Docteur Jacques Vigne
Violence et sacré

Certes chez l’homme, il y a des pulsions comme chez l’animal. Mais ce qui fait que l’homme est homme, disait Aristote « c’est qu’il est plus apte à l’imitation. » (Poétique) Cette faculté d’imitation, Girard en fait un axe de sa pensée. Il l’appelle mimésis. Le singe en possède le germe, lui qui a la faculté précisément de « singer ». Mais c’est chez le petit de l’homme que le mimésis prend tout son développement. Quel appren­tissage culturel serait possible sans cette faculté ? Le bébé n’apprend-il pas déjà sa propre langue maternelle par imitation essentiellement ?

(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)

Il semble important de donner ici un aperçu de l’œuvre de René Girard 1 qui parle de la violence d’une manière très synthétique : ceci permet de jeter des ponts entre de multiples données éthologiques ou ethnologiques, religieuses ou psychologiques jusqu’ici assez séparées, pour ne pas dire compartimentées. Après avoir présenté quelques grands traits de la pensée de Girard, le Dr Jacques Vigne tente de jeter quelques ponts entre certains de ses aspects et la psychologie transpersonnelle.

LA FORCE D’IMITATION SOURCE DE DÉSIR ET DE VIOLENCE

Certes chez l’homme, il y a des pulsions comme chez l’animal. Mais ce qui fait que l’homme est homme, disait Aristote « c’est qu’il est plus apte à l’imitation. » (Poétique) Cette faculté d’imitation, Girard en fait un axe de sa pensée. Il l’appelle mimésis. Le singe en possède le germe, lui qui a la faculté précisément de « singer ». Mais c’est chez le petit de l’homme que le mimésis prend tout son développement. Quel appren­tissage culturel serait possible sans cette faculté ? Le bébé n’apprend-il pas déjà sa propre langue maternelle par imitation essentiellement ?

La mimésis est une force considérable. Marcel Jousse, autre chercheur aux intuitions profondes et synthétiques, en a d’ailleurs fait un des piliers de son « Anthropologie du geste », sous le nom de mimisme. La mimésis forme et modèle les pulsions. Si je vois mon voisin mettre la main sur une pomme, j’ai envie, même si je n’ai que moyennement faim, de la prendre aussi. D’où conflit, car il y a deux mains différentes sur une seule pomme. Dans le même sens, il me revient à l’esprit cette expérience connue de psychologie expérimentale : mettez dix enfants dans une même pièce, donnez-leur à chacun strictement le même jouet. Ils en arrivent rapidement à se battre, tous désirant le jouet d’un autre. Ici naît la violence. Ce qui prouve bien que ce n’est pas tant l’objet qui compte mais les envies qu’il focalise. L’objet n’est désirable seulement parce que désiré par plusieurs.

Le désir, même s’il est fondamentalement pulsionnel, est tout aussi fon­damentalement mimétique. Girard distingue deux mimésis : l’une acqui­sitive, l’autre représentative. La mimésis acquisitive (deux mains pour acquérir le même objet) entraîne nécessairement rivalité, donc violence : tout le monde ne peut pas tout avoir en même temps. La mimésis repré­sentative, elle, correspond plus à l’identification au modèle, par exemple à l’identification de l’enfant à ses parents, moteur de l’éducation, surtout en milieu traditionnel. C’est surtout cette seconde mimésis qu’a étudié Jousse, nous aurons l’occasion de l’évoquer dans notre dernière partie.

Girard, quant à lui, a surtout analysé les multiples relations de la mimésis acquisitive, et de la violence dans la fondation du sacré, de la société et de la psychologie. Nous envisagerons d’abord l’aspect sociologique et historique de la violence tel qu’il l’aborde.

VIOLENCE, SACRÉ ET HISTOIRE

Dans un groupe humain « originel », sans lois a priori, comment les rela­tions peuvent-elles évoluer : la mimésis acquisitive, le fait de désirer par imitation, crée une rivalité, puis une agression. Toujours par mimésis, l’agression appelle l’agression. Il y a une réaction en chaîne, « contagion mimétique » et le groupe finit par exploser. La question aurait pu s’arrêter là, si ces premiers groupes humains n’avaient trouvé la loi du « tous contre un » pour limiter le processus. La violence, au lieu d’être opposée en travers, devient convergente contre un des éléments, qui devient ainsi bouc émissaire.

