Georges Diagerine
Un prospecteur de l'invisible : Gustav Meyrink

En 1868, Gustav Meyrink naît à Vienne. C’est le fils naturel du ministre d’État du Wurtemberg, le baron Karl von Varnbüler, sexagénaire, et de Maria Meyer, une jeune actrice contre laquelle Gustav Meyrink éprouvera longtemps une haine tenace. Il n’abandonnera son nom de Gustav Meyer pour choisir son pseudonyme que beaucoup plus tard : c’est le patronyme d’un officier saxon du XVIIe siècle, ancêtre de sa mère. Après avoir étudié à Hambourg, Gustav Meyrink se rend très vite à Prague, où il est l’élève d’une Académie commerciale. Puis il fonde la banque Meyer et Morgenstern. A cette époque, il se consacre au jeu d’échecs, au canotage et aux intrigues amoureuses. Après quelques désordres sentimentaux, il décide de mettre fin à ses jours. C’est alors qu’il découvre brusquement l’occultisme qui le captive. Il s’y consacrera totalement pendant des mois. Puis il démasque les faux médiums et les charlatans qui pullulent à Prague et commence à s’intéresser au yoga et à l’alchimie. Toutefois, il continue à cultiver son propre don de voyance. Il expérimente avec prudence certaines drogues hallucinogènes, mais il s’en détourne bientôt pour participer à la création, en 1891, d’une loge théosophique : l’Étoile bleue.

(Revue Question De. No 7. 2e Trimestre 1975)

En 1868, Gustav Meyrink naît à Vienne. C’est le fils naturel du ministre d’État du Wurtemberg, le baron Karl von Varnbüler, sexagénaire, et de Maria Meyer, une jeune actrice contre laquelle Gustav Meyrink éprouvera longtemps une haine tenace. Il n’abandonnera son nom de Gustav Meyer pour choisir son pseudonyme que beaucoup plus tard : c’est le patronyme d’un officier saxon du XVIIe siècle, ancêtre de sa mère. Après avoir étudié à Hambourg, Gustav Meyrink se rend très vite à Prague, où il est l’élève d’une Académie commerciale. Puis il fonde la banque Meyer et Morgenstern. A cette époque, il se consacre au jeu d’échecs, au canotage et aux intrigues amoureuses. Après quelques désordres sentimentaux, il décide de mettre fin à ses jours. C’est alors qu’il découvre brusquement l’occultisme qui le captive. Il s’y consacrera totalement pendant des mois. Puis il démasque les faux médiums et les charlatans qui pullulent à Prague et commence à s’intéresser au yoga et à l’alchimie. Toutefois, il continue à cultiver son propre don de voyance. Il expérimente avec prudence certaines drogues hallucinogènes, mais il s’en détourne bientôt pour participer à la création, en 1891, d’une loge théosophique : l’Étoile bleue.

Peu de temps après, il est accueilli par la franc-maçonnerie et par la Societas Rosicruciana in Anglia, d’où est issue la Golden Dawn. Il reçoit très vite le grade de Supérieur Inconnu dans un Ordre français.

Le bouddhisme l’attire de plus en plus. Il est déjà en contact avec des maîtres orientaux.

En 1892, il épouse Hedwig Aloisia Certl, mais ce mariage s’avère très vite être un échec.

Meyrink devient membre de l’Ordre oriental du Sat Bhaï, puis de l’Ordre des Illuminés. Plus tard, il fera partie de la Fraternité des Anciens Rites du Graal sacré du Grand Orient de Patmos.

S’il fut toujours attiré par maintes sociétés secrètes, Meyrink demeurera fidèle à bien peu d’entre elles. Mais il transmettra des fragments de nombreux enseignements ésotériques dans son œuvre, en particulier ceux d’une confrérie kabbalistique très fermée qui existait encore à Prague avant 1900, « Les descendants de la Lumière primordiale ».

