Roger Godel
Un psychisme universel ?

Quand je regarde un arbre, suis-je devenu un arbre? Et cette grosse pierre que je tiens dans ma main n’est-elle rien d’autre que moi-même? Est-ce moi, encore, qui fais lever le soleil sur l’horizon au moment où je le contemple? Me voici donc promu au rang de créateur du monde!

Extrait du chapitre 5 de Vie et Rénovation par Roger Godel (Gallimard, 1957). Le titre est de 3e Millénaire

Lorsque l’inséparable présence du sujet a été reconnue pour implicite dans l’objet et celle de l’objet admise dans le sujet, on éprouve quelque embarras à parler des choses — et même à penser — selon le mode habituel. Un profond changement s’opère dans notre manière de voir. D’innombrables et difficiles questions surgissent aussitôt, qui nous harcèlent. Elles restent d’abord sans réponse et nous mettent en ridicule posture.

Quand je regarde un arbre, suis-je devenu un arbre? Et cette grosse pierre que je tiens dans ma main n’est-elle rien d’autre que moi-même? Est-ce moi, encore, qui fais lever le soleil sur l’horizon au moment où je le contemple? Me voici donc promu au rang de créateur du monde!

Le sens commun, en nous, se révolte. Il résiste à l’invitation de réviser ses plus fondamentales assurances. Les notions communément admises, nos habitudes les ont consacrées depuis des millénaires, elles font partie des routines de notre vie et leur utilité empirique s’affirme indéniable sur le plan où, quotidiennement, on les met en usage. Une tenace conviction nous oblige d’admettre qu’il existe, à l’extérieur de notre corps, des choses pourvues d’une certaine réalité conforme à leur apparence; elles possèdent des couleurs, une forme, une consistance, une senteur — autant d’attributs propres à leur nature et indépendants de nous.

Un arbre se dresse devant moi, on me fera difficilement croire que j’en suis l’élaborateur. J’atteste qu’il pousse depuis dix ans au bord de ce chemin. D’autres que moi confirmeront ce fait. D’ailleurs je ne me suis pas vu — et personne non plus ne m’a vu — dans l’acte de produire un arbre. Serait-il né, à mon insu, de mon pouvoir créateur?

Peut-être.

Personne, en effet, n’a assisté à la genèse de l’arbre dans le champ de ma conscience; moi-même je ne l’ai pas vu construisant sa forme tandis qu’il en empruntait tous les traits et les multiples attributs au jeu de mes molécules cérébrales. L’œuvre secrète s’élaborait en moi — et je n’y prenais pas garde — dans une interaction de mes sens et de ma pensée. La structure particulière de mon cerveau, mes aptitudes mentales du moment, ont permis à l’arbre de m’apparaître comme tel. Des lois biologiques, aux déterminations précises inhérentes à ma nature, commandaient le montage de l’objet. Leurs opérations complexes ont fait surgir dans une fraction de seconde la forme de la « chose » pour la dresser à l’improviste devant mon témoignage. Où était-elle avant de naître dans ma conscience? Aucun espace ne la contenait; elle découle d’un ensemble de lois dont je suis moi-même l’œuvre s’élaborant.

Telle est la part du « phénomène arbre » qui me revient : la contribution subjective. Mon arbre est l’œuvre de ma personnalité entière jointe au passé dont la présente expérience est le fruit. Toutefois, je présume qu’il n’est pas né seulement de moi-même. Il surgit en réponse à une « réalité objective » que les sens perçoivent, que l’entendement interprète. En cela il se distingue d’une hallucination. Un champ de forces qu’il est convenu d’appeler objectif adhère à la forme de mon arbre.

De ce champ de l’objet, que pouvons-nous savoir, qu’en pouvons-nous dire?

Nous lui attribuons les propriétés conçues par notre esprit; elles ne lui appartiennent pas en substance. Comment parler en termes appropriés de ces énergies inhérentes à l’objet, de ces stimulations provocatrices de nos réactions biologiques? Est-il possible à une pensée savante d’évoquer ce réseau de normes — car tel est l’objet — exhaustivement, correctement? Non certes. Les symboles, les équations, les formulations de lois sont de pauvres substituts à la réalité. Après les avoir conçues, énoncées, utilisées dans nos travaux, nous risquons de prendre ces formes du langage symbolique que sont les termes d’électron, de photon, d’onde, de particules, de champ électrique pour des « réalités objectives ». Dès lors que nos créations mentales — extraites de notre esprit de recherche et de l’expérience — ont fait preuve d’une incontestable valeur pratique, nous inclinons à leur accorder un statut d’objectivité. Leur maniement nous est devenu si familier et tellement indispensable que nous croyons presque les toucher et les voir. L’erreur est sérieuse.

