Denise Greindl
Une romancière définit le dépouillement

Le thème ? Une jeune femme médecin aime un reporter britannique rencontré à Hong-Kong, un reporter charmant mais affublé d’une épouse et de nombreux enfants. C’est tragique. Leur amour est profond, vrai. Leur désir de ne plus se quitter s’accroit chaque jour. C’est presque un prélude à la béatitude. Ils s’aiment, se découvrent en devenant l’un pour l’autre de plus en plus précieux. Ils s’aiment et cela suffit.

(Revue Être Libre. No 229. Octobre-Décembre 1966)

Un proverbe chinois dit : « Les dieux, les hommes, les diables se conduisent de la même façon ».

Il y a des exceptions, des êtres éblouis, et Han Suyin est de ceux-là. Han est un très grand écrivain chinois qui vit intensément et finit par crier à trente-sept ans : « Tout commence par l’amour et le dépouillement ». Elle a le génie de la vie !

Dans son livre « Multiple Splendeur », elle nous enseigne à devenir meilleur. Tout son livre est un hymne à la joie, un hymne d’extase.

Le thème ? Une jeune femme médecin aime un reporter britannique rencontré à Hong-Kong, un reporter charmant mais affublé d’une épouse et de nombreux enfants. C’est tragique. Leur amour est profond, vrai. Leur désir de ne plus se quitter s’accroit chaque jour. C’est presque un prélude à la béatitude. Ils s’aiment, se découvrent en devenant l’un pour l’autre de plus en plus précieux. Ils s’aiment et cela suffit.

Han (tel est son vrai nom dans le livre) défend à Marc de parler d’aspirations spirituelles au XXe siècle et pourtant elle ne peut cacher à sa voisine d’hôpital cette phrase significative : « Marc et moi, nous nous aimons tant, que nous ne pouvons plus résister à ce qui est noble ».

Puissant paradoxe !

« Multiple Splendeur » n’est pas un roman à l’eau de rose. C’est un champ de bataille, une arène, où l’on se bat pour sa patrie, tout en étant à la merci de l’amour.

Les pages de tendresses voisinent avec d’autres où la révolution-communiste bat son plein, où la ligne de la pensée rouge s’infléchit. Cette ferveur amoureuse incite tout l’univers d’aujourd’hui à s’émouvoir. En Amérique, même, les lecteurs balbutient d’ivresse devant la beauté d’une communion qui se renouvelle d’elle-même.

« Moi, dit Marc, le matérialiste, je veux me renoncer Suyin pour te mieux aimer. » Plus loin : « Ceci pour te dire que je t’aime et que j’en ai des larmes aux yeux ». Plus loin : « Je me rongeais les ongles pour oublier le vide de ma vie, je ne me les ronge plus, tu as donc sur moi une emprise que nul n’a jamais eue. Tu fertilises ma vie. »

Cet amour est complet.

La jeune femme qui ne s’était jamais épanouie, annonce « Toutes les portes de ma chair s’ouvrent soudain à ce printemps passionné, à cette exubérante folie, à ce soleil téméraire, bondissant autour de nos jeunes et fougueux désirs ».

Cette artiste, cet écrivain, n’a pas soupçonné avant l’âge de trente-sept ans, la possibilité d’une telle perfection dans une union. Elle s’était pourtant déjà mariée deux fois.

Ce n’est pas leur ardeur, leurs étreintes, qui donnent à leurs corps, à leurs âmes, cette indéfinissable affinité, c’est la qualité de leur amour, de leur élan, de leur aspiration.

« Et voilà, avouent-ils ensemble, nous sommes des problèmes résolus. »

Pour les hommes, c’est dans le travail ou le plaisir qu’ils découvrent ce qui distrait de l’angoisse de vivre. Ici Marc le dit : « J’avais une femme nouvelle à chaque escale ». Plus loin : « Je me dégradais ». « Souffrais-je de ne pas être aimé ? » Plus loin : « J’ai trouvé dans l’amour les réponses à toutes les questions essentielles ». Plus loin : « Comment ai-je pu embrasser tant de femmes, dit-il en regardant Han Suyin avec respect, une seule était capable de me révéler à moi-même et de me révéler l’Absolu ».