Au début du siècle, Meyrink, atteint d’une maladie de la moelle épinière, doit faire un séjour dans un sanatorium de Dresde. Dès sa guérison, il commence à écrire. Sa première nouvelle, très satirique, paraît dans la revue Simplicissimus. Désormais, il ne cessera plus de se vouer à la magie de l’écriture.

S’étant révolté contre l’interdiction de se battre en duel, Meyrink est jeté en prison. Ses ennemis ont tramé un piège destiné à le perdre : il est accusé d’escroquerie, et sa banque fait faillite.

Les premières œuvres

Lorsqu’il sera libéré, sa réhabilitation sera totale, mais il souffrira encore longtemps d’attaques calomnieuses. Ruiné, Meyrink doit s’adonner à des travaux littéraires. En 1903, paraît chez Albert Langen une série de contes intitulée le Soldat brûlant. L’année suivante, il quitte Prague à regret pour s’établir à Vienne où il devient le rédacteur en chef d’une revue, le Lieber Augustin. C’est à cette époque qu’il fait la connaissance d’Alfred Kubin, le grand peintre et écrivain expressionniste allemand dont il sera l’un des premiers à imposer le talent. En. 1904, paraît son second livre, Orchidées.

Ce n’est qu’en 1905 qu’il obtient le divorce d’avec sa première femme. (On dit qu’il dut, pour la convaincre, recourir à l’hypnose.) Il peut enfin épouser Mena Bernt. Il formera avec elle un couple harmonieux jusqu’à la fin de ses jours.

En 1907, paraît le Cabinet des Figures de cire. Meyrink a déjà mis en chantier le Golem, qui ne paraîtra qu’en 1913[1]. Pendant des années, il devra vivre de ses traductions des œuvres de Charles Dickens. Il s’est installé en Bavière où il pratique très assidûment le yoga. En 1913, parait le Cor enchanté du bourgeois allemand, recueil de nouvelles fantastiques, souvent fort grinçantes.

Les fantômes libérés

En 1916, après l’immense succès du Golem, Meyrink publie le Visage vert, où se discerne l’influence de l’enseignement qu’il reçoit de ses maîtres orientaux. (L’un d’eux est un swami, disciple de Ramakrishna, qui vit dans le Mayavati, dans l’Himalaya.) Au début, Meyrink a pratiqué le yoga essentiellement dans le dessein d’acquérir des pouvoirs supranormaux. Mais, très vite, il s’est aperçu des dangers que faisait courir une médiumnité exacerbée. Aussi, ne s’applique-t-il plus qu’à parvenir à un niveau de développement mental et spirituel supérieur à la normale. Le spiritisme lui fait maintenant horreur. Un des personnages du Visage vert s’écrie :

« Garde-toi des doctrines spirites comme d’un poison ; c’est le fléau le plus redoutable qui se soit jamais abattu sur les hommes. Les spirites prétendent entrer en contact avec les morts… C’est une illusion. Il vaut mieux qu’ils ignorent qui sont ceux qui viennent à eux de la sorte. S’ils le savaient, ils auraient peur. » La même année, le Car enchanté du bourgeois allemand est interdit en Autriche. Meyrink est la proie d’une véritable conspiration de la part de nombreux journalistes. Au bord du lac de Starnberg, au sud de Munich, où il réside ce lac où s’est tragiquement noyé Louis II de Bavière avec son médecin, Meyrink et sa demeure seront même lapidés. Ce que l’on a surnommé « la chasse à Meyrink » fait rage. De toute évidence, sa présence et ses écrits dérangent maints de ses contemporains.

