Sacha Nacht
Une rencontre privilégiée

Le « conscient » — ou ce que nous nommons ainsi par opposi­tion à l’inconscient — ne se construit que par son contact avec l’ex­térieur. Il reflète, par définition, ce qui est mouvant et changeant, et c’est pourquoi notre « courant mental » est aussi mouvant et changeant que la réalité extérieure. Si le seul destin de l’homme était de se laisser entraîner dans le flot du devenir, avec ce mi­nimum de liberté que lui laissent ses propres instincts, combien irrémédiablement pitoyable nous apparaîtrait sa condition ! Mais Roger Godel m’a appris comment l’homme pouvait, au plus pro­fond de lui-même, jeter l’ancre dans le port où se tient, tran­quille et sûre, l’immuable vérité.

(Extrait de l’ouvrage collectif d’hommage : Roger Godel – De l’humanisme à l’humain, Éd. Les Belles Lettres, 1963)

Sacha Nacht (1901-1977) était président de la société psychanalytique de Paris.

Liminaire

D’AUTRES que moi diront dans ce recueil dédié à la mémoire de Roger GODEL ce que fut cet homme d’exception. Ils diront, avec plus de compétence que je ne saurais le faire, ce que fut son œuvre, dont on commence seulement à mesurer la portée. Ils commenteront tour à tour le philosophe, le métaphysicien, l’homme de science, le neurologue, le cardiologue, et même le médecin tout court dont le regard plein de bonté savait péné­trer jusqu’aux racines mêmes de toute souffrance.

Quant à moi, qui n’ai eu le grand privilège d’approcher Roger Godel que pendant les deux dernières années de sa vie, je ne pourrai parler que de ce que j’ai personnellement acquis auprès de lui, et qui me demeure à jamais précieux.

Je dirai d’abord ce que fut ma surprise de trouver en lui l’homme répondant exactement à ce qu’était son œuvre : dense, diverse, généreuse et profonde. Il n’y avait pas là ce décalage pénible qui nous fait si souvent regretter de connaître un jour l’auteur d’une œuvre que nous admirons : Roger Godel était exac­tement l’homme de son œuvre. Je ne crois pas qu’on puisse rendre un plus haut hommage à sa mémoire que celui-là.

Ce que j’ai acquis personnellement auprès de lui ? Non, disons plutôt ce qu’il m’a donné, avec cette inlassable générosité qui était la sienne. Pour moi, ma rencontre avec Godel marque un tournant au-delà duquel ma propre relation au monde a pris une dimension nouvelle.

Mais, pour quitter ce terrain trop personnel, je voudrais sur­tout parler de ce que le psychiatre en moi, et le psychanalyste, ont appris de Roger Godel, qui n’était cependant ni l’un ni l’au­tre. Il n’y avait pas de sujet auquel il reconnût un intérêt que Godel se contentât de connaître superficiellement. L’intégrité de son esprit exigeait qu’il allât toujours au fond des choses. Aussi avait-il, parmi d’autres, une connaissance théorique parfaite et de la psychiatrie et de la psychanalyse.

Je me rappelle avoir un jour évoqué, au cours d’un de ces précieux entretiens que j’eus avec lui, la théorie freudienne qui postule l’antagonisme existant entre le conscient et l’inconscient et qui les oppose dans une lutte constante. Cette lutte tend à ce que le premier maîtrise et intègre le second, faute de quoi l’homme reste divisé contre lui-même et ne peut atteindre ici-bas ni paix ni plénitude. Dans cette perspective, la source de l’agitation tourmentée qui entraîne les humains dans le tumulte de la vie se trouverait dans l’inconscient, celui-ci étant uniquement le ré­servoir des forces instinctuelles qui cherchent aveuglément leur impossible assouvissement. Roger Godel pensait que l’inconscient était, en effet, cela, mais pas uniquement cela. Il refusait de ne voir dans l’inconscient que cet enclos de démons intérieurs, cette source intarissable de besoins et de désirs perturbateurs qui ne laissent pas l’homme en repos. C’est ici que Roger Godel a éclairé pour moi d’une lumière toute nouvelle la fonction de l’inconscient. C’est avec lui et grâce à lui que j’ai découvert cet autre versant auquel la « raison raisonnante » n’a guère d’accès. Là, dans le silence des profondeurs, prend sa source une autre forme de connaissance où l’homme entrevoit ce qui peut — ou pourrait — être en lui unité. Les distinctions se fondent, le tumulte des ins­tincts se tait, et c’est au cœur de son intériorité la plus pure que l’homme atteint le fameux « Noeïn » de Parménide — connais­sance qui transcende la réalité phénoménale pour atteindre la réalité « nouménale ».

