IVe siècle, a provoqué dans la chrétienté naissante des querelles passionnées, notamment sur le problème de la grâce, et qui sont loin d’être terminées à l’heure actuelle. Le débat reposait à l’origine sur le différend entre Pélage et saint Augustin ce dernier, persuadé que la nature humaine était entachée de faiblesse depuis le péché originel, prétendait qu’il fallait baptiser les enfants à leur naissance pour leur donner le plein accès à la lumière divine, mais Pélage affirmait au contraire que c’était à l’être humain de choisir en toute connaissance de cause s’il voulait être sauvé, autrement dit s’il voulait se faire baptiser. Cette querelle insignifiante en apparence posait des problèmes de fond. Le déterminisme d’Augustin (qui allait conduire plus tard au calvinisme et au jansénisme) supposait une impossibilité humaine à découvrir la Vérité : Dieu seul était capable d’infuser à la créature la vision du divin, et encore ne le faisait-il que dans certaines conditions, se réservant de choisir lui-même qui il aiderait.

La position de Pélage était fondamentalement opposée. A partir du moment où l’être humain est créé à l’image de Dieu, il possède un Libre-Arbitre absolu : le choix n’est pas en Dieu, il est dans la créature, et il n’est pas pensable qu’un péché imputable à un lointain ancêtre empêche sa postérité de distinguer la lumière de l’ombre. D’où la négation du péché originel chez Pélage, et la reconnaissance de la responsabilité pleine et entière de l’être humain.

Or cette position de Pélage, niant toute intervention divine dans le destin humain, est à peu de chose près celle des anciens druides, tout au moins d’après l’interprétation qu’on peut faire des documents celtiques les plus anciens. Il n’est pas douteux que Pélage a construit sa thèse sur des données antérieures, sur une philosophie qui existait avant l’introduction du christianisme et avec laquelle celui-ci s’est trouvé, semble-t-il, en accord sur de nombreux points. Ce n’est pas par hasard, en effet, que les Irlandais, jamais colonisés par les Romains, se sont convertis sans trop de heurts à la religion chrétienne. Ce n’est pas par hasard que les héritiers de la classe druidique se sont retrouvés des propagateurs de la nouvelle religion. Et c’est un fait historiquement établi que le christianisme celtique primitif, fort éloigné de l’orthodoxie romaine, a vécu cette « conversion » non comme une rupture avec le passé, mais comme une harmonisation de deux doctrines éminemment spiritualistes.

C’est pour cela que dans un cadre ecclésiastique, mais beaucoup plus souple parce que relevant de ce qu’on appelle l’orthodoxie byzantine, des recherches se poursuivent actuellement dans le but de retrouver cette ancienne Eglise celtique, celle des saints qui ont contribué à réévangéliser l’Europe continentale. Ces recherches, entreprises en Bretagne, sont loin d’être négligeables, et il est fort possible qu’elles débouchent sur une surprenante réactualisation du christianisme, celui-ci étant enfin débarrassé de ses composantes aristotéliciennes qui jusqu’à présent l’ont encombré jusqu’à la sclérose.

Car la spiritualité celtique n’est pas méditerranéenne. Elle est barbare, au sens strict du terme. Elle ne tient pas compte de la logique du vrai et du faux. Elle ignore les subtiles distinctions entre le corps et l’esprit. Elle refuse le dualisme, considérant l’être comme un tout et non comme une fragmentation du divin, comme une entité harmonieuse et non comme un creuset où se déchirent des tendances contradictoires. Pour les Celtes, comme pour Héraclite et, d’une façon générale, les philosophes qui ont précédé Socrate et le « miracle grec », les chemins qui montent ont toujours été ceux qui descendent. Les légendes les plus diverses, recueillies en pays celtique, sont remplies de descentes aux enfers qui sont autant d’ascensions vers le ciel : au fond d’un puits, ou d’un tertre, celui qui sait voir et entendre est assuré de découvrir un monde comparable à celui de la surface, et la mort n’est pas une descente dans l’abîme, mais un passage à côté. D’où cette paisible métaphysique qui émane de toute la tradition celtique.