En 1917, il fait paraître la Nuit de Walpurgis, où les fantômes, libérés de leurs chaînes, revivent à un tragique tournant de l’histoire. Puis, en 1921, le Dominicain blanc, où se manifeste l’aspect le plus secret du taoïsme chinois. L’ouvrage se présente sous la forme du « Journal d’un Invisible » qui parvient à réaliser l’immortalité de son être par la création d’un « corps subtil » impérissable. Les thèmes utilisés par Gustav Meyrink commencent à se préciser très nettement. L’accomplissement d’une « illumination libératrice », à travers l’amour surhumain d’un homme et d’une femme, rejoint le mythe de l’Age d’Or : par ces noces chymiques, le couple ne forme plus qu’un parfait androgyne. Cette métamorphose équivaut à la dernière phase du Grand Œuvre alchimique. Ce triomphe de l’union cosmique n’est possible que si l’homme découvre « la porte qui ouvre sur un autre monde », porte cachée derrière le double des êtres et des choses, mais aussi au tréfonds du moi. Autre thème cher à Meyrink, qui fut longtemps partisan des théories réincarnationnistes, et y renonça à la suite d’expériences trop dangereuses qui, de son propre aveu, faillirent ruiner sa santé : ses héros présentent de vivants exemples de la « mémoire ancestrale ». Ils sont l’aboutissement d’une lignée qui cherche, à travers eux, à se transcender. Meyrink croyait profondément qu’en certains hommes se réincarnait le fondateur de leur lignée. Ainsi en est-il du narrateur du Dominicain blanc, en qui parle la voix de son ancêtre venu des hauts plateaux du Tibet. Ici, il faut signaler l’influence de Bo Yin Ra[2] que Meyrink admirait beaucoup et dont il préfaça, en 1919, le Livre du Dieu vivant.

L’homme sorti du temps

Dans l’Ange à la fenêtre d’Occident, paru en 1927, que beaucoup considèrent comme son chef-d’œuvre, Gustav Meyrink développe magistralement tous ses thèmes favoris et fait revivre nostalgiquement la Prague de la Renaissance, habilement superposée à la Prague de son époque. On ne peut qu’être fasciné par la manière dont il campe ses personnages et leurs doubles, dans une atmosphère qui touche au surnaturel. En ces pages, nous voyons littéralement John Dee, hermétiste élisabéthain, échouer dans sa tentative de fournir le secret de l’or philosophai à l’empereur Rodolphe II. Le génie de Meyrink consiste à nous le faire voir à travers les yeux de l’alter ego de cet alchimiste, un contemporain qui, menant à bien la quête de John Dee, effectuera avec sa compagne tantrique une « sortie du temps », démontrant, de la part de l’auteur, une connaissance très poussée de certaines doctrines ésotériques. Il s’agit de littérature, dira-t-on et il est vrai que Meyrink brouille souvent, volontairement, certaines données trop occultes. Mais on devine plus d’une allusion à un Ordre invisible qui contrôle le destin de certains élus. Goethe n’évoquait-il pas, dans Wilhelm Meister, une mystérieuse Société de la Tour qui n’est pas sans rappeler certaines traditions rose-croix ?

Parallèlement à son activité d’écrivain, Meyrink dirige une collection où il fait paraître (et souvent préface ou traduit) des ouvrages de ou sur Ramakrisna, Eliphas Levi, Lafcadio Hearn, saint Thomas d’Aquin (le Traité de la pierre des Sages), ainsi que le Livre des morts tibétain.

Après avoir publié de nombreuses nouvelles, Meyrink s’apprête à terminer un dernier roman, la Maison de l’alchimiste, lorsqu’il meurt, en décembre 1932, dans sa demeure de Starnberg. Après avoir salué les siens, il choisit d’entrer dans une autre vie, assis dans un fauteuil devant une fenêtre ouverte, torse nu, face au soleil d’hiver qui se lève.

L’OEUVRE ROMANESQUE DE GUSTAV MEYRINK

L’œuvre de Gustav Meyrink, étrangement méconnue pendant si longtemps, n’a pas encore été totalement traduite en français. Ses romans, « le Golem » et « le Visage vert » furent publiés en Allemagne en 1913 et en 1916. Les éditions Émile-Paul en donnèrent une traduction française en 1929 et en 1932. Ces deux romans furent repris par les éditions La Colombe en 1962 et 1964. Ces mêmes éditions publièrent, en 1962, « l’Ange à la fenêtre d’Occident », en 1963, « la nuit de Walpurgis », « le Dominicain blanc » et, en 1964, « le Visage vert ». Ces éditions étant quasi introuvables, Stock republia « le Golem » en 1969, et Marabout reprit « le Golem » et « la nuit de Walpurgis » (1969 et 1973).

