Frédéric Lionel
Un talisman insolite et le cheval ailé

Si des faits apparemment sans liens débouchent sur des événements imprévus, on parle de hasard, mot commode qui, tôt ou tard, aboutit à la question : « Le hasard existe-t-il ? » La réponse est simple, à condition d’admettre que les circonstances imprévues, donc attribuées au hasard, découlent de phénomènes dont l’interaction nous échappe. Un événement peut paraître fortuit et n’être, en vérité, que l’aboutissement d’un ensemble d’intentions, d’actes ou de pensées, liés par une trame invisible, entraînant un effet attribué au hasard.

(Extrait de l’énigme que nous sommes, édition R. Laffont 1979)

Si des faits apparemment sans liens débouchent sur des événements imprévus, on parle de hasard, mot commode qui, tôt ou tard, aboutit à la question : « Le hasard existe-t-il ? »

La réponse est simple, à condition d’admettre que les circonstances imprévues, donc attribuées au hasard, découlent de phénomènes dont l’interaction nous échappe.

Un événement peut paraître fortuit et n’être, en vérité, que l’aboutissement d’un ensemble d’intentions, d’actes ou de pensées, liés par une trame invisible, entraînant un effet attribué au hasard.

Lors de l’un de mes voyages, je rencontrai fortuitement dans les rues de Londres un ancien officier britannique qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, m’avait fait parvenir à Paris un nombre de dossiers découverts en Allemagne, dossiers manifestement destinés à ne jamais être divulgués, puisque ayant trait aux doctrines secrètes du national-socialisme.

Connaissant mon intérêt pour tout ce qui touche à la métaphysique, cet officier avait, à l’époque, jugé que je pourrais en tirer des enseignements utiles et révélateurs.

Je me plongeai donc dans l’étude de ces documents, traitant de considérations philosophiques et métaphysiques alors peu connues, éclairant une vision du monde ayant rendu possible l’influence occulte d’une poignée d’hommes, voulant faire du national-socialisme l’expression d’une gnose secrète, dont l’application déboucherait sur une surhumanité.

Bien des éléments de cette mystique ont été, depuis, divulgués. Nous les évoquâmes, en nous promenant dans les rues de Londres, sans que je puisse un instant me douter que, par hasard, ce même jour, un jeune Américain de ma connaissance, parlait de moi et de ces problèmes, en conduisant un groupe de compatriotes à la Hofburg de Vienne, pour y admirer le trésor des Habsbourg.

De cette coïncidence je fus informé dès le lendemain soir à Paris. Le téléphone sonna et me réveilla en sursaut.

— Ici Jain, annonça une voix familière. J’espère ne pas vous déranger ?

— Que si, répliquai-je. Vous avez oublié que notre heure d’été est en avance sur la vôtre.

— En effet, admit Jain sans se démonter. Mais ce que j’ai à vous demander est important. Seriez-vous disposé, cher Frédéric, à recevoir un groupe d’amis américains, que je pilote en ce vieux monde, pour éclairer notre lanterne ? J’ai organisé un voyage en Europe et votre ancien élève a, comme il convient, décidé de leur faire découvrir les enseignements de la tradition occidentale dont vous m’avez souvent parlé.

— Je vois, fis-je, peu enthousiaste, pensant que l’entretien aurait pu attendre le lendemain.

— Nous sommes à Vienne, poursuivit Jain, et je viens d’avoir une vision bouleversante. Je n’aurai de cesse avant de comprendre le fin mot de l’histoire. C’est à la Hofburg, l’ancien palais impérial des Habsbourg, que cela m’est arrivé. Dans la salle des trésors. Je regardais la lance de Longinus qui s’y trouve et je sais que vous n’ignorez rien de la légende qui l’entoure. Or, brusquement, je perdis la notion du temps et de l’espace. Transporté dans une autre dimension, je me suis vu à la cour de l’empereur Barberousse, et je vous assure qu’il ne s’agit pas d’une simple illusion. Je vous donnerai des détails de vive voix. Ils sont stupéfiants.

— Vous avez trop lu de romans d’histoire-fiction, fis-je amusé, car je savais le penchant de Jain pour le monde occulte et sa curiosité concernant ses vies antérieures.

Il ne manquait, en effet, aucune occasion pour essayer de se documenter, et il fréquentait assidûment les cercles intéressés par la métempsycose. Je compris donc l’importance qu’attachait mon jeune ami à une vision occasionnée par la contemplation de la lance de Longinus. Je connaissais sa légende, elle était mentionnée dans les dossiers trouvés en Allemagne, que j’avais compulsés.