Que cherche donc le savant s’il est condamné à ne jamais pouvoir atteindre la réalité dans sa vraie nature?

L’explorateur du monde veut découvrir la raison des phénomènes et à travers leurs séquences la causalité en action. Il souhaite saisir, au-delà des concepts, l’impératif et la permanence d’une loi assimilable à l’intelligence humaine. Car l’univers implique l’immanence d’un ordre. Ce postulat est essentiel au fondement de la science et seul en justifie les démarches. Nulle recherche ni prévision d’aucune sorte ne pourraient se pratiquer dans un monde dépourvu du retour régulier des phénomènes. Un déterminisme — rigoureux ou soumis à la loi plus souple des grands nombres, à la probabilité — règne sur les créations du sujet comme sur les structures dynamiques de l’objet. Chacun est loi pour l’autre et pour soi-même.

Ainsi l’image d’un arbre s’insère entre les deux normes issues du sujet et de l’objet s’affrontant. Elle adhère par ses faces aux œuvres de l’une comme de l’autre; elles les unit et les oppose mutuellement. L’arbre est une pellicule de ma conscience mentale — pellicule infiniment mince, sans épaisseur — entre les jeux réciproques de deux normes. Je reflète en elle ma nature et la loi immanente à l’objet s’exprime en moi.

Les stimulations invisibles dont l’univers assaille nos sens font naître en nous des formes, des couleurs, des sons, un drame : le monde. L’aptitude à construire un décor où notre existence se déroule appartient à notre seule nature. D’où lui vient ce pouvoir sinon d’un dynamisme implicite en nous qui nous façonne? Cette force constructive organise dans notre champ de conscience une image particulière de nous-même — ou plutôt des figures de rechange sans cesse retouchées. Les multiples aspects de notre personnalité sont l’œuvre de cette loi. Elle a déterminé la genèse de notre forme somato-psychique. Depuis l’élan premier de la cellule primordiale qui fut notre commencement dans le temps et l’espace, son savoir en action fut l’organisateur de notre vie. De la cellule elle a fait sortir, en ordre méthodique et par une série d’étapes déterminées d’avance, des viscères, un cerveau apte à nourrir des pensées. Les phases de cette morphogenèse évoluent conformément à un schème d’organisation. Elles bâtissent une mécanique nerveuse, un encéphale aux dix milliards de neurones où l’intelligence établira ses assises. Cette norme créatrice ordonnant la matière et l’esprit dont elle tisse en même temps les structures et la psyché à venir ne s’apparente-t-elle pas à l’intelligence cérébrale? Elle en précède l’émergence dans l’ordre du temps, elle la prépare, la pré-suppose jusque dans les moindres détails. Matrice de toutes les potentialités mentales, elle opère selon le mode direct d’une connaissance pratique et exécutive. On ne peut la séparer de l’organe dont elle élabore les substances conjointement avec la fonction. De ce savoir-faire constructif, immanent à son propre plan de régulation, découle l’intelligence humaine; elle en procède par une chaîne de réactions solidaires et sans ruptures de continuité.

Il serait contraire à l’esprit scientifique d’imposer un nom et d’imaginer, sous les apparences d’un principe isolable de son contexte, ce processus en action dont l’ordre se révèle derrière la genèse de l’encéphale et se poursuit à travers les pouvoirs de la pensée. La norme formative n’est pas une entité; on ne la saisira que sous le déploiement de ses séquences ordonnées. Sans doute, aussi, elle transparaît dans l’intelligibilité de ses édifices architecturaux où structures et fonctions s’éclairent réciproquement. Ici se dévoile quelque chose de sa nature.

De cette nature, le biologiste est tenté de parler — à tort — en termes anthropomorphiques. Il reconnaît en elle un si fertile élan vers l’invention qu’il lui attribuerait volontiers le génie de l’artiste et de l’ingénieur à la fois. Mais elle est chimiste aussi, et physicienne, mathématicienne parfaite. Elle en applique le savoir mieux que nous ne le ferons jamais. Que ne serait-elle pas à nos yeux si nous devions la qualifier et l’humaniser selon notre ressemblance? Elle est ce que nous pourrions être. Toutes nos aptitudes — intelligence comprise — ont leur source en elle.

