Robert Linssen
Vision systémique et physique gnostique

Finalement, le travail de quinze milliards d’années de la Nature aboutit à la formation de systèmes de plus en plus complexes où le Mouvement parvient à s’exprimer à des niveaux profonds jamais atteints grâce à l’auto-organisation et l’auto-transcendance. Des structurations de plus en plus élaborées permettront la jonction et le fonctionnement simultané de tous les modes de mouvement à tous les niveaux, tout en accordant une place de priorité au niveau du Mouvement Pur. Cette réalisation est définie dans le Zen comme « l’obéissance à la Nature des choses ».

(Revue 3e Millénaire. No8 ancienne série. Mai-Juin 1983)

Par le dépassement de son ego,  tout être humain a la

possibilité d’être à l’écoute du Mouvement créateur qui

soutient l’univers.

La vie n’est que mouvement, l’univers microscopique et macroscopique n’est que mouvement. Nos cellules vibrent, les particules élémentaires tournoient, les astres sont en rotation, les galaxies également et le mouvement crée et soutient l’univers. Approche physique du réel qui conduit à une physique gnostique ? C’est la tentation de beaucoup de savants (pas tous) et c’est aussi le thème de cette étude de Robert Linssen, ami de David Bohm et de Krisnamurti. L’approche systémique en science, clef d’une spiritualité ?

En 1941, le prince Louis de Broglie publiait un ouvrage (L’Avenir de la Science, p. 34, 35) dans lequel il déclarait : « … en nous suggérant la complémentarité des notions d’élément et de système, en nous montrant l’individu perdre sa personnalité dans la mesure où il se fond dans un organisme qui l’englobe et la retrouver dans la mesure où il s’isole, la Physique nouvelle ne nous apporte-t-elle pas des suggestions d’une originalité et d’une richesse de contenu extrêmement grandes dont la Philosophie générale et la Sociologie pourraient tirer profit ? »

Les prévisions de l’auteur se sont réalisées. Elles ont même été dépassées. La notion d’élément distinct a, depuis quarante années, subi de nombreux assauts.

En cette fin du XXe siècle une mise en évidence progressive de l’importance des relations, du rôle fondamental du Mouvement et de la notion dynamique de système aboutit à la vision dite « systémique ». Celle-ci s’applique à toutes les disciplines scientifiques.

Les travaux de Stéphane Lupasco ont mis en évidence l’existence d’une superposition complexe de systématisations de l’énergie en interdépendance mutuelle. L’auteur met l’accent sur les antagonismes principiels de cette énergie sans lesquels aucun mouvement, aucune vie ne seraient possibles.

L’ère statique, réductionniste, est révolue et cède la place aux concepts essentiellement unifiants et dynamiques.

Ainsi que le déclare Gary Zukav (La danse des éléments, R. Laffont 1982) : « La seule vraie révolution du siècle s’est produite dans la physique. »

En moins de cent ans, depuis Einstein et Planck, l’évolution des sciences et de la technique a bouleversé de fond en comble l’édifice de toutes les valeurs que les êtres humains accordaient aussi bien au monde extérieur qu’à eux-mêmes.

Depuis le début de ce siècle, une réalité fondamentale se dégage des diverses tentatives de Physique théorique et des nombreuses expériences les confirmant ou les infirmant tout en les complétant. Cette réalité n’est autre que le Mouvement.

Mais le fait fondamental du Mouvement, à tous les niveaux, est tellement constant et l’essence même de la Vie que sa prééminence n’est plus remarquée. Ceci provient du fait que ses déploiements les plus intensifs et les plus concentrés se situent juste au-dessous de l’écorce superficielle des choses à un niveau que ne peut saisir notre regard.

En tout cas, notre approche du fait fondamental du Mouvement et des relations se fait sous le signe de l’habitude et même d’un endormissement confortable parmi un ensemble d’apparences que nous croyons et préférons considérer comme immobiles.