Des comptes rendus plus ou moins fantaisistes, parus ces dernières années, l’auréolèrent, en outre, d’une aura particulière et Jain, sensible à ce genre de lecture, avait été, pensais-je, influencé par ces récits. Il ne releva pas ma boutade.

— Ramené sur terre par mes compagnons, poursuivit-il, je leur parlai du mythe suivant lequel, par miséricorde, Longinus, le centurion romain, aurait percé le flanc de Jésus crucifié. Vous n’ignorez pas que suivant ce même mythe, tout possesseur de la lance sacrée se trouve investi d’un pouvoir surhumain. Grâce à lui les empereurs germaniques, détenteurs de la lance, purent établir le Saint-Empire romain.

« J’informai mes compatriotes qu’elle exerça sur Hitler une fascination sans égale et je leur indiquai le rapport qui existe entre la relique et le Saint-Graal. Ne conduit-elle pas en droite ligne au château d’Anfortas et à la guérison miraculeuse des blessures du roi, accomplie par Parsifal qui cicatrisa ces blessures par simple apposition de cette lance, conquise après avoir surmonté les épreuves dressées sur son chemin.

« Vrai ou faux, tout cela mérite qu’on s’y arrête, conclut Jain. Je souhaite, et tous ceux qui m’accompagnent le souhaitent avec moi, vous demander de nous aider à décortiquer le mystère.

J’acceptai. Comment aurais-je pu faire autrement ? Nous prîmes donc rendez-vous et dès la semaine suivante, le petit groupe vint frapper à la porte de ma maison au bord du Léman.

Le temps était au beau fixe. Les tilleuls répandaient des effluves parfumés et la surface lisse de la nappe d’eau ressemblait à un miroir argenté.

— Nous ne sommes pas des touristes comme les autres, précisa Jain en faisant les présentations. Nous sommes des touristes à la recherche de l’insolite.

Ils étaient sympathiques, ces touristes « pas comme les autres ». Pour la plupart ils venaient de Californie et étaient avides d’apprendre mille choses sur l’Europe, qu’ils visitaient, à une ou deux exceptions près, pour la première fois.

Jain avait prévu la visite de centres historiquement ou légendairement intéressants, ce qui donnait au périple choisi un aspect de pèlerinage aux sources de la civilisation occidentale.

Ayant à peine atteint la trentaine, il était probablement le benjamin des voyageurs d’outre-Atlantique, mais ses « ouailles », comme il les appelait, n’étaient pas beaucoup plus âgées que lui.

Blond, les cheveux longs, barbu, élancé, je me l’imaginais fort bien caracolant sur un fougueux destrier aux côtés de l’empereur Barberousse, mais je ne pipais pas.

Jain mourait d’envie d’aborder le sujet qui lui tenait à cœur. Aussi à peine étions-nous assis sur l’herbe, qu’il expliqua :

— Je vous assure que ce que j’ai lu au sujet de la lance de Longinus n’a pas influencé ma vision. Je sais, oui, je sais de façon certaine, que j’ai participé aux tribulations de l’empereur et que j’ai combattu à ses côtés. Je comprends, aujourd’hui, pourquoi Hitler a donné le nom de Barberousse à son projet d’invasion de la Russie. La lance y est pour quelque chose. C’est un talisman aussi puissant qu’insolite que l’empereur chérissait par-dessus tout. C’est grâce à lui qu’il réussit ses exploits. C’est grâce a lui qu’il a vaincu ses ennemis. Hitler se l’étant approprié s’imaginait l’égaler. Son amour pour l’œuvre de Wagner n’est pas étranger à la fascination que ce talisman unique exerçait sur lui. Dans l’opéra Parsifal, le héros acquiert la lance magique. Dans l’histoire le dictateur se l’appropria par l’invasion de l’Autriche.

« Les événements récents se rattachant aux événements du passé me prouvent, et ma vision me l’a confirmé, que pour pouvoir assumer mon destin, je dois découvrir le rôle qui fut le mien auprès de Barberousse.

Il me fixait de ses yeux bleus et je le sentais non seulement exalté mais prêt à avaler toutes les couleuvres que je n’avais aucune envie de lui servir.

Je pris mon temps pour répondre, désirant remettre à leur juste place les faits mythico-historiques, non seulement pour éviter les interprétations hasardeuses, mais aussi pour souligner le danger qu’il y a de vouloir, à tout prix et avant l’heure, connaître les données d’éventuelles existences passées, que les dieux miséricordieux recouvrent du brouillard de l’oubli.