A force d’en observer les achèvements et inachèvements, le biologiste s’interroge avec une perplexité croissante sur ce mystérieux dynamisme ouvrier. Il soumet la nature naturante à l’examen croisé de la théorie et de l’expérience. Trop souvent il la questionne comme on questionnerait un homme; ses demandes portent la marque d’un anthropomorphisme étroit. Il voudrait savoir si elle laisse paraître dans ses démarches quelque vague conscience d’un but à atteindre, d’un idéal de progrès, d’adaptation. Revêt-elle une apparence finaliste, il lui reproche ce qu’il considère comme ses aberrations, les défaillances de son savoir, sa cruauté gratuite. S’il juge a priori les normes génératrices de la vie selon des critères moraux et intellectuels applicables aux hommes, il aura tôt fait de condamner notre commune mère la Nature. Tant qu’il la toisera d’après ses propres mesures, il risquera fort de ne jamais découvrir en elle rien d’analogue à l’intellect et à l’éthique. A peine sorti des limbes d’une existence embryonnaire, il oublie d’où son esprit lui est venu et de quel processus formateur toujours à l’œuvre il détient son cerveau. Le passé auquel se rattache sans discontinuité tout l’écheveau de ses fibres nerveuses, ce passé générateur, il l’ignore simplement. L’admettrait-il comme hypothèse aux origines de sa vie qu’il le concrétiserait aussitôt dans une figure imaginaire, il le personnifierait. Les routines de la pensée humaine accueillent malaisément la notion d’une conscience impersonnelle, si forte est l’exigence d’anthropomorphisme. Comment se représenterait-on un si étrange principe? Sans visage ni forme?

L’homme ne renonce pas volontiers à l’opinion naïve selon laquelle l’intelligence, sous ses divers aspects, doit nécessairement dériver d’une personne. Qu’elle puisse exister antérieurement à toute matérialisation dans une forme vivante, qu’elle ne soit point, dans son essence, conditionnée par les fonctions d’un organe pensant, lui semble chose inconcevable. Parce qu’il rencontre quotidiennement des individualités émettrices de pensées, il se laisse convaincre que l’intelligence procède toujours, et nécessairement, d’un substrat cérébral. Aucun phénomène mental, selon lui, ne pourrait se développer à part d’un porteur de vie aux formes visibles et tangibles.

Cependant l’étude de la biologie nous invite à mieux examiner ce grand problème. Elle pose et fait manœuvrer devant notre regard des mécanismes vivants fort semblables aux appareils les plus perfectionnés que nos ingénieurs aient inventés. Des radars, des systèmes optiques et acoustiques, des gyroscopes ultra-sensibles défilent sous nos yeux. Ces jouets étranges déconcertent notre entendement; quel extraordinaire concours de circonstances les a produits? Ils portent la marque incontestable d’une ingéniosité « naturelle ». Des combinaisons inventives ont présidé à leur production. Aujourd’hui, des équipes de chercheurs opérant dans les laboratoires de l’aviation et de la marine s’efforcent d’explorer les secrets dont ces engins sont dépositaires. On s’en inspire pour orienter les travaux et favoriser les découvertes.

A quelle source génératrice d’inventions ces modèles d’appareils remontent-ils? On ne peut d’aucune manière les attribuer à un arrangement fortuit. Ils ne sont pas l’œuvre du hasard. L’extraordinaire richesse et complexité des relations logiques impliquées dans leur structure s’oppose à une telle hypothèse.

Un jeu de mutations génétiques exceptionnellement heureuses, fût-il réitéré avec le même bonheur et soutenu par la sélection naturelle durant des millénaires, serait bien incapable de conduire à de tels achèvements. De fait, aucun biologiste n’a jamais vu se produire en laboratoire ou dans la nature des mutations vraiment créatrices de formes ingénieuses.

