Michèle Reboul
Vers une psychologie des racines de l'homme. Entretien avec le docteur Bour

Freud a fait une découverte inconsciente qui concernait son histoire personnelle qu’il a voulu rapprocher du drame de Sophocle, mais la façon dont nous est parvenue cette interprétation, est celle d’une fatalité qui amènerait l’enfant qualifié de pervers polymorphe à être poussé irrésistiblement, pour un fils vers sa mère, pour une fille vers son père, et à rejeter, jusqu’au désir de mort, l’autre parent du même sexe que lui. Si cela nous semble valable dans certaines complications pathologiques, cela nous paraît dommageable d’être érigé en dogme universel. Il serait plus profitable d’en venir à des notions plus simples et limpides, à savoir que l’enfant, après le stade d’attachement maternel, traverse une phase que j’ai appelée « nucléaire », le rattachant au noyau de ses deux parents, et cela d’une façon relativement complexe au plan inconscient, car, d’une part, il a besoin de s’identifier au parent du même sexe que lui s’il a la chance de trouver en lui un modèle valable, et, d’autre part, de vivre son attirance pour le parent de sexe différent…

(Revue Question De. No 20. Septembre-Octobre 1977)

Le docteur Pierre Bour était directeur du service de psychothérapie à l’hôpital psychiatrique « La Chartreuse » de Dijon. Il a publié aux éditions Robert Laffont : « les Racines de l’homme ». Pour le Dr Bour, la psychothérapie ne doit plus considérer l’homme comme un être disséqué, tiraillé entre diverses pulsions mais rechercher la pulsion unique qui lui permettra de s’unifier, celle de l’affirmation de soi, celle de l’épanouissement intérieur qu’il essaie de rendre accessible grâce au psychodrame technique autour duquel se centrent aussi bien les infirmiers que les médecins de son hôpital).

Au-delà de la psychanalyse qui réduit l’homme à ses pulsions, au-delà de la psychologie du comportement qui le limite à ses réflexes, le Dr Bour cherche à atteindre le plus profond de l’homme, sa permanence, son unité, ce que, dans un autre contexte, on appellerait son âme.

Michèle Reboul. — Il y a un proverbe chinois qui dit : « La fleur » qui renie sa racine meurt avant le crépuscule. » Tout votre livre consiste à nous faire prendre conscience de nos racines afin de pouvoir croître harmonieusement. Tout au long de votre expérience de psychiatre, vous avez reconnu la vérité de ces propos de Michel Foucault : « Jamais la psychologie ne pourra dire la vérité sur la folie puisque c’est la folie qui détient la vérité de la psychologie. » Est-ce à dire que, pour vous, la folie représenterait, en creux, la vérité de l’homme dans la mesure où celle-ci ne peut s’exprimer ou s’accomplir ? Le fou serait-il un être dé-raciné, étranger à ses propres racines ?

Dr Pierre Bour. « Fou » est un terme à proscrire de notre langage. Le sujet déséquilibré, incontrôlé est parfois déraciné, parfois momentanément étranger à ses propres racines. Dans bien des cas, ce sont ces racines qui ressortent à travers ses fantasmes et son discours. Les grands malades sont des hommes qui ont vécu sous un couvercle, très souvent répressif, et dont l’énergie psychique, au-delà d’une certaine tension, fait sauter ce couvercle. Ils n’ont pas appris, dans leur jeunesse, à apprivoiser leurs pulsions qui ont été souvent déclarées suspectes et indûment moralisées, au lieu que leur soit enseignée la retenue nécessaire pour pouvoir les chevaucher ou les retenir selon leur choix personnel. Toute la destinée des pulsions se dessine chez l’enfant auquel il importe d’apprendre à passer du régime instinctuel et animal au régime personnel et humain.

M.R. — Le malade mental peut donc être défini comme l’homme qui, ne gouvernant pas ses pulsions, perd le contrôle de lui-même. Ce manque d’apprivoisement des pulsions n’est-il pas dû aux conditions éducatives ?