Le développement des facultés intellectuelles, commençai-je, ont nécessairement atrophié les facultés de perceptions intuitives ou inspirées de notre cerveau. Encore faut-il faire une distinction entre intuition et inspiration.

« L’inspiration prend sa source dans ce qu’on pourrait appeler des courants de pensée supérieure, c’est-à-dire dépassant les normes humaines.

« L’intuition correspond à une résonance supra-mentale, par laquelle ce qui est intuitivement perçu est ressenti comme vérité du moment ou comme instant de Vérité.

« Réactiver les centres de perception supra-sensoriels, sans négliger pour autant l’importance d’une adhésion spontanée de la raison, laquelle confirme ce qui est ainsi perçu, entraîne une certitude quasi inébranlable. La sérénité qui en découle facilite, à son tour, la captation de vibrations hyper-physiques et il n’est pas absurde de concevoir que la lance, même si elle n’est pas celle qui transperça le flanc de Jésus, puisse influencer celui qui la regarde. Cela, surtout, si son imagination exacerbée par la sensibilité affective l’entraîne à revivre le drame de la Passion, ou tout autre événement auquel, par la résurgence d’une réminiscence enfouie dans les ténèbres du subconscient, il pense avoir participé.

« Vous m’avez souvent entendu dire, cher Jain, que rien ne peut être appris à l’âme qui ne soit pas déjà virtuellement et en puissance inscrit en elle. Appelons cette inscription indélébile « atavisme », lequel alors n’est pas d’essence physique. L’évolution particulière de chacun pourrait ainsi être inscrite mystérieusement, rythmiquement, pourrait-on dire, dans son subconscient.

« La quête du Graal symbolise la quête conduisant à la Connaissance des Lois de la Nature, donc également, celles auxquelles obéit la résurgence d’une mémoire atavique. Elle révèle, si tel est le cas, lorsque l’heure est venue, d’éventuelles existences antérieures. L’heure n’est venue que lorsqu’on est prêt à accepter, sans peur et sans reproche, le meilleur comme le pire. Dans le cas contraire, à défaut d’avoir atteint le niveau de perception, sinon globale, tout au moins très étendue, qui seul libère de la peur, toute révélation partielle ou intempestive peut provoquer des troubles graves.

« Réfléchissons que, par méconnaissance de l’effet karmique, on pourrait s’imaginer à tort ou à raison devoir subir telle ou telle conséquence terrifiante d’un acte jadis accompli.

« Un passé sans tache est, en effet, improbable. Dès lors, à défaut de pouvoir contrôler le bien-fondé de révélations qui sont faites par des tiers, ou qu’on a partiellement entrevues, on risque, par orgueil, honte, satisfaction ou anxiété, de perdre son libre arbitre, donc de réagir à des illusions.

« S’adresser à un médium ou s’exercer à des techniques hypnotiques et méditatives conduit à l’impasse. L’impossibilité de vérifier par ses propres facultés ce que « voit » le médium oblige à croire ce qu’il décrit. Or, ce qu’il « voit » n’est peut-être que le reflet d’une pensée de celui qui le consulte. Ou encore, la résonance vibratoire produite dans son psychisme par d’impalpables sillons tracés dans le champ énergétique astral, dus à l’impact d’événements qu’amplifièrent la haine ou le fanatisme.

« Hitler devant la lance, relique appartenant au trésor impérial des Habsbourg, eut, à en croire certains documents, une vision. Ne m’en veuillez pas, vieux Jain, de vous avoir blagué l’autre soir au téléphone, car je ne vous blaguais pas au sujet de la vôtre. Je vous blaguais pour vous rendre circonspect. Quoi qu’on pense, bien des facteurs agissent subconsciemment.

« Prenons l’histoire pour témoin, ou tout au moins la petite histoire qui prétend que Hitler, visionnaire, a cru être la réincarnation d’un archevêque du Xe siècle, Landolfe de Capoue, individu peu recommandable, soit dit en passant, puisque excommunié pour cause de magie noire.

« Landolfe est censé avoir possédé la lance, talisman puissant, croyait-il, pour dominer le diable évoqué dans la poursuite de ses sombres desseins.

« Les hommes qui, à l’arrière-plan du national-socialisme, tiraient les ficelles, confirmèrent, pour des raisons aussi obscures que leurs desseins, ce que Hitler ne demandait qu’à admettre.