Il nous déplairait d’invoquer à titre d’explication quelque hypothèse pseudo-mystique. Rien n’en soutiendrait l’argument. Un créateur divin ferait pauvre figure dans notre monde stigmatisé d’imperfections. Piètre pensée que celle d’un penseur dont le savoir élabore des monstres et sème les catastrophes sur sa création. Bien malin serait le démiurge qui pourrait se laver aujourd’hui du reproche d’injustice et d’impéritie! Même s’il parvenait à rejeter sur les hommes la charge d’avoir fort mal ordonné le cours des affaires humaines, d’autres accusations pèseraient lourdement sur lui. Le meilleur des mondes possibles n’est pas celui que nos contemporains doivent affronter quotidiennement. Notre génération, nourrie d’optimisme mitigé, dévisagerait d’un mauvais regard le démiurge qui oserait se déclarer responsable de la création. Quant au biologiste, l’amour de son sujet ne l’aveugle pas. Pour admirative que soit son attitude envers la Nature, il sait aussi pertinemment lui faire son procès. Le temps est révolu où l’on chantait sans réserve ses louanges. Il l’accuse de commettre des bévues, d’innombrables malfaçons et d’abandonner son œuvre un peu trop aux caprices du hasard. Que de gâchis, d’incohérence, de gaspillage, d’imperfections de toutes sortes dans le tableau des « harmonies de la Nature » ! Ces fausses notes n’échappent pas à son jugement. Il distribue impartialement la louange et aussitôt — avec regret — le blâme. Parfois même, ayant fait connaître son avis, il explique comment on devrait s’y prendre pour mieux faire et plus économiquement. Cette rébellion de l’esprit scientifique contre les dangereuses tendances d’un finalisme infantile a bien servi la biologie. A présent, puisse notre saine révolte respecter la mesure. Le conflit doit se résoudre. Car il pose de nouveaux problèmes.

La nature travaille en aveugle, à ce qu’il paraît, mais elle sait fabriquer ces êtres pensants que nous sommes; le déroulement de sa loi sur une matière qu’elle ordonne nous fait un cerveau. Si la nature travaille en aveugle, peut-être sommes-nous borgnes, pour le moins. Nos jugements envers elle ressemblent à ceux d’un enfant mal réveillé ; irrité contre la mère, il veut tout faire mieux qu’elle, en l’imitant. Ses critiques portent la marque de l’immaturité : ceci est bien, ceci est mal. Ayant décrété que le monopole de l’intelligence lui appartenait par héritage, au terme de l’évolution, il règne sur la nursery, Roi des animaux.

Du haut de son petit trône il dicte au monde une table des valeurs, code universel de références, philosophie de la vie.

Avec une humble arrogance, l’enfant brouillon continue de poser à sa mère des questions sans nombre. Il la harcèle; ce qu’elle déclare en réponse n’est pas écouté avec respect mais aussitôt repris et dégradé dans la langue des balbutiements enfantins.

Une tendance, difficilement curable, à pratiquer l’anthropomorphisme — inclination subtile et souvent cachée sous des apparences d’impersonnalité — condamne l’homme à ne pas tirer un profit véritable d’une enquête sur la nature. Elle lui fait méconnaître l’ampleur du problème. Faute d’amour, faute de liberté.

Par surcroît il manque d’interroger la grande progénitrice correctement, sur l’essentiel. Il omet de demander comment lui-même est venu au monde de l’esprit, et quelle est l’origine de la conscience.

Quel remède pourrait-on opposer à ce mal de l’immaturité, à cette fièvre d’une croissance trop subite? Bannir la pensée anthropomorphique, radicalement, du domaine des sciences? Il n’y faut pas songer. Autant demander à l’homme de ne plus raisonner en homme.

Les logiques humaines sont d’efficaces instruments de recherche lorsqu’elles dépassent l’horizon étroit des jugements particuliers à l’homme. Que l’humaine nature reconnaisse sa place exacte dans une Nature qui naquit avant elle ; sa place est petite, elle occupe seulement une province dans la vaste étendue du corps vivant. L’espèce humaine parle une langue qu’elle est seule à comprendre  — une langue de signes sonores dont elle  sait d’ailleurs imparfaitement la véritable sémantique. Son dialecte — j’allais dire son patois — en la retranchant du monde lui interdit de lire, autrement qu’au travers d’une infidèle traduction, le texte universel de la vie. Le sens profond et original de la Nature en acte reste à déchiffrer.

