Hubert Reeves
Vérité et conception du monde

L’erreur fondamentale, c’est précisément de penser qu’au niveau de l’interprétation, on peut arriver à une vérité générale en fait, chacun a sa vérité, qui est la bonne pour lui. C’est sa vie, c’est sa façon de vivre, et c’est très important que cela soit développé. C’est son parcours intérieur — dont il aura besoin quand il devra prendre des décisions, puisque notre vie est telle que nous sommes sans cesse confrontés à des situations dans lesquelles nous devons prendre des décisions morales devant la souffrance.

(Revue Itinérance. No 1. Mai 1986)

Extrait d’un entretien entre Hubert Reeves et Michel Cazenave 24.04.1985

Lorsque nous ne sommes plus dans le domaine de la science, mais dans celui de l’interprétation de cette science, de l’interprétation de la réalité à l’intérieur d’une réflexion sur notre existence et sur l’existence du monde, je pense que les réponses que l’on peut donner à ces questions que nous nous posons, sont des réponses personnelles, en ce sens qu’elles dépendent en même temps des faits objectifs et de la personne qui interprète.

Il y a une masse de faits à interpréter, il y a la croissance de la complexité qui est indéniable. Tout cela relève du domaine de la science : l’apparition des atomes, des molécules, des cellules, des cellules complexes, ainsi que la possibilité qu’ont les forces physiques de lier des millions d’atomes, ce qui demande un ajustement très fin de ces forces on le sait maintenant. Tout cela, c’est du domaine de l’objectif. Mais la question sous-jacente qui est : « Cela a-t-il un sens ? Y a-t-il un sens dans la réalité ? Y a-t-il un projet dans la réalité ? » Je pense que cette question est d’abord de nature personnelle en ce sens qu’elle reflète la sensibilité de celui qui se la pose. Comment se place-t-il, lui, devant ces faits ? Quel est son passé ? Quelle est son histoire ?

Quel est son milieu familial ? Qu’est-ce qu’il aime ? Qu’est-ce qu’il n’aime pas, au contraire, comme idées ? Dans quel domaine de pensée se sent-il vraiment à l’aise ?

Pour prendre un exemple, il est évident que, si une personne a une tendance poétique, globalisante, religieuse ou mystique, elle sera très à l’aise avec l’idée que l’ensemble de ces faits réfléchit quelque chose qui se trouve au-delà dans un certain au-delà qu’elle appellera comme elle voudra. Elle y verra Dieu, ou Shiva ou le Tao, selon son origine.

Je crois que ce qui est important sur ce point, c’est de dire qu’elle doit justement considérer cette interprétation comme personnelle, c’est-à-dire comme composée aussi bien de sa sensibilité, de ce dont elle est faite et sur lequel elle n’a pas de contrôle, de l’influence de son enfance et des idées qu’elle a rencontrées au long de son expérience. Cette personne peut se sentir bien avec d’autres personnes qui ont la même sensibilité, mais si elle rencontre quelqu’un qui a une sensibilité différente et qui, au contraire, est très mal à l’aise avec la pensée religieuse, avec la pensée mystique, avec la pensée poétique, qui est beaucoup plus rationaliste, qui est beaucoup plus critique, cela ne sert évidemment à rien de vouloir se disputer.

Chacun pense en effet qu’il est en train de discuter d’idées alors qu’en réalité, ils sont en train de confronter des sensibilités.

Je dis ça parce que c’est très important. Ne pas en avoir conscience, cela mène d’un côté ou de l’autre à des exclusives, à des prises de positions dogmatiques, à des anathèmes, à toutes ces positions extrêmes qu’on a rencontrées depuis toujours, et qui sont à la base des guerres de religion.

On s’est tellement massacré au nom de la vérité !

L’erreur fondamentale, c’est précisément de penser qu’au niveau de l’interprétation, on peut arriver à une vérité générale en fait, chacun a sa vérité, qui est la bonne pour lui. C’est sa vie, c’est sa façon de vivre, et c’est très important que cela soit développé. C’est son parcours intérieur — dont il aura besoin quand il devra prendre des décisions, puisque notre vie est telle que nous sommes sans cesse confrontés à des situations dans lesquelles nous devons prendre des décisions morales devant la souffrance.

Il importe donc d’avoir une vision intérieure formée sur le monde pour prendre ces décisions, — et même si cette vision, on ne l’obtient que dans un domaine où nous avons très peu de certitudes, mais où nous n’avons que des impressions ou des intuitions.

Cette vision du monde, toutefois, elle est spécifique à la personne. Il ne faut jamais l’oublier. Çà été le grand mal de notre Occident que d’avoir développé cette idée d’une vérité que l’on découvre, que l’on possède et que l’on impose aux autres.

Sur ce plan, l’Orient est beaucoup plus sage, et je songe en particulier à la pensée chinoise, à la pensée taoïste par exemple, qui est une pensée qui ne privilégie pas comme nous cette notion d’équation de la réalité avec des mots, avec des concepts, mais qui privilégie au contraire ce qu’il appelle la non-pensée, une sorte de contact qui est beaucoup plus direct, qui ne passe pas par le cerveau et l’intelligence. Cette notion me paraît en fin de compte beaucoup plus en harmonie avec la réalité et, en tout cas, beaucoup moins dangereuse et nocive, dans la mesure où, par rapport à elle, vous n’êtes pas tenté de massacrer votre voisin parce qu’il ne pense pas comme vous.