Une certaine paresse tend à nous faire préférer un monde statique fait à l’image de notre logique. Celle-ci est fort souvent — comme le disait Bergson — une logique des solides. Cette vision des choses nous paraît plus sécurisante.

Mais rien n’est immobile ni véritablement solide. La Réalité est complètement différente.

Le domaine du Mouvement pur

De l’infiniment petit jusqu’à l’infiniment grand, de la matière à l’esprit en passant par le psychisme, tout est Mouvement et systématisation de relations constantes. Nous tenterons de montrer que depuis le monde extérieur qui nous est familier jusqu’aux profondeurs ultimes de l’essence de l’Univers une certaine gradation existe dans les diverses formes et intensités du Mouvement.

En surface, au niveau de l’espace-temps physique, le Mouvement se distingue des mobiles par lesquels il s’exprime tandis qu’en profondeur, au niveau du champ unitaire, il se présente comme Réalité fondamentale et primitive, libérée de tout conditionnement imposé par l’existence de points privilégiés, ceux-ci étant, à ce niveau, inexistants. Nous sommes ici dans le domaine du Mouvement de création ou du Mouvement Pur aussi bien évoqué par Plotin dans ses Ennéades que par des savants actuels tels que Fred Hoyle (La Nature de l’Univers, P.U.F., 1952) ou David Bohm (Wholeness and the implicate order, ed. Kegan, 1980).

En résumé, nous constatons que, quelles que soient les directions où se portent nos regards et notre pensée, que ce soit au niveau du « dehors » ou du « dedans » des choses (Expression utilisée par Teilhard de Chardin. Voir aussi Le dehors et le dedans par Lothar Bickel, Gallimard 1952), le Mouvement se révèle par sa constance et son omniprésence. La mise en évidence de l’importance du Mouvement entraîne de nombreuses transformations dans la plupart des concepts de l’ancienne philosophie des sciences.

Parmi ces transformations, il nous semble important d’en signaler trois essentielles :

1. La nouvelle vision systémique mettant en évidence le caractère prioritaire des relations par rapport à l’individualité des éléments reliés.

2. La nouvelle vision holistique ou unifiante de l’univers, indissociable de la vision systémique. Elle considère l’Univers dans sa totalité comme l’unité organique d’un seul et même vivant.

A sa base existe un seul Mouvement, l’holomouvement se divisant en une multitude innombrable de processus systémiques tout en les englobant et les dominant à la fois.

3. La « dématérialisation » progressive et paradoxale de la matière par la physique des particules et la révélation d’univers parallèles.

L’approche systémique considère l’univers et l’être humain en termes de relations réciproques, mutuellement interdépendantes et d’intégration.

Les systèmes sont des totalités intégrées dont les propriétés ne peuvent être ramenées à celles de plus petites unités autonomes.

En physique comme en biologie on parle moins de structures que de structurations.

La physique systémique accorde moins d’importance à ce que certains considèrent comme des éléments de base, tels les « quarks ». Elle met davantage l’accent sur les processus essentiels de l’organisation et les réseaux d’interaction. Telle est notamment l’approche des « bootstrapers ».

Importance du mouvement

Il nous semble particulièrement opportun de retracer ici l’itinéraire d’un voyage en plusieurs étapes dont le point de départ se situe parmi les apparences familières du monde extérieur et le point d’arrivée est celui de l’essence ultime de la matière.

A chaque étape correspond une systématisation de l’énergie s’exprimant par des mouvements de diverses intensités. L’ensemble de ces systématisations énergétiques, comportant les niveaux moléculaires atomiques et intranucléaires, n’est pas fermé. Il est ouvert et en relation constante avec la totalité de l’infiniment grand. Cette totalité doit être considérée comme un processus unique englobant et dominant les milliards de systèmes qui la constituent.