Nos écritures en biologie recouvrent un autre écrit. Ce sont des palimpsestes. Il nous faut gratter la surface avec soin, découvrir les caractères cachés, apprendre cette langue encore inconnue. Livrera-t-elle ses secrets? Toujours elle restera impénétrable à une pensée sarcastique, rebelle, cupide, avare, cynique ou puérilement admirative. Une grande humilité, fondée sur l’amour du vrai, nous en faciliterait l’entendement.

Un examen dépourvu de préjugés nous ferait-il découvrir, derrière les formes de la vie, les particularités qui en caractérisent la nature?

Nous trouvons en elle une aptitude à composer, à partir d’une prédétermination initiale, des mécanismes complexes et différenciés. De cette mécanique — souvent qualifiée sommairement de réflexe — un certain psychisme est inséparable, un psychisme infiniment varié, une conscience de vivre.

Gardons-nous cependant d’établir sur ce sujet de grossières analogies. On peut tenir pour certain qu’en l’absence de pensée verbale aucun animal ne raisonne, ne s’émeut, n’agit exactement à la manière de l’homme. Pas plus qu’une bête ou qu’un végétal, la Nature ne rationalise ses actes ; et pourtant elle se comporte comme si une claire intention et un savoir inspiraient son œuvre. Une singulière sorte d’intelligence s’y manifeste, un usage savant des lois de la physico-chimie perce à travers ses entreprises.

Nous voici bien près de céder au démon de l’anthropomorphisme, notre langage sent déjà le fagot. Le péril est grand de verser dans une fumeuse doctrine finaliste.

Reprenons nos esprits. La nature, dans ses manifestations multiples, ne poursuit d’aucune façon une fin définie, prévue en termes rationnels, et logiquement accomplis. Elle est étrangère à la finalité comme à l’adaptation, ou à la sélection naturelle. Sans doctrine, elle s’affirme implacable dans le jeu de sa loi. Lui attribuer des intentions finalistes, conformément à un concept familier à l’homme, serait faire preuve de la dernière naïveté. La Nature ne forme pas de melons à côtes afin de les faire consommer en famille. L’idée ne lui est jamais venue d’adapter les fleurs aux abeilles ni les abeilles aux fleurs, et les biologistes à une théorie.

Certes la Nature ne prémédite rien de tout cela. Sans doute est-ce notre erreur d’optique qui l’affuble d’une figure et des intentions forgées par nos songes quand c’est elle, à l’inverse, qui nous construit — corps et âme — par la hardiesse de ses rêves.

Interrogeons son expérience en toute humilité de langage et d’esprit et sans vouloir nous séparer d’elle. Nous sommes le fruit de sa loi, la vérité est en elle.

Demandons-lui, en premier lieu, à partir de quel substrat fondamental, et dans quelle étoffe unique, elle engendre les formes de la vie. Comme il est bien improbable qu’elle réponde à nos questions, adressons-les aux biologistes : « L’image de l’univers, écrit le Professeur Julian Huxley, que la science moderne offre à considérer, est un processus unique d’auto-transformation, durant lequel des possibilités nouvelles peuvent se réaliser. Le cosmos entier, dans toute son effarante et vaste étendue, est constitué d’une même « étoffe cosmique ». A la suite de W. James je choisis délibérément ce terme lourd plutôt que celui de matière parce que l’on oppose en général la matière à « l’esprit » alors qu’aujourd’hui il est manifeste que l’étoffe du cosmos ne se réduit pas aux seules propriétés matérielles. Lorsqu’elle s’organise d’une certaine façon — sous la forme de corps et de cerveau humains par exemple —    elle est capable d’exercer des activités mentales aussi bien que matérielles ».

M. Julian Huxley présente ici l’une des plus fécondes suggestions que la biologie puisse offrir. Sur ce sujet brûlant on voudrait le harceler de questions.

De quelle nature est cette « étoffe cosmique » dont il nous entretient? Cette dénomination est bien autre chose qu’un artifice de langage; elle invite la pensée scientifique à entreprendre des recherches dans une voie nouvelle, à s’affranchir des errements anciens.

Une insurmontable routine de la pensée nous impose de ne voir dans la matière que les seules propriétés décelées par la chimie et la physique. J’hésite à croire qu’une fonction aminée, les propriétés de l’aldéhyde ou des pyrrols ressemblent de quelque façon aux jeux de la conscience.

Dois-je supposer qu’un corps chimique possède l’obscure connaissance de ses activités? Je n’arrive pas à m’en convaincre. Une telle hypothèse soulève trop d’objections.