Mais si l’on veut la retrouver, il est nécessaire de retrouver une âme barbare. Le druidisme, ou ce qu’il est convenu d’appeler ainsi, n’est pas un divertissement de salon. Ce n’est pas un jeu pour intellectuels épris d’exotisme. A vrai dire, le druidisme ne peut être compris et senti qu’en éliminant toute trace de rationalisme et toute confrontation intellectuelle entre le Réel et l’Imaginaire. Seuls, jusqu’à présent, les poètes ont tenté cette expérience, mais, hélas, tant est grand le poids de la culture classique occidentale, bien peu sont revenus de ce voyage à travers le temps et l’espace, si proche pourtant de l’expédition extatique du chaman. Sommes-nous prêts à sauter le pas ?

D’ailleurs, la prudence s’impose en un tel domaine. Il n’est pas concevable, répétons-le, de prétendre retrouver le druidisme primitif. Il n’est pas non plus concevable qu’un druidisme actuel, si tant est qu’il puisse se définir ainsi, soit semblable ou même comparable à celui qui existait au moment où Vercingétorix a déposé ses armes aux pieds de César, consacrant la défaite d’un système de pensée devant un autre, plus structuré, mieux apte à rendre compte de l’état du monde. Car, après tout, les défaites ont des causes qui ne sont pas seulement dues à la faiblesse des armes. Il est évident que la civilisation celtique, au premier siècle avant notre ère, n’était pas capable de concurrencer la civilisation gréco-romaine. Le tout est de savoir si, en cette fin de vingtième siècle, la situation ne s’est pas inversée. Mais pour cela, il faut se résoudre à des révisions déchirantes. Et surtout, il faut tenir compte de l’évolution du monde les choses ne sont plus ce qu’elles étaient au temps des Gaulois et des Romains. Toute tentative de redécouverte du druidisme, et surtout toute tentative pour le remettre à l’honneur, cela passe par la constatation que l’esprit humain, bien qu’il soit fondamentalement le même, a acquis au cours de son évolution une dimension entièrement nouvelle. Vouloir reconstituer un druidisme à la mode gauloise ne serait qu’un acte archéologique, ou encore une manifestation folklorique. C’est autre chose que de vouloir intégrer dans une civilisation industrielle qui est la nôtre une doctrine née aux temps où l’homme et la nature vivaient en harmonie. Il est significatif que les druides, avant la conquête, n’ont jamais admis  ni l’écriture, synonyme de sclérose, ni le temple bâti, symbole de l’enfermement d’un Dieu par essence inenfermable et indéfinissable. Le nemeton gaulois, c’est-à-dire la clairière sacrée au milieu de la forêt, était à l’image de la communion parfaite entre les êtres vivants, et partant, entre les créatures et l’incréé. Nous, qui sommes tant habitués aux sanctuaires solides et trop conformes à notre projection de l’esprit, sommes-nous capables d’établir n’importe où, en n’importe quel endroit de la terre, la communication qui ne s’établit même plus dans les églises sophistiquées, pur produit de notre création artistique ?

De cette réponse dépend la possibilité que nous avons de retrouver un certain druidisme conforme aux aspirations profondes qui se font jour chez nos contemporains égarés dans un monde où ils se sentent étrangers. Revenir à la « barbarité » ne veut pas dire revenir en arrière : le temps est une ligne continue qui n’a de positif et de négatif que ce que nous voulons bien y mettre par souci de respecter une logique apprise dont nous n’avons jamais compris le fonctionnement réel. Le passéisme n’est qu’un jeu de l’esprit dont on abuse en période de mutations pour ne pas trop dérouter les témoins du changement. Autrement grave, autrement profonde est la remise en cause fondamentale d’un système de pensée.