L’impression d’immobilité résulte toujours d’un manque d’attention ou de profondeur dans nos investigations. L’impression de continuité, d’homogénéité ou d’immobilité d’un objet métallique bien usiné, parfaitement poli et brillant est en partie illusoire. Il s’agit de phénomènes interférentiels conditionnés par la situation d’un observateur utilisant une échelle d’observation particulière provoquant une image très approximative de la réalité.

Celle-ci est utile et suffisante pour établir un rapport adéquat dans le réseau des relations quotidiennes. Mais cette image approximative est non seulement différente du « dedans » de cet objet métallique. Elle en est la négation complète.

En réalité, il n’y a pas de surface homogène telle que nous la percevons. La surface n’est qu’un phénomène interférentiel conditionné par les facteurs que nous venons de citer. L’objectif d’un puissant microscope nous révèlerait qu’à la place du lisse d’un fragment de marbre bien poli, il existe de nombreuses irrégularités. Un agrandissement plus poussé nous révèlerait l’existence de creux et de vides intermoléculaires.

En dépit de son apparente immobilité un cube en cuivre est composé de molécules effectuant 8000 milliards d’oscillations par seconde. Dans un diamant, symbole extrême de dureté et de solidité, les molécules effectuent 39000 milliards d’oscillations par seconde.

Cette intensité vibratoire constitue le spectacle principal de notre première étape vers le « dedans » des choses. Ses mouvements sont la résultante d’un système complexe de relations et d’interférences émanant autant du milieu extérieur (conditions de température, de pressions, etc., modifiant l’amplitude des oscillations) que de facteurs internes.

La seconde étape de notre voyage nous conduirait dans un monde étrange d’ondes fuyantes, de lumières fulgurantes. Plus d’objets, plus de choses, plus de contours définis. L’entrecroisement des relations entre les électrons, le noyau atomique, les influences extérieures et les niveaux plus profonds dépasse toute possibilité de représentation mentale. Ici, le Mouvement est roi. Le niveau atomique est lui-même un système prodigieusement complexe de relations. Les électrons de charge négative qui ne sont plus des choses effectuent chaque seconde entre 200000 et 6000000 de milliards de tours autour du noyau central portant une charge électrique positive. Si nous allons plus loin en profondeur et pénétrons au cœur même du noyau central, que l’on avait cru indivisible, le spectacle est encore plus inattendu. Nous sommes ici à la troisième étape de notre voyage.

Il existe une troisième systématisation de l’énergie où l’intensité des relations ou échanges atteint la limite de ce qui est possible dans l’univers manifesté. Chaque noyau d’atome est, à la fois, en lui-même un système de relations d’une énorme intensité tandis que la globalité du système qu’il représente est elle-même en liaison avec le milieu ambiant de l’espace-temps physique.

 La quatrième étape…

En tout cas, au cours de chaque seconde, les protons et les neutrons qui forment l’essentiel des noyaux atomiques changent d’individualité (de charge électrique, etc.) un milliard de milliards de fois par l’échange mutuel de Mésons Pi ou « Pions ». Ce processus émis comme hypothèse de travail en 1935 par le physicien japonais Yukawa a été vérifié amplement au niveau expérimental. Sans le recours à ces interactions et échanges intensifs, les noyaux atomiques des corps lourds exploseraient instantanément en raison de la force de répulsion considérable résultant des nombreux corpuscules de même signe existant en leur sein.

Une quatrième étape se situe au niveau plus profond encore. C’est à cet endroit que se révèle l’interaction tout aussi intense liant entre eux les constituants sub-protoniques ou sub-neutroniques. En bref, nous sommes une fois de plus en présence d’un système de relations s’exprimant par l’une des plus grandes intensités du Mouvement.

L’impression dominante qui se dégage tout au long de notre voyage imaginaire vers le « dedans » des choses a été décrite, au début de ce siècle, de façon admirable par Edouard Leroy, professeur au Collège de France.

