Jean-Yves Leloup
Une immense nostalgie

« Au moment de t’engager sur une voie, demande-toi si cette voie a un cœur », disait Don Juan, l’initiateur de Carlos Castaneda. Il ne s’agit pas ici du cœur physique, ni même du cœur affectif et émotionnel, mais du cœur comme centre d’intégration de toutes les facultés de la personne, ce cœur — « centre » de l’homme — dont témoignent à peu très toutes les grandes traditions religieuses de l’humanité.

(Revue Itinérance. No 1. Mai 1986)

C’est toujours un homme qui a une expé­rience. Mais le drame, c’est que cette expé­rience se chosifie, on en fait un dogme, alors qu’il s’agit de retrouver qu’elle fut l’expérience de ce que je suis. Qu’est-ce que Moïse a vécu à travers l’expérience du buisson ardent, qu’est-ce que Jésus a expérimenté ?

Plutôt que de parler de tradition primordiale, disons qu’à la racine de toutes traditions, il y a cette expérience qu’un homme ou groupe d’hommes a pu avoir de quelque chose qui transcende l’espace et le temps, comme une poussée, une ouverture dans le réel absolu que nous allons après traduire dans notre lan­gage. Moïse parle comme un homme de son temps, de son époque et Mahomet parle avec un langage qui est le sien.

Aujourd’hui quelqu’un qui a cette expérience de l’ouverture au réel absolu en parlera avec sa langue d’aujourd’hui. Les unes comme les autres nous désignent pour cette expérience unique.

« Au moment de t’engager sur une voie, demande-toi si cette voie a un cœur », disait Don Juan, l’initiateur de Carlos Castaneda. Il ne s’agit pas ici du cœur physique, ni même du cœur affectif et émotionnel, mais du cœur comme centre d’intégration de toutes les facultés de la personne, ce cœur — « centre » de l’homme — dont témoignent à peu très toutes les grandes traditions religieuses de l’humanité.

Un des drames de l’homme contemporain, c’est qu’il â perdu son cœur. Entre le cerveau et le sexe, il n’y a rien ; quelquefois quand même une immense nostalgie… mais souvent on passe des analyses les plus froides aux débordements pulsionnels les plus inconsidérés.

L’homme devient ainsi de plus en plus schizophrène ayant perdu le centre d’intégration, de « personnalisation » de son être : le cœur. Une intelligence sans cœur n’est pas vraiment humaine. Un ordinateur, lorsque sont décuplées ses banques de mémoires est plus « intelligent » que l’homme. L’intelligence sans cœur, « la science sans conscience », éclaire nos sociétés d’une lumière froide où l’homme « se gèle », s’analyse et s’ennuie…

Une sexualité sans cœur n’est pas une sexualité vraiment humaine, quel que soit la quantité de nos intensités pulsionnelles, ce n’est que dans une relation de personne à personne que le plaisir bref peut se transformer en bonheur durable. « Dans le véritable amour », disait Nietzsche, « c’est l’âme qui enveloppe le corps ».

C’est le cœur qui donne du sens à nos étreintes, comme c’est le cœur qui peut orienter les découvertes de l’intelligence (Cf. la physique nucléaire) dans un sens positif à la vie de l’humanité. Nous sommes à l’époque des néons et des couvertures électriques, des lumières froides et des chaleurs opaques. On ne se réchauffe pas auprès d’un néon électrique, on ne s’éclaire pas auprès d’une couverture chauffante. Nous avons perdu la flamme qui est à la fois lumière et chaleur.

« Redire ad cor », « retourne à ton cœur », la parole du prophète est plus que jamais d’actualité. Dans les grandes traditions de l’humanité, la vie spirituelle est souvent considérée comme une itinérance (ni un itinéraire, ni une errance) vers le « lieu du cœur », lieu d’intégration de toutes les facultés de l’homme (intellectuelles, affectives, sensitives), mais aussi « lieu de Dieu », c’est-à-dire lieu de la contemplation du Réel Absolu, « tel qu’il est ». Tout le travail de l’ascèse consistera en une lente purification du cœur (de ses nœuds, les « hidriya granthi » de la tradition hindoue, de ses pensées dispersantes et néfastes, les « logismoi », de la tradition chrétienne), afin qu’il devienne capable de VOIR. « Bienheureux les cœurs purs, ils verront Dieu ». Non seulement le cœur purifié devient capable de voir « Celui qui Est » dans son Essence mais aussi dans sa Manifestation, car qu’est-ce qu’un cœur pur, sinon cet « œil » devenu capable de regarder toutes choses, sans projection, sans transfert, avec cette qualité d’innocence qui fait que le monde se réfléchit en lui comme dans une eau limpide…?

Un cœur pur, c’est peut-être encore davantage : l’Amour caché dans les profondeurs de l’Être et de la lumière va s’y révéler et faire de lui le « Temple de l’Esprit ».

Alors le cœur s’attendrit et il ne peut plus supporter — qu’il en entende parler ou qu’il en soit témoin — le moindre tort ou la moindre souffrance infligée à une créature quelconque. Et c’est pourquoi, même en faveur des ennemis de la foi ou des êtres privés de raison, ou encore de ceux qui lui font du tort, il offre sans cesse des prières accompagnées de larmes pour qu’ils soient protégés et fortifiés. Il le fait même en faveur des reptiles… » (Isaac le Syrien, ed. Wensick, p. 341).

Alors s’expérimente la métamorphose essentielle : « le cœur de pierre devient un cœur de chair ». De sa profondeur « jaillit des fleuves d’eaux vives » — L’Amour Incréé se mêle à notre amour, ils deviennent UN : c’est l’Éveil du Cœur !

Jean-Yves Leloup est un écrivain, théologien, philosophe et thérapeute. Fondateur de l’Institut pour la rencontre et l’étude des civilisations et du Collège international des thérapeutes, il a publié de nombreux ouvrages chez Albin Michel, dont « Un obscur et lumineux silence, la Théologie mystique de Denys l’Aréopagite », «L’assise et la marche », « Écrits sur l’hésychasme », « Paroles du mont Athos », « l’Enracinement et l’ouverture », « Manque et plénitude », « Prendre soin de l’Être », « l‘Absurde et la Grâce », « Un art de l’attention » etc. Il a donné des traductions et des interprétations innovantes de l’évangile et apocalypse de Jean, ainsi que les évangiles considérés comme apocryphes (Philippe, Marie, Thomas).