Dr P.B. Le rôle des parents ou de leur substitut est essentiel. L’ignorance des courants inconscients remonte souvent à plusieurs générations.

M.R. — Quels sont ces courants inconscients, ces pulsions fondamentales, ces racines de l’homme ?

Dr P.B. — Nous avons des ressources d’énergie cachées à l’intérieur de notre psychisme, comme la lave en fusion est cachée à l’intérieur de la planète. Ce sont ces ressources psychiques que Freud a dénommées « libido », mais ce terme flou, imprécis, limité par lui à la sphère sexuelle [1] correspond pas à toutes les forces dont nous disposons, qui gagnent, pour être utilisables et maîtrisées, à être bien différenciées.

Nous pouvons comparer les trois pulsions principales, dans leur distinction et leurs articulations mutuelles.

1) L’agressivité inconsciente ou agressio [2] est la force qui nous permet d’assurer nos frontières de toute intrusion étrangère ; c’est donc une force défensive, mais également constructive. C’est elle qui nous permet de résister à tout ce qui s’oppose à nos choix ou à notre création ; c’est elle qui nous permet de vaincre la résistance de la matière.

2) L’ambitio (appelée ainsi pour la distinguer de l’ambition consciente) est la force qui nous permet de nous affirmer, de tenir debout, de croître et de dominer.

3) L’attractio nous relie au reste de l’univers ainsi qu’à sa source primitive. Nous la voyons en action dans l’attirance hétérosexuée qui aboutit à l’œuf humain et qui est en éveil chez le jeune enfant. Cette attirance est qualifiée d’après son objet : c’est le domaine de nos affinités.

Les pulsions sont articulées entre elles un peu à la façon d’une fusée à réaction dont la propulsion serait assurée par l’agressio, l’axe de la fusée par l’ambitio et la destinée de la fusée par l’attractio. En gros, à l’agressio correspond la main, à l’ambitio la tête et la colonne vertébrale, à l’attractio le cœur : constantes universelles qui ont transcendé le temps.

M.R. — Comment se fait-il que, malgré la source de l’univers que vous pensez être celle de l’amour, l’humanité vive un tel gâchis, à la merci de forces aveugles ?

Dr P.B. — Si nous prenons l’exemple de l’agressio, l’erreur des hommes a consisté à se prendre eux-mêmes pour cibles. Lorenz signale les deux chasseurs qui s’affrontent, leurs armes prêtes à être déclenchées, et qui, à une certaine distance, échangent des bouffées de leur pipe : c’est le calumet de la paix. D’ennemis qu’ils étaient en en restant au stade de l’hostilité et de l’affrontement des fantasmes, des images que l’un se faisait de l’autre, ils sont devenus des amis capables de bâtir ensemble. L’apanage de l’homme est d’être lui-même un microcosme, un monde entier, de sorte que, lorsque les hommes s’affrontent entre eux, chacun veut imposer à l’autre l’univers qu’il est : à ce moment-là, il y a affrontement et nécessité d’opposition, car le secret de l’homme est dans ce qu’il y a d’unique en chacun.

Si les hommes sont capables de s’unir, c’est qu’ils sont capables de se rejoindre jusqu’à leur source, à condition d’exploiter toutes leurs forces. Lorsque ces forces n’ont pas été cultivées d’une façon pacifique, il faut apprendre à l’enfant à lutter (par exemple par l’aïkido qui désarme l’adversaire par amour, ou par le sport). En montrant à l’enfant à s’appuyer sur ce qui résiste, on l’aide à trouver sa matière, celle à laquelle il aime s’attaquer. Sinon il y a des maladies de l’agressio : débordement caractériel, agression contre autrui ou par projection, agression rentrée où la force se retourne contre le sujet qui peut se mutiler, se suicider, ou annuler ses chances d’essor dans un mécanisme névrotique le conduisant à tourner en rond. C’est là qu’intervient la santé de l’ambitio, car tout être a le droit de pouvoir s’affirmer sainement sans empiéter sur autrui. Ceux qui n’y sont pas parvenus peuvent tomber dans l’un des deux écueils, soit du délire ou des idées de grandeur (comme les malades qui se prennent pour Napoléon ou la reine du monde), soit dans le syndrome d’échec qui peut se manifester par un échec dans le succès, comme pour Napoléon ou Hitler, ou par le complexe d’infériorité où le sujet ne pense pas avoir le droit d’atteindre toute sa taille.