Il y a lieu, incontestablement, de le considérer parmi les précurseurs de la vision systémique longtemps avant la lettre.

L’auteur écrit (Ed. Leroy : L’Exigence idéaliste, p. 34-35, éd. Boivin, Paris 1925) :

« Où que se portent nos regards, rencontrent-ils jamais des corps immobiles ? Le repos n’est toujours que relatif et apparent. Jusqu’à quel point l’être se mobilise-t-il ainsi devant nous ?

La réponse de l’expérience est significative : à mesure qu’elle croît en précision et en finesse, elle ne trouve plus d’immobilité ni de constance mais une trépidation continuelle. Plus de termes définis : un devenir incessant apparaît. Le changement seul a réalité en lui-même. C’est lui que l’on retrouve partout comme donnée profonde.

Impossible de contester ce fait. Tous les objets observables se meuvent et les éléments qui composent chaque objet se révèlent, dès que l’analyse peut y mordre… comme un prodigieux entrecroisement de flux et d’ondes, un incalculable édifice d’étages vibratoires, si bien, qu’à la rigueur du terme, nous ne saisissons dans l’Univers que des mouvements posés sur des mouvements. »

Un coup d’œil rapide sur les étapes de notre exploration au cœur de la matière nous montre qu’effectivement, dans la mesure où nous tendons vers ses ultimes profondeurs, les mouvements deviennent de plus en plus rapides, mais il est important de signaler que l’aspect matériel des éléments ou mobiles servant d’expression ou de support au Mouvement tend à s’évanouir complètement.

Les travaux de G. Chew et d’autres physiciens sur les processus hadroniques présidant au comportement du monde atomique montrent à quel point il est difficile d’établir une limite ou un contraste précis entre les éléments servant de support aux processus des relations et l’énergie impliquées dans les relations elles-mêmes.

Ainsi que le déclare Fr. Capra (Fr. Capra : Bootstrap and Buddhism, éd. Impérial College, I.C.T.P. 70/45, sept. 1971.) :

« Tous les hadrons ont une structure complexe formée d’autres hadrons. Les forces de liaison maintenant ces structures ensemble sont les mêmes forces servant d’interaction mutuelle entre les hadrons. En fait, chaque hadron joue trois rôles :

1. Il est un composant de la structure.

2. II prend part à la structure des autres hadrons.

3. Il peut être échangé avec d’autres hadrons et faire partie des forces maintenant une certaine cohésion dans la structure.

Chaque particule contribue par conséquent à régénérer d’autres particules qui, à leur tour, régénèrent les premières. »

Dans la mesure où le concept d’élément constitutif de la matière devient flou, la prééminence du fait fondamental du Mouvement et des relations s’affirme davantage.

Ainsi que l’écrit Stéphane Lupasco (Les Trois Matières, éd. Julliard, Paris 1960) :

« Ce qui correspond à la notion courante de matière, ce qui en donne l’impression et manifeste les caractères, c’est une systématisation de l’énergie dotée d’une certaine résistance et d’une orientation privilégiée, l’une étant d’ailleurs fonction de l’autre. La matière est, somme toute, rare au sein de l’énergie. »

Dans l’optique de la physique quantique la matière se définit comme une « tendance à exister ».

Fragmentation de la pensée ?

De nombreux physiciens dont L. de Broglie, D. Finkelstein, Alphonse Gay, Costa de Beauregard, Fr. Capra, etc., se demandent si le morcellement de l’essence ultime de la matière en corpuscules n’est pas uniquement le résultat ou la projection de la fragmentation actuelle de l’esprit humain. Telle est également la conclusion de David Bohm (Wholeness and the Implicate Order, éd. Kegan, 1980).

Alphonse Gay se demande si le Principe de complémentarité, valable à notre échelle, n’est pas en partie un expédient verbal dont le but est de se débarrasser d’un paradoxe. Seule l’onde existe lorsque l’on ne la regarde pas. L’aspect corpusculaire ne se manifeste que lors d’interférences ou en relation avec d’autres éléments. Dès qu’une conscience observe, l’aspect « onde » disparaît et le corpuscule apparaît.