La mimésis peut donc fonctionner, la violence peut donc s’exprimer, mais il n’y a plus de risque d’escalade catastrophique pour la commu­nauté, puisque la victime est exclue. Elle devient le pire des objets, puis­que tout le monde est contre elle, et le meilleur, puisque le groupe en tant que groupe lui doit sa survie. Elle devient étrangère et fondatrice, acquérant cette ambivalence qui la rend sacrée, qui la « fait sacrée » vic­time du premier « sacrifice ». Chaque groupe traditionnel possède ainsi ses histoires de mise à mort primordiale, d’expulsion, de sacralisation rejouées régulièrement lors des rites de sacrifice. Les esclaves, nommés rois lors des Saturnales de l’ancienne Rome, et que l’on mettait à mort à l’issue de la fête, en sont un des nombreux exemples.

Cependant, d’après Girard, l’Ancien Testament puis le Christ sont sortis, ont dénoncé ce cercle violence / sacrifice. Par exemple, dans l’histoire de Joseph vendu par ses onze frères, la conclusion habituelle aurait été une famille de onze confortée dans sa bonne conscience, avec une expulsion et une divinisation du douzième petit frère. Or, c’est tout l’inverse qui s’est passé. L’innocence de la victime émissaire a éclaté aux yeux de tous, et les persécuteurs se sont retrouvés en position de demandeurs, chose inouïe dans l’histoire sacrificielle.

On pourrait faire la même analyse à propos d’Abel, dont l’innocence a été rétablie par rapport à son meurtrier, Caïn. Cette fois-ci, c’est la race de Caïn qui va être vouée à la destruction par le déluge.

Le Christ et ses disciples, plus que tous |les autres ne sont pas rentrés dans le jeu sacrificiel : bien que le Sanhédrin ait dit :  »il est bon qu’un seul meure pour tout le peuple » (Jean 18-10), l‘innocence de la victime a été de plus en plus évidente, et la réunification espérée paries phari­siens n’a pas eu lieu.

Dans la suite de l’histoire, au fur et mesure que le sens du sacré s’amenuisait, l’efficacité du mécanisme sacrificiel s’est atténuée. La quantité de victimes a remplacé la qualité des sacrifices. Cinquante mille aristocrates environ éliminés pendant la Révolution française, quelques millions de « non-prolétariens » supprimés pendant la révolution russe et avec Staline, six millions de juifs exterminés par Hitler. On évalue dix-huit mil­lions le nombre de décès par fait de guerre de 1100 à 1900. Depuis 1800 c’est-à-dire depuis quatre-vingts ans, on évalue ms nombre à soixante-dix millions au minimum. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. On peut voir dans les théories modernes comme celle de Malthus sur la nécessité des guerres une version actuel du vieux principe du bouc émissaire. Le système étant de faire sortir le mal, tout comme la saignée, objet émissaire, était supposé elle aussi à faire sortir le mal du corps humain.

Devant ces phénomènes, on peut se demander quels sont, d’après Girard, les racines de la violence dans la psychologie individuelle. C’est ce que nous allons envisager maintenant.

VIOLENCE, MIMÉSIS ET PSYCHOLOGIE

Comme nous l’avons évoqué au début de cet article, la mimésis est essentielle dans le développement de l’enfant. Elle inclut ce que la psychologie appelle l’identification, cette faculté qu’a le petit garçon par exemple de prendre son père pour modèle. Elle inclut aussi cette phase de la relation triangulaire père-mère-enfant que Freud a étiquetée com­plexe d’œdipe selon lequel le petit garçon d’environ cinq ans éprouve un sentiment ambivalent envers son père. Ceci n’est pas dû un hypo­thétique désir pervers d’inceste avec la mère ou de parricide, mais plus simplement l’ambivalence inhérente au désir mimétique. L’enfant est attaché depuis l’origine sa mère. Vers cinq ans, ce désir est renforcé — de manière mimétique — quand il s’aperçoit mieux que papa — lui aussi — est très attaché à maman. Il imite son père car dans son esprit, c’est bien d’imiter son père en tout. Et pourtant, dans le même temps, cela entraîne une opposition de la part de celui-ci. D‘où ambivalence, paradoxe que l’enfant mettra longtemps à résoudre. Ce genre de paradoxe est en fait constant dans la vie de l’enfant. Quand il imite papa en train de manger avec une fourchette, c’est très bien, quand il l’imite en train de gribouiller le carnet de chèques ou de gratter une allumette, c’est très mal. Pourquoi tout d’un coup déclenche-t-il la violence des autres ? Seuls les autres, justement, peuvent le comprendre, pas lui. C’est tout un travail de distinguer ce qui est à imiter de ce qui ne l’est pas, de distinguer mimésis représentative et mimésis acquisitive.

Si ce paradoxe, ce genre de « double lien » 2 enfant-parent est vécu comme trop incompréhensible, trop violent pendant trop longtemps, l’enfant aura tendance à se dissocier de ses sentiments spontanés, à ne plus avoir confiance en eux ; cela fera le lit d’une éventuelle schizophrénie de l’adolescence.