L’épanouissement de l’ambitio est subordonné à la façon dont l’enfant a été reconnu dans sa valeur par les êtres qu’il a aimés et qui l’ont aimé.

M.R. — Le complexe d’Œdipe reflète-t-il universellement la réalité de la condition humaine?

Dr P.B. — Freud a fait une découverte inconsciente qui concernait son histoire personnelle qu’il a voulu rapprocher du drame de Sophocle, mais la façon dont nous est parvenue cette interprétation, est celle d’une fatalité qui amènerait l’enfant qualifié de pervers polymorphe à être poussé irrésistiblement, pour un fils vers sa mère, pour une fille vers son père, et à rejeter, jusqu’au désir de mort, l’autre parent du même sexe que lui. Si cela nous semble valable dans certaines complications pathologiques, cela nous paraît dommageable d’être érigé en dogme universel. Il serait plus profitable d’en venir à des notions plus simples et limpides, à savoir que l’enfant, après le stade d’attachement maternel, traverse une phase que j’ai appelée « nucléaire », le rattachant au noyau de ses deux parents, et cela d’une façon relativement complexe au plan inconscient, car, d’une part, il a besoin de s’identifier au parent du même sexe que lui s’il a la chance de trouver en lui un modèle valable, et, d’autre part, de vivre son attirance pour le parent de sexe différent. Cela lui permet de se constituer sexué, tant sur le plan affectif (en y incluant les racines inconscientes) que sur le plan de sa reconnaissance et de son acceptation corporelle. D’autre part, dans la mesure où le couple de ses parents se trouve, suivant les propos du malade, privé d’harmonie, dissocié, dépareillé, l’enfant va tendre inconsciemment à combler le manque à l’unité du couple. Il va édifier à partir des ressources inconscientes de l’attractio une sorte de suppléance bipolaire avec un pôle féminin de renfort tendant à combler chez le père ce que celui-ci n’a pas reçu de son épouse et un pôle masculin de renfort, tendant à combler chez la mère ce que celle-ci n’a pas reçu de son époux. Selon que ce processus dynamique est reconnu ou non par les parents intéressés, cette quête va aboutir à un rapprochement ou à un échec que la psychothérapie sera chargée de réparer. C’est cet échec, poussé à l’extrême, qui joue un rôle fondamental dans le processus de dissociation schizophrénique qui secoue la personnalité comme un tremblement de terre. De même, il conviendrait de resituer les perturbations de l’équilibre sexuel, depuis les tendances sadomasochistes jusqu’à l’homosexualité, par rapport à ce fondamental stade nucléaire. Les autres objets d’attractio qui transcendent le sexe, comme la nature, la beauté, la vérité et la justice, peuvent orienter toute une vie qui se dépasse et se choisit au lieu d’être subie.

Conjointement à ces pulsions, il existe chez tout être vivant deux besoins fondamentaux, l’assimilation et l’élimination. L’assimilation ne se borne pas à la sphère digestive, mais s’étend à la sphère de réceptivité psychique conditionnant, en particulier, la mémoire affective et le registre des rêves. De même, l’élimination ne concerne pas seulement la phase d’éveil de l’enfant à la propreté, mais également la dynamique des rêves et celle de la psychothérapie, chargées l’une et l’autre de nous alléger de toutes sortes de pollutions.

M.R. — Pouvez-vous nous parler de la thérapie du déséquilibre des pulsions?

Dr P.B. — Les moyens de guérison peuvent être répartis en moyens physicochimiques, qui ont pris une grande extension ces derniers temps avec l’essor de la chimiothérapie, dont on aurait tendance à abuser ou à mésuser plutôt qu’à oublier de s’en servir. A titre adjuvant, la chimiothérapie rend d’immenses services dans les maladies à incidences psychosomatiques et dans les conséquences des troubles déclenchés par des causes multiples, en particulier psychologiques, venant de la famille ou du milieu environnant.