La mort violette Une nouvelle de Gustav Meyrink

Traduction Arnold Waldstein

« la Mort violette » fut publiée pour la première fois à Leipzig en 1922. Elle fera découvrir un aspect, peu connu du grand public, de l’œuvre de Meyrink l’humour noir, qu’il manie à merveille dans un grand nombre de nouvelles. Mais derrière cette fable sarcastique, se devine un sens que Meyrink avait prodigieusement développé : celui des forces de l’invisible. Cette nouvelle est extraite d’un recueil intitulé « le Cor enchanté du bourgeois allemand ».

Le Tibétain se tut.

Sa maigre silhouette resta un instant immobile, puis il disparut dans la jungle.

Sir Roger Thornton se mit à contempler le feu : si l’homme n’avait pas été un Sannyasin, un pénitent qui faisait pèlerinage de Bénarès, il n’aurait pas cru un seul mot de ce qu’il venait de lui raconter. Mais un Sannyasin ne peut ni mentir ni être trompé. Alors, que penser de cette expression fourbe, cruelle, sur le visage de l’Asiatique ?

Ou était-ce simplement la lueur du feu qui se reflétait si étrangement dans les yeux du Mongol ?

Les Tibétains, songea-t-il, haïssent les Européens et gardent jalousement leurs secrets magiques grâce auxquels ils espèrent anéantir les orgueilleux étrangers quand l’heure aura sonné.

Lui, Sir Hannibal Roger Thornton, se devait d’aller voir de ses propres yeux si ce peuple insolite recelait des forces occultes. Mais pour cela, il lui fallait des compagnons, des gens courageux dont la volonté ne faiblit pas, même en présence d’une terreur inspirée par un autre monde.

L’Anglais considéra ses compagnons : l’Afghan était bien un Asiatique, aussi téméraire qu’un tigre, mais superstitieux. Restait donc son serviteur européen.

Sir Roger le toucha de sa canne. Pompeius Jaburek était sourd depuis l’âge de dix ans, mais il était capable de lire parfaitement sur les lèvres de quelqu’un même une langue étrangère.

Sir Roger Thornton lui exposa clairement par gestes ce que le Tibétain venait de lui apprendre : à environ vingt jours de marche, dans une allée himalayenne exactement située, se trouvait une fort curieuse langue de terre : sur trois côtés, des parois rocheuses abruptes ; le seul passage était barré par des gaz empoisonnés émanant du sol, qui tuaient immédiatement tout être vivant essayant d’avancer. Au fond de la cavité, sur le plateau dont l’étendue était d’environ cinquante mille carrés anglais, vivait une petite tribu apparentée à la race tibétaine ; les indigènes portaient des coiffes pointues de couleur rouge et adoraient un être satanique et cruel en forme de paon. Depuis des siècles, cet être diabolique leur avait enseigné la magie noire et révélé des secrets susceptibles de bouleverser un jour le monde entier ; c’est ainsi que, notamment, il leur avait appris une suite de sons capables d’anéantir l’homme le plus fort en un instant. Pompeius sourit d’un air sceptique. Sir Roger lui expliqua qu’il avait l’intention, à l’aide d’un casque et d’une bonbonne de scaphandrier remplie d’air comprimé, de traverser la zone gazeuse et de pénétrer dans le territoire interdit. Pompeius Jaburek fit un signe d’assentiment et frotta ses mains sales l’une contre l’autre en signe de satisfaction.

Le Tibétain n’avait pas menti : là, en contrebas, au sein de la végétation luxuriante, s’étendait l’étrange plateau : une ceinture de terre jaune-ocre,  quasi désertique et large d’environ deux kilomètres, isolait l’enclave du reste du monde. Le gaz qui sortait du sol était de l’oxyde de carbone pur.