« Etablissons une hypothèse de travail, et demandons-nous si le cours de l’histoire eût changé si ces hommes avaient fait état d’une réincarnation, toujours possible, du frère de Landolfe, le dénommé Aténolfe.

« Landolfe de Capoue, l’histoire nous l’apprend, fit occire Aténolfe. Imaginons, dès lors, toujours et uniquement au titre de l’hypothèse de travail, que ces mêmes éminences grises du IIIe Reich aient prétendu qu’Aténolfe s’était incarné, pourquoi pas, en « Mussolini » !

« Absurde ! direz-vous. A quel titre ? Une hypothèse en vaut une autre. Ce qui est certain, c’est que telle affirmation aurait changé du tout au tout le comportement du dictateur, et c’est cela que je voulais vous démontrer. On ne se lie pas d’amitié avec un homme dont on peut craindre une vengeance « karmique ».

« Ne croyez pas qu’il s’agisse d’une plaisanterie. Il s’agit de comprendre que l’illusion supprime le libre arbitre. On réagit au lieu de penser par soi-même, en toute liberté.

« S’imaginer voir ceci ou cela, avant d’avoir éveillé les facultés aptes à le confirmer, peut conduire à tous les excès. Une révélation isolée est aléatoire. Comprendre les lois de la métempsycose est comprendre les lois du karma, nom oriental de la loi des causes et des effets.

« Il va de soi, qu’en conséquence de cette loi, l’assassin est lié karmiquement à sa victime, et même dans l’ignorance du comment de ce lien l’influence qu’exercerait pareille conception serait déterminante.

« La découverte du monde occulte postule une préparation spirituelle. Précisons que le terme occulte ne désigne pas simplement une dimension cachée, mais une dimension que les facultés sensorielles ne sauraient à elles seules explorer.

« Pour parvenir à cette exploration, il faut faire appel à une faculté jusque-là ignorée, puisqu’il s’agit de percevoir une évidence inaccessible à l’analyse logique.

Je fis une pause, jugeant avoir épuisé cet aspect du sujet conduisant, en passant par la lance de Longinus, au symbolisme du Graal.

Je sentais Jain déçu. Il aurait aimé avoir la confirmation de sa vision, mais je me gardais de toute allusion, même hypothétique, allant dans le sens de ce qu’il désirait entendre, pour ne pas l’encourager à poursuivre des chimères qu’il prendrait pour des certitudes.

— L’origine du mot Graal, enchaînai-je, est controversée. Le terme égyptien de « Gradal », voulant dire « feu du ciel », pourrait être rapproché du symbole de la coupe d’Emeraude, vase mystique contenant le sang du Seigneur.

« Je présume que vous connaissez tous les grandes lignes du mythe conté par Wolfram von Eschenbach, écrivain moyenâgeux rendu célèbre par l’œuvre de Wagner.

« Aussi me cantonnerai-je à vous rendre sensible son aspect ésotérique, qui n’est pas étranger au thème de notre entretien d’aujourd’hui.

« La légende précise que Joseph d’Arimathie, l’un des disciples de Jésus, recueillit le sang du Seigneur coulant de la plaie causée par la lance de Longinus, dans une coupe d’Emeraude.

« Une version différente mentionne le sang tombant goutte à goutte des blessures            causées par la couronne d’épines. Peu importe. La coupe d’Emeraude, qui serait celle dont se servit Jésus lors de la Sainte Cène, a elle aussi sa légende. Elle aurait été taillée par des anges dans une émeraude portée par Lucifer et perdue par l’archange lorsqu’il se précipita dans les ténèbres, pour y maintenir vivante la lumière divine. Telles sont les prémisses, mais arrivons au fait.

« La coupe symbolise l’ouverture spirituelle, à ce qui vient d’en haut. L’Emeraude, Pierre de la Lumière Verte, image les mystères de la Nature et le sang, véhicule de Vie par son dynamisme occulte, établit le lien entre tout ce qui existe pour évoluer.

« Une métaphore alchimique éclaire le message que transmet le calice sacré. Elle évoque, dans un langage fleuri, les noces chimiques de l’Esprit Solaire, le sang, et de la Coupe Lunaire, la Coupe d’Emeraude, soit l’union de deux natures, Solaire et Lunaire,  rationnelle et inspirée, clé de toute compréhension fondamentale.