On a dit qu’à partir d’un haut degré, très complexe, d’organisation électrochimique, une fonction nouvelle « émergerait » de l’arrangement des molécules : la fonction mentale.

Sans doute convient-il d’admettre que la pensée exige, pour se formuler et s’énoncer, le support d’une architecture nerveuse ; et les neurones — si simples en apparence — dont l’enchevêtrement compose la trame du cerveau sont des édifices moléculaires d’une effrayante complexité. Tandis qu’une idée traverse notre champ de conscience, des potentiels électriques parcourent les réseaux de matière cérébrale ainsi organisés. Personne ne songe à douter de cela. Mais suis-je autorisé à en conclure que les neurones, leurs cylindraxes, leurs corps cellulaires, les arborisations de leurs dendrites pensent, à mesure qu’ils se dépolarisent et se repolarisent? Elaboreraient-ils dans l’intimité de leur structure cette conscience que j’ai d’émettre une réflexion, tout comme une glande endocrine m’imbibe de ses hormones? Me pensent-ils?

En d’autres termes, les nerfs sont-ils des lieux privilégiés où les idées prennent naissance, ou bien en est-il autrement? Une pensée issue de moi et référable, en retour, à moi-même, emprunte au chemin de mes neurones ses formes d’expression. Au foyer d’émission de la fonction mentale se situe un « je », une conscience indifférenciée — centre potentiel et origine de toutes activités de l’esprit.

Telle est l’évidence du témoignage que se donne le témoin intérieur lorsqu’on l’interroge sur son expérience.

S’il est vrai que la conscience soit antérieure — dans la hiérarchie des niveaux d’intégration — à ses formes innombrables d’expression mentale, nous voilà dispensés de la faire sortir soudain d’un arrangement de molécules. Elle préexiste aux configurations de la matière comme à celles de l’esprit; elle en domine les formes.

En stricte logique, cette conclusion s’imposait dès l’ouverture du débat sur les rapports de la matière et de l’esprit.

La matière est un concept, il correspond à une manière sensorielle de saisir et d’interpréter une expérience donnée. Notre pensée l’a extrait du témoignage des mains en accord avec les yeux; je touche et regarde un morceau de fer; il résiste au palper, mon regard recueille sur lui diverses mesures. La notion de matière lui est applicable; elle est imposée à l’homme par l’usage de ses sens. Au même titre que toute autre notion, elle est de nature mentale et nous met en présence d’un champ sensoriel.

Ainsi les arrangements moléculaires — ceux des neurones — d’où émanerait la pensée selon la doctrine des physiologistes, ne seraient nullement des substances véritables. Par leur nature ils appartiennent au genre du schéma, de l’imagerie descriptive. Notre entendement les a créés dans les opérations d’un travail de recherche — formules utiles à qui désire manœuvrer les phénomènes naturels.

Tant s’en faut que leur organisation en édifices chimiques produise jamais une étincelle d’esprit! Car ces édifices, l’esprit les a construits par ses spéculations, à mi-chemin entre théories et expériences. Il surplombait donc nécessairement son œuvre.

Hâtons-nous d’ajouter aussitôt ceci : les descriptions de phénomènes à l’échelle moléculaire que nous devons au labeur du biochimiste ne sont nullement de vaines images ; elles exposent et recouvrent en même temps une réalité invisible — un ordre cosmique insaisissable en soi.

Mais nous commettrions des erreurs graves en attribuant une propriété quelconque aux configurations matérielles que notre conscience a créées.

L’examen des rapports où se rencontrent la matière et l’esprit nous aurait-il conduit à une impasse?

Au point où nous sommes, la matérialité s’est révélée un concept de l’esprit; et l’esprit penché sur l’abîme de son champ d’investigation ne découvre plus rien que lui-même. Depuis le commencement de ses démarches, comme ici dans l’attente d’une halte provisoire, aussi loin que tombe sa sonde à la recherche d’un cosmos intelligible, il ne reconnaît que son propre reflet offert dans un miroir.

L’étoffe unique où l’univers et l’homme entremêlent inséparablement leur trame serait-elle faite d’une réalité impalpable, d’une réalité inclusive et ordonnatrice analogue à l’essence invisible de la loi cosmique?