AU-DELÀ DE LA VIOLENCE ET DU CONFORMISME : ASPECTS PSYCHOLOGIQUES DE L’ENSEIGNEMENT SPIRITUEL

Nous venons de voir que l’enfant, dans son développement, se heurtait constamment au conflit, au paradoxe entre imitation représentative et imitation acquisitive : « c’est bien d’imiter papa, car il représente mon modèle. Mais si je l’imite pour acquérir ce dont, lui, il a envie, ce n’est plus bien du tout ».

Girard relève, à propos du Christ 3, que le paradoxe disparaît. Il ne peut plus y avoir de conflit avec l’enseignant spirituel puisque l’objet qu’il propose d’acquérir n’est pas matériel, mais intérieur. S’agit-il même d’un objet ? « L’imitation de Jésus-Christ », l’identification du disciple avec le maître spirituel est une grande clef d’évolution dans la psychologie tra­ditionnelle. Nous pouvons voir là une relation de double sans conflit, ce qui nous permet d’insister sur ce point important évoqué par Girard. En effet, quel conflit trouver dans cette définition de la relation maître-disciple dans le zen : « Deux miroirs qui s’illuminent l’un l’autre » ?

Nous voudrions insister aussi sur le fait que la perspective historique dans laquelle Girard analyse la violence et le sacré, mériterait d’être reprise sous un angle plus intérieur, sous un angle d’évolution person­nelle. Il est vrai que le premier stade est celui de la projection du conflit et de sa résolution à l’extérieur. Le sacrifice fonctionne en tant que tel. Ensuite, l’individu prend conscience qu’en s’abandonnant lui-même à une instance supérieure, sacrée, en se sacrifiant, il se rend lui-même sacré. Enfin, il constate que le sacrificateur, le sacrifié et le sacrifice ne font plus qu’un, et c’est le monisme que mettent en valeur, par exemple, nombre de sages indiens. L’expérience personnelle, comme le demandait le Bouddha, remplace alors les béquilles des dieux et des traditions, et le paradoxe des Bacchantes se résout mieux que ne semblait l’espérer un Euripide hésitant lorsqu’il écrivait :« Que jamais nos pensées n’imaginent rien qui soit supérieur aux lois. Que coûte-t-il de reconnaître que le divin à la force en partage ? Ce qui de tout temps fut reconnu vrai tient sa force de la nature. »

En psychiatrie, nous voyons souvent que l’homme a une pente patho­logique vers la dualité. Dans la névrose obsessionnelle ou la psychose, par exemple, une moitié de l’individu culpabilisante et destructrice écrase l’autre moitié qui se laisse faire à plaisir, si l’on peut dire, par des obses­sions ou des hallucinations de plus en plus violentes. Un remède à cette tendance qui est en germe en chacun de nous est de revenir sans cesse au sentiment de l’unité. Accepter ce qui ne va pas comme étant vraiment soi. Accepter la culpabilité comme étant vraiment soi. Accepter aussi qu’il y a en soi autre chose, au-delà de ces deux pôles. Dans les relations humaines, accepter le « rival » comme étant soi, puisqu’il a au fond un désir identique à soi-même.

« Thueïn » a un double sens en grec : « sacrifier » et « agir avec violence ». Si l’homme ne fait pas le travail de se rendre sacré en s’unissant à quelque chose de supérieur, il ne peut qu’agir avec violence. L’action violente, la colère, donnent une impression momentanée, une sorte de sentiment d’unité, et c’est peut-être en cela qu’elles peuvent être un ersatz de sacré. Si la violence vient du désir, et le désir de la mimésis, cultivons la non-mimésis, c’est-à-dire l’indépendance d’esprit. Il est vrai qu’un conformisme extérieur apporte une certaine paix dans les relations sociales. Mais le conformisme intérieur aux systèmes ou aux désirs de la mode débouche tôt ou tard, comme nous l’avons fait sentir, sur la violence. Et avoir l’heureuse impression d’être un exemplaire non conforme, n’est-ce pas un paisible plaisir d’honnête homme ? C’est sur cette notion de paix que je terminerai cet article, car à quoi servirait-il de parler de la violence si ce n’est pour aboutir à la paix ?

Docteur Jacques Vigne

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1 La Violence et le sacré par René Girard, Grasset, 1972. Cf. aussi plus récemment Des Choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978, puis Le Bouc émissaire. (Réédition dans la collection Pluriel)

2 Bateson Watzlawick. Cf. l’œuvre de Bateson et Watzlawick sur la théorie systémique, et toutes les publications actuelles sur les thérapies familiales.

3 Des Choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset, 1978, pp. 438-452. Cité par Girard, La Violence et le sacré, op. cit., p. 203.