« La quête du Graal, quête de Connaissance est accessible à celui qui, dans la pureté de ses intentions, a réalisé l’union de l’intellect et de l’âme, réalisé en lui l’équilibre harmonieux des deux natures masculines et féminine, du Yin et du Yang.

« Rappelons que cette union prônée par les alchimistes conduit à la découverte de 1a Pierre Philosophale, lorsque l’adepte a réussi la fusion de la neige purificatrice et du feu générateur, aboutissement d’une quête essentielle.

« Le roi Arthur et ses douze Chevaliers illustrèrent cette quête éternelle des hommes, en lui conférant un éclat particulier.

« Le nom « Arthur » dérive du nom celte « Artouros », dont la racine « our » signifie feu ou lumière.

« Douze est un nombre pas comme les autres : douze furent les Apôtres ; douze portes compte la Jérusalem Céleste ; douze sont les signes du Zodiaque, correspondant aux douze forces primordiales ; ils furent douze autour du Maître lors de la Sainte Cène, au cours de laquelle le vin, dans la Coupe, se transforma mystiquement en sang.

« Dans toutes les traditions le sang joue un rôle sacré. Ce rôle, par les hommes, fut souvent profané. Lourd, très lourd est le tribut du sang payé par l’humanité ignorante.

« Le sang des victimes immolées inonda les autels érigés à de faux dieux. Bien des tragédies s’engendrèrent par la fausse interprétation de l’atavisme sanguin, entraînant l’idée de la pureté raciale.

« La loi du sang ne se révèle qu’à celui qui, par l’ascèse purificatrice, a atteint un état de transparence, grâce auquel l’étincelle divine peut rayonner en lui et en dehors de lui.

« Seule l’ascèse ainsi comprise débouche sur l’éveil des facultés aptes à capter l’impact subtil d’énergies transcendantales. C’est pourquoi on attribua, de tout temps, au sang, des vertus magiques.

« Le désir de les accaparer conduisit à tous les excès. Les rituels prenant le sang pour support sont légion. Le sang étant le symbole de la « génération » devint, par voie de conséquence, celui de l’immortalité. C’est par le Sang que se transmettent, non seulement les éléments héréditaires physiques, mais aussi ataviques, donc mystiques, et toutes les traditions le soulignent.

« La couleur rouge est, elle aussi, symbolique. Rouge est la couleur de l’œuvre alchimique accompli, celle de la maîtrise, du dynamisme vital, aboutissant à la conscience supramentale.

« Ne soyons donc pas étonnés par les multiples spéculations qui s’échafaudèrent autour d’un symbole qui est un symbole de pureté, indispensable pour conquérir le Graal.

« Les douze compagnons du roi Arthur partirent à sa conquête. Dignes représentants de la Chevalerie éternelle, ils s’engagèrent sur une voie Royale, celle qui débouche sur l’illumination.

« Vous avez traversé, m’adressai-je à mes auditeurs attentifs, la mare aux harengs afin de vous documenter sur certaines valeurs essentielles qu’il ne faut pas violer, si l’on veut découvrir le mystère que pose la Vie. N’est-ce pas ?

Captivés, ils approuvèrent.

— Dès lors, parlons de Chevalerie, et pour ce faire, commençons par affirmer que plus le monde s’empêtre dans ses contradictions, plus l’homme cède à l’attrait du merveilleux. La magie de la transmission mythique exerce son emprise et nombreux sont les voyageurs qui sillonnent des contrées, souvent lointaines, cherchant à décrypter les messages inscrits dans les pierres burinées par l’âge, à seule fin de s’orienter sur les routes de l’existence.

« Les animaux fabuleux, les sanctuaires antiques, les temples et les pyramides sont, en effet, les témoins d’un indéfinissable « ailleurs », qui correspond à une nostalgie enfouie dans la nuit de l’inconscient.

« Qui donc hésiterait à chevaucher Pégase, pour s’élancer vers de lumineuses hauteurs, porté par les ailes de l’intuition créative, gage d’immortalité ? Qui donc hésiterait à chevaucher Pégase pour atteindre les sommets de la perfection, le cheval ailé étant le symbole de ce qui élève l’homme au-dessus de lui-même ?

« C’est pourquoi le cheval, de tous les animaux qu’il domestiqua, est considéré par l’homme comme étant sa plus noble conquête. Le cheval, à l’Est comme à l’Ouest, fut et reste la monture des dieux. Dans le Rigveda, le livre sacré des Indous, le Soleil est assimilé à un étalon. Dans la mythologie grecque, le char solaire d’Apollon est tiré par sept coursiers, et il est dit que Bouddha quitta ce monde sur un cheval blanc.