Ce grand amour est fait de déchirements. La jeune femme est engagée dans la révolution de l’Asie et doit partir. Lui est impérialiste et n’obtient pas le visa pour la Chine communiste. Que faire ? « Pourquoi dois-je choisir entre ma Chine et toi ?, dit Suyin. « Je partirai là-bas pour devenir meilleure, t’aimer plus. »

Elle revient. « Hong Kong, petit bord de comète, roc d’arrivée, de départ, où je me posais pour préserver Marc de la souffrance. »

Lui répond : « Grâce à notre amour, Han, je comprends que la Vie n’est nulle part qu’en moi-même ». « Je pars pour une mission urgente, Suyin, j’emporte avec moi en pensé l’humanité entière pour lui rendre l’espoir. » « L’amour découvre des raccourcis prodigieux et avant toi je tentais en vain de saisir l’insubstantiel. »

D’où vient donc cet amour dont les lecteurs des six continents ont la nostalgie ? Cet amour de Marc et de Suyin n’aurait-il pas pu s’épanouir sans le dépouillement ?

Je ne le crois pas. Ils n’avaient pas la vocation du sacrifice, mais ont senti en eux-mêmes que l’amour, pour atteindre les sommets, se nourrit de simplicité, de sacrifice, de renoncement, qui atteint à l’anéantissement de la personnalité.

Même Han s’humilie devant Marc, ne se vante plus de ses brillantes études, de ses dons linguistiques, littéraires, diplomatiques, de ses bourses d’études, de ses succès. Elle aime et toute vanité s’évapore.

Un jour à Hong Kong, un sergent de ville les arrête parce que trop tendres en public. « Excusez-nous, dit Marc avec humilité, nous sommes amoureux! »

Autre drame. Han Suyin a été plusieurs fois en Chine, a soigné sa patrie malade et est revenue vers Marc. Il est retourné à Londres où il veut divorcer. Son épouse refuse pour une raison simple : elle aime son mari. Marc est effondré et ne sait comment l’annoncer à sa bien-aimée. « Chérie, tu m’as ouvert les portes de la vie ». Plus loin : « Tu m’as enseigné l’humilité ». « Amie, je vais réécrire à mon épouse pour la contraindre au divorce. » « Suyin, tu es tout pour moi, je suis devenue, grâce à ton amour, un homme digne de ce nom. » « Il y a des choses si grandes entre nous, qu’il est impossible de les définir. » Plus loin encore : « Nul ne m’avait jamais dit ce qu’était l’amour et le dépouillement. »

Au retour de Han Suyin, leur amour semble plus profond encore. Cependant Suyin rêve avoir Marc près d’elle et se le reproche : « Je dois encore beaucoup t’aimer pour te rendre libre, bien-aimé ». Plus loin : « A présent je t’aime toujours par le haut ».

De nouveau ils sont à Hong Kong, ville de lumière en équilibre entre ciel et mer, ce havre de l’amour, cette ville où l’on s’éveille…

Mais leurs retrouvailles sont empoisonnées par une lettre. La femme de Marc refuse le divorce et il ne peut l’y contraindre. Comment réagira Suyin ? Ni sanglots. Ni menaces. Même révolte de jadis, qu’elle portait au creux de l’âme, a disparu. « J’appuyai, dit-elle dans une humilité absolue, mon front à son genou pour lui parler de la gratuité de son amour : Marc je t’attendrai toujours dans mon cœur. D’ailleurs tu ne peux me faire du mal, car le monde que tu laisses derrière toi est tout plein de toi. » Plus loin : « Pars Marc, accomplis ton devoir en Corée ».

Il court alors aux nouvelles, le départ est remis. « Je me presse toujours en montant chez toi, Han, comme si ma visite devait être la plus belle et la dernière. »

En effet, quelques semaines après il est tué. La mort a embrassé un compagnon digne d’elle.

Suyin est très digne et cherche dans la solitude le moyen de ne pas interrompre cette communion. Le veuvage existe-t-il pour une femme qui s’est donnée toute entière ? Ne poursuit-elle pas avec Marc, lointain, cette marche vers des sphères plus vastes ?

Ce livre est puissant; cette virtuose de l’amour nous fait goûter à sa vie d’amoureuse et au départ de son héros qui quitte ce monde, comme s’éloigne une lumière (nos pieds dans la poussière, nos têtes dans les étoiles !)

Suyin écrit comme l’enfant respire et nous communique avec une richesse de style incomparable, sa nostalgie de l’amour infini qu’elle partage avec Marc.

L’œuvre d’Han Suyin contient plus qu’un monde : un cœur qui bat, dans le dépouillement total.

Elle nous enseigne la spontanéité et la gratuité de l’amour.