En d’autres termes, l’aspect corpusculaire n’apparaît que pour autant qu’une conscience observante intervienne pour l’existentialiser.

Telles sont les raisons pour lesquelles John A. Wheeler suggère que le mot « observateur » soit remplacé par celui de « participant » dans l’observation des phénomènes.

C’est à ce propos que Fr. Capra évoque comme nous l’avons toujours fait nous-mêmes la similitude de la sagesse orientale et de la physique moderne.

Il déclare (Fr. Capra, op. cit. p. 297) :

« Le but le plus élevé que se propose le bouddhisme consiste à devenir conscient de l’unité et de l’interdépendance de toutes choses et de dépasser la notion d’un « moi » individuel afin de découvrir la Réalité ultime.

Lorsque nous divisons la matière, déclarait Asvagosha, nous pouvons la décrire en atomes. Mais comme l’atome sera également sujet à divisions ultérieures, toutes les formes d’existence matérielle qu’elles soient grossières ou subtiles ne sont rien d’autre que la particularisation produite par un mental subjectif et nous ne pouvons plus leur accorder une réalité absolue. »

Il est peut-être utile de rappeler ici que personne n’a jamais « vu » un atome ni un électron. Nous les détectons indirectement par leurs effets. Il est assez probable que jamais, dans l’exercice actuel de nos perceptions, nous ne pourrons voir un électron. Le rôle de l’électron est cependant capital. Il préside à tous les processus de l’affinité chimique. Il en détermine toutes les propriétés.

Son rôle de transducteur est fondamental dans la circulation de l’électricité cérébrale, dans la transmission du codage de l’information. En bref, des pages entières seraient nécessaires pour faire l’inventaire complet des phénomènes où son intervention est indispensable tant physiquement que psychiquement.

Il se dérobe cependant à toute possibilité d’analyse. Son allure est paradoxale. En bref, il n’est surtout que Mouvement. Il se présente comme localisation provisoire d’ondes de probabilité animées de processus incroyablement rapides et mouvants. Au cours de chaque seconde, ce mystérieux électron est l’objet d’une pulsation radiale le développant et le contractant alternativement au dixième de sa grandeur 1023 fois !

A ce mouvement s’ajoute encore un autre. L’électron tourne en effet sur lui-même en créant un champ magnétique. Et ce prodigieux système de relations internes est lui-même en relation constante avec les systèmes du milieu ambiant.

En résumé, la physique systémique considère l’univers comme un macro-système de relations entre des éléments qui à notre échelle d’observation revêtent une apparence matérielle et des contours définis. Ces relations s’expriment par des mouvements relativement lents observables par nos perceptions sensorielles. Leurs lois sont étudiées par la mécanique classique. Ce macro-système de relations entre des éléments d’apparence matérielle avec contours définis repose sur une superposition complexe de systèmes de relations entre des éléments dénués de toute propriété matérielle et de contours définis.

Au niveau ultime, ainsi que l’expose la théorie du « bootstrap », les relations s’expriment par des mouvements de plus en plus rapides et complexes. Les forces de liaison tendent à mobiliser ici une concentration d’énergie très proche de celle des éléments reliés.

Finalement, l’augmentation progressive de la rapidité des échanges, les fréquences relationnelles, la « dématérialisation » et la finesse des éléments reliés atteignent les limites imposées par les lois de la mécanique quantique.

Rien n’est éteint…

Nous sommes alors au seuil d’un autre univers, près de la zone frontière formant limite entre l’espace-temps physique et d’autres systématisations de l’énergie. O. Costa de Beauregard donne le nom d’« ailleurs » à cette zone où le Mouvement revêt un aspect complètement différent de tout ce qui nous est connu.