« Le cheval blanc symbolise les forces créatives, le cheval noir, le mystère. C’est la raison pour laquelle les carrosses de nos contes de fées sont tirés par des chevaux noirs. Le cheval blême figure, en revanche, la mort.

« Poséidon créa Pégase avec le sang de Méduse, l’une des Gorgones, décapitée par Persée, mythe illustrant la fonction purificatrice de l’eau, grâce à laquelle les instincts pervertis, que symbolisent les serpents entourant la tête de la Gorgone, se transforment en énergies spirituelles.

« Bellérophon, sur Pégase, vainquit la Chimère, mais, par ambition démesurée, voulut s’élever jusqu’à l’Olympe. Puni par Zeus, il perdit Pégase pour toujours.

« L’union du cavalier avec sa monture préfigure la fusion de l’intelligence et de l’instinct. Le jour, c’est le cavalier qui guide et qui dirige la bête. La nuit, c’est l’instinct de la bête qui supplante la cécité temporaire du cavalier.

« La Chevalerie romaine prit Pégase pour symbole. La tradition ancestrale de la Chevalerie, bien plus ancienne que la Chevalerie romaine, se fonde sur des textes sacrés. Il est bon de les connaître, car, à certains tournants de l’histoire, on s’aperçoit que les héritiers légitimes d’une tradition, par méconnaissance de vérités éternelles dont l’expression n’est pas adaptée au rythme de l’époque, se trouvent déposés sur la rive et rejetés d’un courant véhiculant, sinon un secret, du moins une connaissance apte a inspirer une élite.

« Or, tout au long de l’histoire, la multitude qu’effraye les remous toujours violents en période de brassage d’idées, d’affrontement et de confusion, fait instinctivement appel à une élite qu’elle juge apte à proposer des solutions à ses problèmes, et à répondre à des aspirations qui dépassent singulièrement le cadre sociopolitique en lequel une fausse élite tente de les enfermer.

« De nos jours la scène semble vide, telle est l’angoissante constatation à laquelle parviennent un nombre croissant de personnes. Ce vide est dû à une retenue regrettable de ceux qui hésitent à se manifester sur la scène du monde, de crainte d’être la cible d’adversaires toujours enclins à frapper pour démolir, même, et peut-être surtout, ceux qui défendent l’Intangible.

« En période de démagogie et de surenchère, peu propice à la réflexion sage et pondérée, la remise en place des élites de Connaissance s’impose. Il n’est certes pas question de donner en exemple une Europe moyenâgeuse, où le chevalier était à l’honneur. Il s’agit d’évoquer une Tradition Universelle qui pourrait, si elle est véritablement comprise, révéler cette nouvelle élite, sans qu’il soit pour cela nécessaire de faire étalage de titres, de grades ou de diplômes.

« Ainsi est-il dit dans les textes sacrés, et je ne fais que les répéter, que le chevalier est, avant toute chose, celui qui est à même de régir le royaume avec justice, compréhension et indulgence, faisant preuve, en toutes circonstances, d’Intelligence.

« Le royaume dont il s’agit est celui de l’homme et le chevalier, en fonction des textes sacrés, défend le faible avec l’assentiment des dieux, au nom de « la » Loi, et non pas au nom de « sa » Loi.

« La responsabilité lui échoit d’accomplir son devoir au nom de la Loi, et si pour l’accomplir il entame le combat, il le livre sans haine et sans désir de satisfaire une revendication quelle qu’elle soit. Mais simplement pour faire triompher la justice.

« En outre, et ces mêmes textes le soulignent, si son ennemi d’hier, son ennemi tout court, ou son ennemi de l’instant est vaincu et se trouve désemparé, il est tenu, et cela rigoureusement, non seulement de lui accorder assistance, mais encore de lui sacrifier, si cela est nécessaire, sa propre existence.

« Il serait bon, à notre époque, de méditer les implications d’une telle attitude qui, sans aller jusqu’au sacrifice, engagerait les individus et les peuples à davantage de compréhension et de tolérance les uns vis-à-vis des autres.

« Il fait également comprendre qu’un chevalier, dans le cadre de cette Tradition, se doit d’être vigilant pour déceler l’essentiel en toute chose, pour agir avec intelligence et pour reconnaître l’expression du génie individuel là où il se manifeste, ne serait-ce que pour l’exalter.