Par ailleurs, les traitements psychologiques ont, de leur côté, pris une importance primordiale. Les psychothérapies peuvent être rangées en trois catégories principales :

1) Les méthodes cathartiques faisant appel à l’émotion ou à la reviviscence d’événements traumatisants mal vécus et mal assimilés, pour délivrer le sujet de ses pressions négatives. Ce processus intervient tant dans la bioénergie [3] que dans la dynamique de groupe, le psychodrame [4] ou même les psychothérapies relationnelles d’ordre analytique.

2) Les psychothérapies d’ordre analytique. La psychanalyse, le rêve éveillé [5] ou la narco-analyse, le dévoilement des images psychiques suivant les associations libres permettent de remonter à la conscience de certaines scènes du passé, certains complexes pouvant être ainsi désembouteillés.

Au cours des psychothérapies profondes, l’attachement du malade au médecin peut revêtir une grande importance, mais il passe fréquemment par ce que j’ai appelé la réaction en trois temps : un stade d’adhésion enthousiaste où le personnage du médecin est placé sur un piédestal ; un deuxième temps de résistance, pouvant aller jusqu’au rejet, où le médecin occupe la place d’un bouc émissaire ; le troisième temps est la reconnaissance de la personne du médecin, tel qu’il est avec ses goûts et ses limites.

En ce qui me concerne, j’ai mis au point une technique de psychodrame avec les schizophrènes, où interviennent des objets concrets jouant un rôle catalyseur, en l’occurrence les quatre éléments : la terre, l’eau, l’air, le feu. Cette manipulation permet de réamorcer une reconstitution archaïque, primitive de la personnalité, suivant les perspectives de Bachelard [6].

3) Les psychothérapies d’ordre rééducatif procédant par déconditionnement et reconditionnement, au rang desquelles la rééducation du langage, la relaxation et la technique de Roger Vittoz visant à la reprise du contrôle cérébral à partir d’un réapprentissage réceptif et sensoriel [7].

M.R. — Que pensez-vous de l’antipsychiatrie ?

Dr P.B. — L’antipsychiatrie, qui met les troubles mentaux sur le compte du curriculum vitae du malade confronté à la pression de son milieu, a été une réaction saine et vigoureuse pour s’opposer à une psychiatrie livresque et descriptive se perdant dans les symptômes ou les médicaments, en oubliant, pour considération essentielle, la personnalité du malade. Toutefois, cette réaction a dépassé son but puisqu’elle veut ignorer ce qui fait, en tout bon sens, la matière même de la clinique psychiatrique, à savoir l’observation et le traitement de tous les troubles dont souffre un sujet qui, partiellement ou totalement, reste dans l’impuissance à contrôler ses propres forces.

Savoir que, derrière ces difficultés, cette impuissance, reste intact l’homme qu’il faut aider nous paraît sans doute la prise de conscience la plus opportune dans une matière aussi délicate.

Propos recueillis

par Michèle Reboul


[1] Pour Jung, c’est l’ensemble de l’énergie psychique qui correspondait à ce terme.

[2] « Les dénominations en o que nous avons adoptées ne correspondent pas directement au sens du mot latin, mais plutôt au sens des mots français dont elle dérivent, en lisant leur soubassement inconscient » p. 19).

[3] La bioénergie fait appel à la mobilisation corporelle.

[4] Le psychodrame fait appel aux capacités de jeu spontané, quel que soit l’âge du sujet.

[5] Le rêve éveillé, suivant la technique de Desoille : un sujet, les yeux fermés, énonce les images qui se présentent à sa vision psychique.

[6] La narco-analyse abaisse le seuil de conscience, jusqu’à un demi-sommeil grâce à un produit intraveineux distribué à petites doses et qui facilite la démarche émotionnelle, particulièrement dans les névroses traumatiques.

[7] Cf. Vittoz : Traitement des psychonévroses par la rééducation du contrôle cérébral (éd. Baillet).