Cette Réalité ne renonce ni à la matière ni à l’esprit et ne les oppose point en antagonistes. Plutôt elle les contient l’une dans l’autre et soumet tous les aspects de la vie à son ordre.

Aux yeux de quiconque observe sans préjugés la Nature, une commune étoffe pénètre les plantes, les bêtes, l’homme; cette étoffe n’est pas seulement fabriquée de matière, on reconnaît dans ses fibres le jeu incontestable du psychisme, une singulière aptitude constructive analogue à l’ingéniosité de l’inventeur s’y révèle aussi.

Maints biologistes soutiennent que les instincts opèrent sans discernement, à la manière d’une mécanique. Ils illustrent leur thèse en soulignant l’absurdité de certains actes accomplis en vertu d’un déclenchement instinctif. Un goéland — oiseau fort perspicace en certaines circonstances puisqu’il identifie ses petits parmi des milliers de jeunes qui nous paraissent tous semblables — le goéland ne sait pas reconnaître ses propres œufs s’ils tombent à deux pas du nid; il les mange au lieu de les couver. Stupide animal.

Une routine aveugle, un déclic instrumental plutôt qu’une intelligence, même obscure, dirigerait les opérations de l’instinct. Rien de comparable à notre psychisme humain n’y présiderait.

Les conduites les plus subtiles dont un animal se montre capable s’expliqueraient aisément par des interactions d’énergie réverbérant entre récepteurs et effecteurs, par des tropismes associés en chaînes, par des réflexes. Nous voilà éclairés.

Les explications fort simples —et d’ailleurs tout à fait exactes — d’une biologie mécanistique rendent-elles inutile, désuète, l’hypothèse d’une conscience agissant dans la bête?

Il est peu vraisemblable, admettons-le, qu’un animal s’interroge selon le mode humain sur la conduite à tenir. Ses hésitations même, les conflits et névroses dont il souffre à l’occasion ne ressemblent guère à nos examens de conscience. Mais la conscience de moi, et l’esprit raisonneur dont l’homme se flatte de détenir le privilège, représentent seulement des îles isolées dans la vaste étendue du psychisme. Chez l’animal, les courants d’énergie émotionnels peuvent s’articuler en des séquences logiques inhérentes aux structures de la race. Leurs impératifs dictent alors une conduite d’apparence rationnelle, éthique, esthétique. Ils assument au sein de la psyché des fonctions exécutives.

C’est un appareil strictement logique, aussi, qui commande la satisfaction des besoins de l’individu ou de l’espèce. Konrad Lorenz a étudié en savant et en poète à la fois ces merveilleux accomplissements d’une conscience non verbale étrangère à notre dialectique raisonneuse mais où la raison d’état biologique impose ses exigences.

L’homme occupe un îlot seulement dans l’immense étendue de cet océan psychique dont il ignore encore la diversité, l’abondance, les richesses. Cela ne l’empêche pas de vouloir juger cet univers. Il s’autorise à en classer les valeurs mentales — à les approuver ou à les déprécier — selon qu’elles ressemblent plus ou moins à ses propres modalités humaines de conscience. L’anthropocentrisme, ici encore, nous détourne de découvrir les horizons extra-humains.

Parce que la réflexion critique a atteint, avec l’avènement de l’homme, un degré remarquable de développement, parce qu’elle l’investit d’une puissance accrue, nous risquons de méconnaître les formes plus secrètes moins éclatantes à première vue — du psychisme.

Ces formes non intellectuelles de la psyché manifestent dans la genèse des structures biologiques leur activité immanente à la Nature, elles s’expriment au travers d’une fonction normative.

En les désignant par le terme de forces créatrices, on définirait mal leur caractère. Elles produisent des plans de vie en fonction d’un savoir pratique, exécutif qu’elles connaissent par l’usage immémorial des normes.

L’examen de leurs œuvres animales et végétales nous enseigne qu’elles retracent les errements du passé mais aussi qu’elles inventent, prospectent, associent en combinaisons à l’infini les potentialités de la vie.

On ne peut douter qu’elles appartiennent par leur nature à la sphère du psychisme car elles en reflètent toutes les particularités reconnaissables aisément dans la conduite des processus constructifs.

Leur élan persiste en nous, inséparable de nous-même, dans le cours entier de notre existence. Sans cesse elles nous trament, nous machinent, nous entretiennent, nous font ensemble mourir et vivre, nous réparent.

Finalement elles nous résorbent en elles.