« En ce qui concerne le combat, il n’est jamais une affaire personnelle et n’est entrepris que pour la défense de ceux qui ont recours à lui, ou qui se sont placés sous sa protection.

« Le combat dans la lice ne survient que lorsqu’il n’y a pas d’autre solution. Le chevalier l’entame sans peur, soit pour protéger un peuple, une Tradition ou des faibles qui se trouvent menacés. En revanche, le combat contre l’ignorance est primordial et ne peut se gagner qu’en éclairant les problèmes de juste façon. Cela postule une prise de conscience des rapports qui existent entre chaque chose et toutes les autres.

« Aucune opinion préconçue, aucune notion personnelle ne doit voiler la perception claire des choses de la Vie et, comme dans la légende, le chevalier doit vaincre le dragon qui menace la liberté de son jugement même, et surtout lorsqu’il est engendré par ses propres faiblesses.

« Il est bon de répéter que si d’anciens textes méritent considération, il ne s’agit pas de faire revivre l’idéal d’une époque, mais de redécouvrir un message essentiel qui se situe hors du temps.

« Le chevalier moderne, s’il devait renaître, aurait soin de cacher son armure d’or sous des vêtements modernes, ce qui ne le protégerait qu’imparfaitement contre les adversaires qui s’acharneraient contre lui, ne serait-ce que par ignorance. Lui-même n’aurait aucun ennemi, car chacun serait son frère dans la communauté humaine.

« Il agirait dans le quotidien comme tout un chacun, mais ne participerait pas à l’agitation, l’avidité ou l’affrontement du monde. Il resterait un arbitre impartial qui reconnaîtrait ce qui doit être entrepris, sans se faire d’illusion quant aux résultats de ses efforts.

« Par la découverte d’un frère en chaque individu, il se découvrirait lui-même, ainsi que l’essentiel en toute chose qui toujours reflète la Vie. Il serait ainsi, tout naturellement, le protecteur de tout ce qui est vivant.

« La Tradition authentique ignore les frontières. Elle se retrouve semblable sur les bords du Gange, sur les rives de la Méditerranée et sur les bords du Rhin, ce qui prouve que la Loi et le Devoir sont les mêmes partout.

« Dans les textes sacrés, il est dit que si un chevalier arrivait un soir parmi ses pairs, même si nul ne le connaissait, le respect devant l’homme, devant son allure et devant son rayonnement, devait suffire pour lui éviter toute question inutile. Personne ne demanderait d’où il vient ni où il va, et pas davantage son nom, car son humanité suffirait à le faire admettre dans le cercle des chevaliers.

« Grande, alors serait la joie d’avoir découvert un frère digne de son armure, digne de son épée, symbole du protecteur de la Vie et de l’anéantissement des ténèbres. A notre époque, une tendance diamétralement opposée contraint chacun à se munir d’un grand nombre de documents, faute de quoi il risque de soulever la suspicion et d’être, tôt ou tard, arrêté.

« Insensé apparaîtrait celui qui oserait braver ces dispositions que justifie une méfiance élevée au niveau d’une institution sur laquelle repose la sauvegarde de l’État.

« Insensé apparaîtrait celui qui oserait reconnaître un frère par simple fraternité spirituelle. L’appréhension d’une fraternité vivante entre les hommes conduirait, pourtant, à l’établissement d’une civilisation vouée à la paix, ne serait-ce que par le fait que la communion spirituelle se passe du langage conventionnel et s’établit entre les hommes de race, de couleur et de religion différente, ce qui la rend indépendante de toute compréhension due à la variation que subissent les mots dont le sens change au gré des époques et des régions.

« Tout en évoquant une ancienne Tradition, il faut se rendre à l’évidence que les faits historiques, par leur déroulement, prêtent aux événements une certaine coloration, ce qui a pour conséquence de susciter, lorsqu’on parle de Chevalerie, des images qui faussent l’idée qu’on se fait d’un phénomène qu’on juge périmé.

« Derrière le phénomène se cachent, néanmoins, des valeurs essentielles, éternellement valables puisqu’elles comportent des notions auxquelles l’homme doit se référer s’il veut rester fidèle à lui-même.

« Ainsi, aux Indes, il y a des documents dont l’âge dépasse 5000 ans, mentionnant les Kshatriyat, soit des chevaliers.

« Au Japon, des documents à peine plus jeunes énumèrent les devoirs des Samouraïs.

« Les Chinois, à l’époque archaïque, choisirent pour guide de leur race un chevalier à la noire armure.