Sir Roger Thornton se décida, après avoir observé le plateau du haut d’une colline, à commencer l’expédition dès le lendemain matin. Les casques de scaphandrier qu’il avait fait venir de Bombay s’avéraient fonctionner parfaitement. Pompeius portait les deux carabines à répétition et divers instruments que son maître avait jugés indispensables.

L’Afghan avait farouchement refusé de les accompagner, attestant qu’il était prêt à poursuivre un tigre jusque dans sa tanière, mais regardait à deux fois avant d’oser faire la moindre chose qui pût rejaillir sur son âme immortelle. Les deux Européens furent donc les seuls qui osèrent s’armer de courage.

Les scaphandres de cuivre étincelaient au soleil et projetaient des ombres insolites sur le sol spongieux, d’où sortaient des bulles innombrables et minuscules de gaz empoisonné. Sir Roger avait adopté un pas très rapide, pour que l’air comprimé suffise à traverser la zone gazeuse. Tout lui semblait flou, comme vu à travers une mince pellicule d’eau. La lumière verte d’un soleil fantomatique nimbait les lointains glaciers du « Toit du Monde » et de ses formes gigantesques : on eût dit un étrange paysage funèbre.

Déjà, il se trouvait avec Pompeius sur de l’herbe fraîche, et il frotta une allumette pour s’assurer de la présence d’air atmosphérique à tous les niveaux. Alors, tous deux enlevèrent casque et bonbonne. Derrière eux, se dressait le mur de gaz, ondulant comme une masse d’eau. Dans l’air planait un parfum envoûtant, proche de celui de l’ambre. Des papillons, grands comme une main, aux couleurs éclatantes et aux dessins étranges, étaient posés les ailes ouvertes, tels des livres de magie, sur les fleurs immobiles.

Les deux hommes se mirent en marche, à bonne distance l’un de l’autre, vers Pilot forestier qui leur bouchait la vue.

Sir Roger fit un signe a son serviteur : il lui semblait avoir entendu un bruit. Pompeius prépara son fusil.

Ils contournèrent la pointe de la forêt et aperçurent une prairie. A moins d’un quart de mille, une centaine d’hommes, sans doute des Tibétains, coiffés de chapeaux rouges pointus, avaient formé un demi-cercle : les intrus étaient attendus. Calmement, Sir Thornton se dirigea vers le groupe d’hommes, Pompeius le suivant latéralement à quelques pas.

Les Tibétains étaient vêtus des habituelles peaux de mouton, mais avaient l’air à peine humains, tant leurs visages déformés par une expression de haine surhumaine étaient laids. Ils laissèrent les deux hommes approcher, puis, sur un geste de leur chef, bref comme un éclair, ils levèrent les mains vers le ciel et les pressèrent énergiquement contre leurs oreilles. En même temps, ils crièrent quelque chose de toutes leurs forces.

Interdit, Pompeius Jaburek se tourna vers son maitre et arma son fusil, car l’étrange mouvement de foule lui semblait être le signe d’une attaque proche. Ce qu’il vit alors lui figea le sang dans les veines.

Autour de son maître s’était formée une couche de gaz tourbillonnante, semblable à celle qu’ils venaient de traverser. La forme de Sir Roger perdit ses contours, comme effacée par la spirale ; la tête devint pointue, toute la masse sembla fondre et se ramasser sur elle-même, et, à l’endroit où quelques instants auparavant se trouvait encore le valeureux Anglais, il y avait maintenant une espèce de quille d’un violet clair ayant la forme et la grosseur d’un pain de sucre.

Désemparé par sa surdité, Pompeius entra dans une rage folle. Les Tibétains criaient toujours, et il tenta désespérément de lire sur leurs lèvres ce qu’ils disaient.

C’était le même mot, sans cesse répété. Tout à coup, le chef fit un signe ; ils se turent et baissèrent les bras. Comme des panthères, ils se précipitèrent en direction de Pompéius qui se mit à tirer avec sa carabine à répétition, plongeant le groupe dans la stupeur. Instinctivement, il cria le mot qu’il venait de déchiffrer sur leurs lèvres : « Hêmêlên Hê-mê-lên ! » hurla-t-il, et les parois du gouffre répercutèrent le cri avec une intensité terrifiante.