A ce niveau ultime, il semble que l’on approche du sillage lumineux d’une Réalité dynamique totalement dénuée de tous les attributs du monde matériel tout en formant la base ultime de celui-ci. Par l’analyse, nous ne pouvons saisir de cette Réalité que ce qui n’est déjà plus Elle. Elle serait, comme le suggérait Bergson, semblable à une fusée en perpétuel état de jaillissement créateur, et les débris éteints formeraient la matérialité de l’univers. Mais nous savons maintenant que rien, absolument rien n’est « éteint ». C’est l’ignorance humaine que nous devons considérer comme le suprême éteignoir des choses.

Rien ne peut être dit de ce niveau ultime sinon qu’il transcende nos conditionnements de temps, d’espace, de causalité. La plupart des tentatives de formulation ont échoué.

Après Dirac, le physicien soviétique D. Ivanenko formulait les bases d’une équation dans laquelle intervenaient obligatoirement des facteurs non linéaires.

W. Heisenberg y apporta dès 1958 une retouche. Il considéra que le champ unitaire était un champ physique unique et qu’en conséquence il y avait lieu de supprimer le facteur « masse », celui-ci n’apparaissant qu’en interaction avec d’autres éléments inexistants à ce niveau ultime.

Nous sommes ici dans le domaine de la non-séparabilité d’une réalité à la fois omniprésente, omnipénétrante, sorte de Présence créatrice, à laquelle certains physiciens et philosophes d’avant-garde assignent une place de priorité fondamentale. Le monde extérieur manifesté interviendrait à titre secondaire et dérivé de ce champ unitaire en lequel se concentrerait à la fois la forme la plus haute de la conscience, du Mouvement, de la substance. Par rapport à cette Réalité primordiale en perpétuelle activité créatrice, tous les niveaux de l’énergie, tant physiques que psychiques, revêtiraient un caractère mécanique et résiduel. Tel est en tout cas, dans le domaine de la physique, le sens des valeurs énoncées sous une autre forme par des physiciens tels que John A. Wheeler, Fr. Capra et David Bohm (D. Bohm, etc. Nouvelle Lecture de l’Univers, Colloque de Cordoue, Stock 1980). Du point de vue de l’expérience intérieure, Krishnamurti énonce, quant au fond, un sens des valeurs identique (J. Krishnamurti, L’Éveil de l’Intelligence, Stock, 1973).

Il nous semble utile d’exposer quelles sont, selon nous, les trois catégories du Mouvement afin d’établir les rapports entre les nombreuses systématisations de l’énergie existant dans les domaines physiques et psychiques d’une part et le domaine de l’Intemporel ou de l’A-causal inengendré d’autre part.

Les trois modes du Mouvement

Des modes de mouvement spécifiques peuvent être observés aux différents niveaux de l’Univers.

Premièrement, nous observons des mouvements de translation. Ceux-ci concernent le déplacement de mobiles d’un point A à un point B dans l’espace à une vitesse déterminée. Ce sont des mouvements tels que ceux d’un avion, d’une auto, d’un être vivant, d’un ballon de football ou d’une bille de billard. Ils sont régis par les lois de la mécanique classique et n’affectent nullement la nature, ni les propriétés des mobiles lors de leurs déplacements.

Deuxièmement : les mouvements de transformation de nature ou d’altération des propriétés des mobiles. Ce sont ceux qui se produisent au sein des noyaux atomiques. Nous les avons évoqués précédemment. Une intensité considérable d’échanges se produit entre protons et neutrons, un milliard de milliards de fois par seconde. Les neutrons deviennent des protons et réciproquement par les modifications constantes de leur charge électrique résultant de leurs associations et répulsions de « Pions ».

La rapidité énorme des mouvements affecte ici les propriétés des mobiles qui en sont l’objet. En fait, de nombreuses particules nucléaires se caractérisent aussi par leur activation, c’est-à-dire par l’intensité de leurs mouvements.