« Au seuil du nouvel âge, il ne s’agit pas de négliger, par orgueil ou incompréhension, les messages qui constituent, en fait, un héritage sacré de l’humanité. Ils pourraient contribuer à éveiller le sens des responsabilités d’une élite désireuse de collaborer au Grand Œuvre Cosmique, en comprenant sa Loi et en l’accomplissant.

« C’est pour la dégager que les Ordres de Chevalerie se donnèrent pour tâche de libérer « celui » qui était en captivité, ce qui historiquement conduisit aux Croisades, qui furent considérées comme service de Dieu.

« Il s’agissait, en fait, de la libération de ce qui est immortel dans l’homme et il s’ensuit que le chevalier par excellence était celui qui savait libérer la Divinité dans la solitude et le secret de son âme, pour atteindre un état de disponibilité agissante en parfaite harmonie avec les lois de l’Univers.

« Dans la chapelle des Chevaliers de Malte, à Rome, il est un tableau représentant un Grand Maître de l’Ordre. Il comporte, dans son illustration, tous les symboles du chevalier, lesquels ne diffèrent guère de ceux de l’initié.

« Précisons que le terme « initié » convient à un Etat d’Etre permettant la manifestation de l’Intelligence dépouillée des voiles que tisse tout conditionnement, qu’il soit familial, social, politique ou autre.

« Sur ce tableau se trouvent réunis tous les instruments de mesure. Il y a le globe, symbole de l’Univers, la cuirasse de Sagesse qui symbolise le dynamisme de la Vie et son harmonie, le manteau d’azur qui symbolise la maîtrise de la matière vierge, tandis que la doublure blanche du manteau symbolise la pureté et l’invulnérabilité. Sur la cuirasse brille la croix à huit pointes du chevalier de Malte, ce qui indique la maîtrise de l’Univers dans ses huit directions comme dans son centre, pour être à la fois régent du centre et des huit horizons.

« Seul un chevalier errant est vraiment libre de tous liens. Il est libre de reconnaître la Vérité, en dehors de tout cadre constitué et, dès lors, d’être vrai. Il dévoile à celui qui souffre la voie de la guérison en indiquant, au-delà des limites, que les hommes se créent, le seuil qu’il s’agit de franchir pour percevoir l’essentiel. Il ne tire de sa Connaissance aucun profit personnel. Il ne confond pas la lettre avec son Esprit et sa disponibilité agissante est d’autant plus grande qu’augmente la confusion du monde.

« Plus elle grandit, plus il cherche à rester intérieurement silencieux pour être le canal d’une intelligence supérieure apte à guider ses pas.

« Par le silence intérieur il découvre qu’il est ce qu’il pense, voit, touche, désire ou aime, et cette prise de conscience conduit à une maturité que comporte la réalisation de son destin.

« Le mot chevalier, comme du reste le mot élite, ne correspond pas à notre époque, à l’idée de l’épanouissement humain fondamental. Il serait souhaitable de trouver un mot mieux adapté pour désigner un homme ayant emprunté la voie initiatique, conduisant à l’illumination, c’est-à-dire à la compréhension globale et, dès lors, à l’union avec le Grand Tout.

« Peu importent les mots. Il s’agit de saisir le message d’une Tradition trop souvent méconnue, grâce à laquelle il est possible d’explorer les dimensions visibles et invisibles du royaume confié à l’homme, afin de lui apprendre à le régenter en parfait accord avec les lois de la Vie. Telle est l’aspiration profonde d’une génération qui s’efforce de redécouvrir, sans pour autant s’en rendre compte, ce qui est éternellement valable, intangible et incorruptible.

« Telle est votre aspiration, ajoutai-je en conclusion. Et puisque vous êtes venus de loin quérir un message fondamental, je ne doute point que vous saurez le transmettre à ceux qu’il pourrait toucher.

Le soleil couchant dorait de ses rayons rasants la surface de l’eau, un oiseau pépiait, perché sur une branche au-dessus de nos têtes.

Personne ne bougeait, mais la fraîcheur du crépuscule nous ramena vite à une réalité plus terre à terre. Nous nous levâmes pour gagner la maison et je proposai d’écouter, avant de nous séparer, l’ouverture de Parsifal, l’ouverture dédiée à celui qui a « percé le voile ».

Ainsi, mieux que toute parole, la musique saurait clore notre entretien. Bercés par elle, tout commentaire devint superflu lorsque, un peu plus tard, nous nous séparions.