Il fut saisi par le vertige ; tout lui sembla vu à travers de grosses lunettes, et la terre se mit à tourner autour de lui. Cela ne dura qu’un instant. Quand il recouvra une vue normale, les Tibétains avaient disparu comme son maître ; devant lui, il n’y avait plus que d’innombrables pains de sucre violets, plantés dans le sol.

Le chef vivait encore. Ses jambes étaient déjà transformées en une bouillie bleuâtre, et le buste avait commencé aussi à se ratatiner — comme si l’homme avait été digéré tout entier par un être invisible. Il ne portait pas de coiffe rouge, mais une sorte de mitre sur laquelle des yeux jaunes, vivants, bougeaient encore.

De la crosse de sa carabine, Pompeius lui écrasa la tête, mais il ne put éviter qu’au dernier moment le mourant le blessât au pied d’un coup de faucille.

Puis il regarda autour de lui. Pas un seul être vivant. Le parfum d’ambre était devenu étouffant. Il semblait émaner des formes violettes. Pompeius s’en approcha : elles étaient toutes identiques, composées de la même matière gélatineuse de couleur mauve. Pas question de retrouver les restes de Sir Roger Thornton parmi ces pyramides violettes.

Grinçant des dents, Pompeius donna un coup de pied sur la face du chef tibétain et reprit le même chemin en sens inverse. Il apercevait déjà les casques de cuivre dans l’herbe, étincelant au soleil. Il emplit d’air pur sa bonbonne de plongeur et pénétra dans la zone des gaz. Le chemin lui sembla interminable. De grosses larmes coulaient sur les joues du pauvre homme : « Mon Dieu ! mon Dieu ! mon maître est mort ! Mort, ici, au fin fond de l’Inde ! » Les géants de glace de l’Himalaya bâillaient vers le ciel ; que leur importait la douleur d’un minuscule cœur humain battant à tout rompre !

Pompeius Jaburek consigna fidèlement sur papier tout ce qui s’était passé — car il n’y comprenait toujours rien — et adressa son récit au secrétaire de son maître à Bombay, au n° 17 de la rue Adheritollah. Ce fut l’Afghan qui se chargea de le porter au destinataire. Puis Pompeius mourut, car la faucille du Tibétain était empoisonnée. « Il n’y a de Dieu qu’Allah et Mahomet est son prophète », récita pieusement l’Afghan en touchant le sol de son front. Des chasseurs hindous couvrirent le cadavre de fleurs et le brûlèrent sur un bûcher surélevé en psalmodiant des chants religieux.

Ah Murrad Bey, le secrétaire, devint livide en apprenant la terrible nouvelle ; aussitôt, il en envoya le récit écrit à Indian Gazette ».

Et le nouveau fléau se répandit:

Le lendemain, l’« Indian Gazette », qui devait publier l’histoire du « cas Sir Roger Thornton », parut trois heures plus tard que d’habitude. La cause de ce retard était un étrange et terrifiant événement.

Mr Birendranath Naorodjee, le rédacteur du journal, ainsi que deux collaborateurs, qui, chaque jour, à minuit, parcouraient la gazette avec lui avant sa parution, avaient disparu du bureau, fermé de l’intérieur, sans laisser la moindre trace. A leur place, on ne trouva que trois cylindres gélatineux bleuâtres, réunis autour du journal fraîchement imprimé. La police n’avait pas encore fini de rédiger, avec sa vanité et sa lourdeur coutumières, les premiers rapports, qu’on signalait déjà d’innombrables cas analogues.

Ce fut bientôt par dizaines que disparurent les lecteurs de journaux, gesticulant sous les yeux de la foule terrorisée qui se pressait dans les rues. D’innombrables pyramides violettes encombraient les escaliers, les marchés, les ruelles, tous les endroits où se posait le regard.