Ainsi s’enrichissait singulièrement pour moi la notion d’in­conscient. Je découvrais que l’homme y puisait non seulement les forces vives nécessaires à son existence, mais une autre qualité de force nourrissant en lui ce qui échappe au devenir et à la multiplicité.

Le « conscient » — ou ce que nous nommons ainsi par opposi­tion à l’inconscient — ne se construit que par son contact avec l’ex­térieur. Il reflète, par définition, ce qui est mouvant et changeant, et c’est pourquoi notre « courant mental » est aussi mouvant et changeant que la réalité extérieure. Si le seul destin de l’homme était de se laisser entraîner dans le flot du devenir, avec ce mi­nimum de liberté que lui laissent ses propres instincts, combien irrémédiablement pitoyable nous apparaîtrait sa condition ! Mais Roger Godel m’a appris comment l’homme pouvait, au plus pro­fond de lui-même, jeter l’ancre dans le port où se tient, tran­quille et sûre, l’immuable vérité.

Je ne dis pas que nul, avant Godel, n’avait eu connaissance de cette part de l’homme par quoi il touche à l’éternel : lui-mê­me disait tout ce qu’il devait aux philosophes de la Grèce anti­que, et aussi aux philosophies d’Extrême-Orient. Mais nul n’a senti comme lui combien ces deux aspects de l’inconscient de l’homme étaient proches, voire complémentaires. Il a forgé le chaînon nouveau qui relie la connaissance la plus antique aux découvertes psychologiques les plus modernes, sans jamais déprécier l’une au profit de l’autre.

Dois-je préciser que cet approfondissement nouveau du do­maine de l’inconscient m’a beaucoup aidé à mieux voir — et à mieux comprendre — ce qui déchire et divise l’homme en butte à des conflits intérieurs qui font finalement de lui un homme psychiquement malade ? Si l’homme ne peut atteindre, ni même entrevoir, ce qu’il porte en lui de paisible et de permanent, ne sera-t-il pas indéfiniment tourmenté par les multiples sollicitations de la réalité extérieure ? Et si cette réalité extérieure est pour lui la réalité tout court — la seule réalité — où puisera-t-il la force qui fera contrepoids à ces sollicitations épuisantes?

L’homme lutte, mais le repos est à portée de sa main, ou du moins de son cœur. Il désire, mais la paix est là qui l’attend au plus profond de lui-même, « meilleure que tout désir ». Il souffre, mais la félicité attend cependant qu’il vienne à elle. Il suffit pour cela que l’homme apprenne à se tourner vers cette source de toute paix qu’il porte en lui. Je dois à Godel d’avoir appris que ce recours intérieur ne sonnait pas comme le glas du renoncement, mais donnait au contraire à la vie — à la vie quotidienne — des possibilités mille fois plus riches. J’ai vu, avec lui, qu’il n’y avait nulle incompatibilité entre les aspirations si diverses de l’homme. De ce que j’ai appris là, j’essaie de faire profiter ceux qui, dans leur misère, ont recours à moi.

Aussi ma gratitude envers Godel se trouve-t-elle accrue de tout ce que tant d’autres lui doivent à travers moi. Que sa mémoire trouve ici un hommage que chaque jour renouvelle et multiplie.

S. NACHT