René Fouéré
Une compréhension du monde née d'une « intelligence » non intellectuelle

Etymologiquement, « comprendre » veut dire « saisir ». Ce que je traduirai par « prendre sur soi », en donnant à cette expression une signification non pas impérieuse et agressive, mais, en quelque sorte, affectueuse. Pour moi, comprendre le monde, au sens profond du terme — et ce sens devient profond quand il s’agit de comprendre la totalité du monde sous tous ses aspects —, ce n’est pas s’en donner une explication intellectuelle, tenue pour satisfaisante, en observant scrupuleusement les règles d’une logique admise. C’est ou ce serait prendre conscience de son vrai, de son intime rapport avec nous, avec l’essence même de notre être.

(Extrait de La révolution du Réel, Krishnamurti. Chapitre Libération et Vérité – Temps et espace la pensée et ses images. Édition Le Courrier Du Livre 1985)

Etymologiquement, « comprendre » veut dire « saisir ». Ce que je traduirai par « prendre sur soi », en donnant à cette expression une signification non pas impérieuse et agressive, mais, en quelque sorte, affectueuse.

Pour moi, comprendre le monde, au sens profond du terme — et ce sens devient profond quand il s’agit de comprendre la totalité du monde sous tous ses aspects —, ce n’est pas s’en donner une explication intellectuelle, tenue pour satisfaisante, en observant scrupuleusement les règles d’une logique admise. C’est ou ce serait prendre conscience de son vrai, de son intime rapport avec nous, avec l’essence même de notre être.

Ce serait le saisir, au sens de le prendre avec nous, « tout contre nous », si l’on peut dire et, plus précisément, ne pas le sentir étranger à soi ou se sentir étranger à lui. Ce serait perdre la notion d’en être distinct, la notion d’un rapport entre lui et nous qui serait semblable à ceux que nous établissons communément entre nous et ce que nous appelons les objets ; lesquels rapports sont d’ordre technique et intellectuel.

Saisir, non au sens de s’approprier, mais d’intégrer en soi, de sorte que toute notion d’une frontière d’incertitude ou de conflit entre la chose et nous, entre la chose et notre conscience, disparaisse.

Dans son acception la plus fréquente, « prendre conscience », c’est prendre conscience de quelque chose qui nous était jusque-là extérieur, étranger. Cela peut garder un sens même lorsqu’il s’agit de prendre conscience de soi, parce que, dans sa notion commune, la conscience est divisée, renferme des contenus contradictoires ou inclut dans son contenu des dissensions, en sorte qu’on peut se sentir d’une certaine façon étranger à un élément de sa propre conscience dont on prend conscience. On peut vouloir expulser de soi, en quelque sorte, un élément qu’on découvre en soi, par cette prise de conscience.

Cette compréhension du monde dont je viens de parler, et qui n’est pas le résultat d’une recherche intellectuelle, ne peut naître que de cette intelligence véritable — étymologiquement « intelligence » signifie « compréhension » — dont parle Krishnamurti, de cette intelligence intemporelle qui n’oppose ni ne divise ni ne fragmente, qui est tout à la fois la source et le regard de toute réalité.

Si, comme le soutient Krishnamurti, et il a toutes chances d’avoir raison, nous ne sommes pas vraiment séparés de l’univers, si nous sommes en profondeur cet univers même, toute tentative intellectuelle de le comprendre sera, dès l’origine, vouée à l’échec. Car elle sera menée par un esprit s’interrogeant au sujet de l’univers comme si cet univers était situé hors de lui, comme s’il en était séparé.

En sorte que, si soigneusement que soit formulée son interrogation et si scrupuleusement que les règles de la logique soient observées dans le traitement de cette interrogation, elle sera, dès l’origine, une question mal posée, à partir de bases subtilement fausses, à partir d’une vision insidieusement incorrecte des choses. Si le monde est moi, je n’ai pas à le comprendre en dehors de moi, mais à le comprendre en tant qu’essentiellement je ne suis pas différent de lui.

C’est bien ce qu’a dit Krishnamurti dès 1930, à Ommen [1] et, s’il en est effectivement ainsi, toute tentative intellectuelle de comprendre le monde ne peut jamais aboutir. Elle est vouée à un irrémédiable échec. L’illusion dont elle est affectée au départ ne peut manquer de se retrouver à l’arrivée.

On pourrait aller jusqu’à dire qu’il ne s’agit pas de trouver un sens au monde conçu comme distinct de soi, mais de perdre l’habitude de lui en chercher un dans le domaine et dans l’esprit de nos investigations coutumières. Lesquelles, même lorsqu’elles se veulent philosophiques, n’en restent pas moins tributaires des méthodes de recherche suggérées par l’intelligence technique.

En résumé, si, en la cherchant ailleurs, nous ne trouvons pas de réponse à l’énigme que le monde paraît nous poser, si personne d’autre ne peut nous la donner, c’est sans doute parce que, à notre insu, elle se trouve en nous-mêmes, masquée ou déformée par l’illusion de notre séparation d’avec le monde, d’avec autrui. On pourrait dire que, métaphysiquement, il n’y a pas d’autrui, en sorte que la question à laquelle nous cherchons une réponse, n’est pas correctement posée.

9.6.1983

[1] Voir « Krishnamurti et la non-individualité de l’être humain », page 173.