Au crépuscule, la moitié de la population de Bombay avait disparu. L’administration avait pris aussitôt des mesures sanitaires, fait fermer le port et interdit tout échange avec l’extérieur, afin d’empêcher la propagation de la nouvelle épidémie — car il ne pouvait évidemment s’agir que d’une épidémie. Jour et nuit, le télégraphe et le téléphone envoyèrent dans le monde entier, mot pour mot, le terrible récit du « cas Sir Thornton ».

De tous les pays affluèrent des messages de terreur annonçant que « la mort violette » s’était déclarée presque partout en même temps, et que la Terre risquait d’être décimée par le fléau. Le chaos s’était installé partout et le monde civilisé ressemblait à une énorme termitière dans laquelle un paysan aurait introduit sa pipe allumée.

En Allemagne, l’épidémie éclata d’abord à Hambourg ; l’Autriche, où l’on ne lit que des nouvelles locales, fut épargnée pendant quelques semaines.

Le premier cas signalé à Hambourg fut particulièrement émouvant. Le pasteur Stühlken, rendu presque sourd par son âge respectable, prenait son petit déjeuner avec sa famille Theobald, son aîné, avec sa longue pipe d’étudiant, Jette, sa fidèle épouse, Minchen, Tinchen, etc., tous étaient là. Le vieil homme venait d’ouvrir un journal anglais et lisait aux siens le récit du « cas Sir Roger Thornton ».

Il avait à peine dépassé le mot « Hêmêlên » et bu une gorgée de café pour se réconforter qu’il constata avec horreur qu’il n’y avait plus autour de lui que des cônes violets posés sur les chaises. Dans  l’un d’entre eux était encore plantée une pipe d’étudiant. Les quatorze âmes avaient été rappelées auprès du Seigneur. Le saint homme en tomba évanoui.

Une semaine plus tard, plus de la moitié de l’humanité avait déjà disparu.

C’est à un savant allemand qu’il fût donné d’apporter au moins un peu de lumière sur ces événements. Le fait que les sourds et les sourds-muets avaient été épargnés par l’épidémie lui donna fort justement l’idée qu’il s’agissait là d’un phénomène purement acoustique. Dans la retraite de son cabinet de travail, il rédigea un long discours scientifique et en annonça la lecture publique avec quelques slogans publicitaires.

En gros, son explication du phénomène se référait à quelques écrits religieux hindous presque inconnus, qui indiquaient une méthode pour provoquer des tourbillons astraux et fluidiques en prononçant certains mots et formules secrètes, et il appuyait ces explications en les comparant aux expériences les plus modernes dans le domaine des vibrations et de la lumière irradiante.

Il tint cette conférence à Berlin, et il lui fallut un porte-voix pour lire les phrases interminables de son manuscrit, tant le public était venu nombreux. Ce mémorable discours se termina par ces mots lapidaires : « Allez chez un oto-rhino-laryngologiste, demandez-lui de vous rendre sourds, et gardez-vous bien de prononcer le mot Hêmêlên ».

Une seconde plus tard, le savant et son auditoire n’étaient plus que des cylindres gélatineux sans vie. Mais le manuscrit restait ; il fut bientôt connu, appliqué, et préserva l’humanité de l’anéantissement total.

Quelques décennies après, vers 1950 (?), une nouvelle génération de sourds-muets peupla la terre.

Mœurs et coutumes différentes. Rang social et biens bouleversés. Le monde est dirigé par un spécialiste des oreilles. Les manuscrits alchimiques ont été détruits ; Mozart, Beethoven et Wagner sont tombés en désuétude, de même qu’Albert le Grand et Bombastus Paracelsus.

Dans les salles de torture des musées, on peut voir çà et là, quelques vieux pianos empoussiérés exhiber leurs dents jaunâtres.

Post-scriptum de l’auteur : le lecteur prendra garde de ne pas prononcer à haute voix le mot « Hêmêlên ».


[1] En feuilleton. En 1915 en librairie.

[2] Bien qu’adversaire des théosophistes, Bo Yin Ra se réclamait d’une Grande Loge blanche veillant sur la destinée spirituelle des hommes avertis.