Car, après tout, c’est à force d’opérer la séparation de l’Eglise et de l’Etat qu’on en est venu à cette situation aberrante qui veut que Dieu soit prudemment enfermé dans un sanctuaire pendant que l’on vit le quotidien de façon profane, en toute (soi-disant) liberté. Déjà, au troisième siècle avant notre ère, le chef gaulois Brennus, pénétrant dans un temple grec, riait comme un fou en voyant les statues des dieux : il ne pouvait pas imaginer une seule seconde l’infinité divine ravalée de cette façon dans un morceau de bois ou de pierre aux allures anthropomorphiques. Les Grecs d’alors avaient traité Brennus de sacrilège. Mais où se trouve le sacrilège, dans le fait d’enfermer la divinité dans une statue —      et dans un temple — ou dans le fait de l’imaginer en pleine nature, dans l’espace jamais clos du nemeton ?

Dieu — peu importe le nom ou le sexe qu’on lui donne — est gênant. C’est la raison pour laquelle on l’enferme dans des sanctuaires. C’est la raison pour laquelle on a établi la distinction entre la vie religieuse et la vie profane. Il faut bien dire que Dieu est devenu gênant parce qu’on s’en est servi abondamment pour lui faire dire ce qu’il n’avait pas dit, pour opprimer tant et plus au nom du Ciel. Toutes les Eglises, toutes les religions institutionnalisées portent, dans ce domaine, une responsabilité accablante. Mais le fait est là : on a coupé l’être humain en deux, et il ne s’en est pas remis.

C’est dire toute l’importance qu’il y a à redécouvrir un autre druidisme. Le druide était un prêtre, bien sûr, mais il était aussi autre chose il était poète, il était juge, il était pédagogue, il était arbitre, il était conscience. Jamais il n’a vécu de façon profane ou de façon sacrée, parce que, dans la mentalité celtique, il n’y avait aucune distinction entre le profane et le sacré. Une pièce de monnaie, objet d’échanges et de transactions, était également un objet religieux, et personne n’aurait pu alors imaginer qu’on en ferait, dans les siècles futurs, des collections dans un but purement esthétique. Il est également significatif qu’à l’heure actuelle, les monuments religieux de notre passé soient pris en charge et restaurés — dans le but de sauvegarder le patrimoine artistique — par l’Etat laïque, lequel oublie un peu trop les déprédations qui ont présidé à l’instauration de la première République. Mais après tout, n’est-ce pas le rappel inconscient de ce besoin que nous avons de concilier et d’harmoniser coûte que coûte le profane et le sacré ?

Cette révision déchirante de notre spiritualité passe d’abord par la négation de tout dualisme. Ce qui est profane est sacré, et inversement. Le comprenons-nous vraiment ? Ou alors, faut-il se référer à ces paroles qu’on prêtait à Hermès Trismégiste dans la Table d’Émeraude « Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas ; ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. »  Le druidisme, d’après les quelques renseignements que nous avons sur lui, prônait l’harmonie entre les êtres et les choses, entre l’humain et le divin, entre la terre et l’eau, entre l’air et le feu. Avant de nous livrer à des recherches intellectuelles, avant de fouiller la riche tradition celtique qui s’étale dans les anciennes épopées irlandaises ou galloises, dans les légendes populaires colportées de générations en générations, dans le christianisme tel qu’il a été et est encore vécu, il serait bon de prendre conscience que tout est dans tout, et que rien n’est isolé dans un monde qui sacrifie volontiers à l’analyse abusive et au rangement systématique par catégories.

Le papillon, disait un philosophe marginal, n’est que le résultat d’un être qui s’est nourri du suc de la fleur. Regarder le papillon sans regarder la fleur est une stupidité. Regarder la fleur sans le papillon qui vient de lui prendre un peu de son pollen est tout aussi absurde. La forêt de Brocéliande, où rôdent les ombres de l’enchanteur Merlin, de la fée Viviane, de la fée Morgane et de bien d’autres personnages mythiques, serait-elle seulement un espace de quelques hectares, quelque part en Bretagne ? Ou bien Brocéliande est-elle l’univers dans lequel nous vivons, dans lequel nous respirons, dans lequel nous sentons qu’il y a un lien éternel entre ce qui est et ce qui n’est pas, entre ce qui a été et ce qui sera ? Si nous répondons affirmativement, nous sommes des druides.