Troisièmement : le Mouvement de création. C’est le domaine du champ unitaire supra-gravitationnel. Pour David Bohm et quelques physiciens, ce domaine est paradoxalement considéré comme le plus tangible et substantiel de l’Univers.

Mais il n’y a plus ici de mobiles distincts donc plus de déplacements d’objets les uns par rapport aux autres. Il n’y a d’ailleurs plus de « choses » ni d’objets et cette absence ne peut en aucun cas être confondue avec un néant. Au contraire.

Certains physiciens, comme Fr. Capra, évoquent le sens d’une corporéité cosmique telle que le suggère le Bouddhisme dans l’expression sanscrite de « Dharma Kaya » ou « Corps de Vérité ». D’autres, comme David Bohm, nous présentent l’image d’un fleuve étincelant en perpétuelle pulsation créatrice dont on trouve d’ailleurs le symbole en Inde, dans la Danse de Shiva.

Rapports entre le Mouvement Pur et les Systématisations de l’énergie dans le monde manifesté

L’évolution peut se traduire par la formation de structures de plus en plus complexes permettant une mobilité de plus en plus grande. La Nature, qui n’est que Mouvement Pur dans les profondeurs non manifestées de la matière qu’elle utilise, crée des instruments d’expression de plus en plus complexes et souples du Mouvement. Les végétaux possèdent une mobilité et une sensibilité incomparablement plus grande que les minéraux mais ils demeurent rivés au sol par leurs racines. Les animaux peuvent se déplacer. Au niveau du genre humain, la différentielle d’évolution se situe moins au niveau biologique qu’au niveau psychologique. Les conquêtes de la liberté de Mouvement se manifesteront dès lors aux niveaux psychiques et spirituels. L’imitation fera place à la créativité. Les processus mécaniques et répétitifs de la pensée cèderont la place à des initiatives supérieures au cours desquelles le génie inventif de la Nature pourrait s’exprimer. La pesanteur des mémoires accumulées cessera de paralyser le fonctionnement d’une Intelligence supra-mentale que certains savants actuels découvrent par la science comme les mystiques la découvrent par l’exploration intérieure.

Ainsi que l’exprime Ilya Prigogine, l’Univers est un système ouvert et la dynamique de la Nature se manifeste par un génie inventif où l’irréversibilité et la création sont prédominantes (Ilya Prigogine, La Nouvelle Alliance, Gallimard 1981).

Finalement, le travail de quinze milliards d’années de la Nature aboutit à la formation de systèmes de plus en plus complexes où le Mouvement parvient à s’exprimer à des niveaux profonds jamais atteints grâce à l’auto-organisation et l’auto-transcendance.

Des structurations de plus en plus élaborées permettront la jonction et le fonctionnement simultané de tous les modes de mouvement à tous les niveaux, tout en accordant une place de priorité au niveau du Mouvement Pur. Cette réalisation est définie dans le Zen comme « l’obéissance à la Nature des choses ».

Par le dépassement des limites et conditionnements de l’ego, tout être humain a la possibilité d’être à l’écoute du Mouvement créateur qui nourrit et soutien l’univers, de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Ceci n’est autre que la conséquence naturelle de l’auto-transcendance au niveau psychologique. C’est alors que se révèle la réalité du Sacré qui englobe et domine toutes les systématisations partielles.

Il s’agit en fait d’une sorte de percée du dynamisme inhérent au Mouvement Pur qui transpénètre les diverses couches de systématisation pour émerger à la surface des choses, en l’homme et par l’homme.

David Bohm considère qu’il s’agit là d’une action de l’immesurable dans le champ du mesurable.

C’est dans une telle perspective que se réalisent enfin l’ordre, la cohérence intérieure et la clarté. Les anciens Maîtres chinois considéraient que cet état était l’État Naturel par excellence. Ils en résumaient l’accès par trois mots : « Retourner chez soi. »