Micheline Flak
Vivre avec le bruit

« Pratyahara » est un terme qui signifie littéralement « retrait des sens vers l’intérieur ». Nous opérons un retrait de ce genre chaque fois que nous oublions le monde extérieur pour nous concentrer sur une tâche qui nous passionne, ou bien lorsque nous sommes sollicités par quelque fonction naturelle comme l’endormissement qui réclame le retour de la conscience en nous-mêmes. Un tel repli s’opère automatiquement chaque fois que nous basculons de la veille au sommeil. La nature nous a dotés d’une capacité d’isolement sensoriel qui a sa contrepartie dans la physiologie du système nerveux. Sans la faculté de s’abstraire, un être humain ne connaîtrait jamais, ni l’inspiration artistique, ni le repos mental. Car c’est la porte ouverte à la création aussi bien qu’à la ré-création. Par un « décrochement » spontané ou appris, on modifie ses ondes cérébrales. Le Pratyahara se signale sur le tracé encéphalographique par le passage des ondes Bêta rapides aux ondes Bêta lentes, puis aux ondes Alpha.

(Revue Énergie Vitale. No 8. Novembre-Décembre 1981)

« A quoi bon quitter le monde, si le bruit de la cité, le monde est en moi ? ».

Maitre Eckhart

L’illusion du silence

C’est un fait avéré que le silence complet est inconnu de nos oreilles. Nous aurons beau chercher, nous ne le trouverons pas dans les grands fonds. Le silence de la mer est un mythe tout comme la musique des sphères — autant de refuges magnifiés par l’imagination quand les tumultes discordants de ce monde-ci, nous agacent et nous malmènent.

Bon gré, mal gré, nous sommes ballottés dans un univers de sons. Personne n’y échappe. Il faut s’y résoudre : le silence même d’or, est tissé de mille bruits. On les classe en deux espèces : les agréables et les désagréables. Le silence bienfaisant serait surtout un mélange des premiers. Par exemple, j’écoute ravie, le concert formé de chants d’oiseaux, de bruissements de feuilles, de clapotis d’eau, traversé par le passage intermittent du chemin de fer. Son trajet régulier s’insinue joliment dans le relief sonore de la campagne… Voilà le silence qui me plaît, tandis que j’écris.

Bref, le silence idéal, nous le portons en nous. Il n’est qu’amalgame de bruits amis. On souhaiterait se passer des autres qui nous inquiètent ou nous agressent.

La médecine et la psychologie ont de tout temps utilisé la valeur thérapeutique des sons agréables. L’Antiquité connaissait le pouvoir qu’ils ont de « séréniser » un esprit malade. Vaste domaine que la musicothérapie où ce n’est pas la mélodie seule qui entre en lice, mais tous les éléments sonores — les ultra et les infra-sons — ayant puissance de guérir, comme les modulations de la voix aimée[1].

Les cuves du professeur Lily

Puisque le silence complet n’existe pas dans la nature, les scientifiques se sont ingéniés à l’inventer en laboratoire. On a construit une pièce absolument étanche aux bruits. On y a placé un volontaire « pour voir ». Là on s’est aperçu d’un phénomène redoutable : enfermé dans un espace totalement insonorisé, un être normal est en passe de devenir anormal, prêt à sombrer dans la folie.

La cause en est simple. Lorsque les messages venus de l’extérieur cessent d’obséder la conscience, le mental libéré de ses perceptions accoutumées en capte d’autres venues de l’intérieur, c’est-à-dire les bruits du corps. La nature ne nous y a pas préparés. Une telle nouveauté équivaut à un cataclysme psychique. Nous sommes familiers avec un certain nombre de manifestations biologiques en particulier celles qui ont trait au souffle. Par exemple, toutes les variations sur le thème « inspire-expire », que sont l’éternuement, le soupir, le bâillement. La liste n’est pas exhaustive; mais imaginez que soudain, vous vous mettiez à entendre amplifiés par la disponibilité mentale, tous les déclics des écluses sanguines, les ouvertures et les fermetures des valves organiques, les déferlements du transit intestinal, le Niagara de la vessie, les sifflements de l’air dans les bronches, les cascades de sucs d’enzymes et d’hormones et par-dessus tout ça, les cognements, flux et reflux de cette pompe, le cœur!

Au bout de quelques minutes d’écoute de ce charivari intime, nous serions la proie d’angoisses sans nom, capables de submerger notre conscience claire.

Les cosmonautes sont soumis, paraît-il, à cet entraînement peu commun. Par une accoutumance progressive, ils développent une résistance nerveuse supranormale qui leur permet d’affronter le vacarme du corps profond et d’en sortir indemnes.

C’est à une expérience du même type — mais infiniment plus douce — que se prêtent certains Californiens tentés par la cosmographie intérieure. Ils se plongent pour un temps (monnayé !) dans les délices de « la privation sensorielle ». Enfermés dans une cuve étanche et mollement capitonnée, ils se font immerger dans l’eau d’un bassin. Là, les stimuli venant de l’extérieur sont singulièrement amenuisés. D’où une situation inhabituelle génératrice d’un état de conscience favorable à l’exploration des zones cachés du Moi. Dans ce contact avec l’être profond, on trouve une paix qui vaut, paraît-il, la dépense !

C’est le professeur John Lily, célèbre pour ses recherches sur les dauphins qui a lancé Outre-Atlantique, la vogue des cuves de silence.

Un moyen plus économique : le Pratyahara

Nous qui n’avons pas ce luxe à portée de la main, nous nous pencherons avec intérêt sur les moyens très sûrs de progrès personnels que le yoga nous offre largement.

Les méthodes d’isolement sensoriel vont comme la méthode cartésienne, du simple au compliqué. Elles demandent une gradation dans l’apprentissage, mais même au niveau initial, elles apportent un double avantage :

1) elles induisent un état de calme mental qui est le but visé par toutes les formes de relaxation ;

2) elles développent les facultés d’attention, ce qui est un excellent atout pour réussir dans la vie quotidienne et dans la profession.

La capacité de s’abstraire des stimuli extérieurs est cultivée dans le yoga sous le nom de Pratyahara.

La capacité de « décrocher »

« Pratyahara » est un terme qui signifie littéralement « retrait des sens vers l’intérieur ». Nous opérons un retrait de ce genre chaque fois que nous oublions le monde extérieur pour nous concentrer sur une tâche qui nous passionne, ou bien lorsque nous sommes sollicités par quelque fonction naturelle comme l’endormissement qui réclame le retour de la conscience en nous-mêmes. Un tel repli s’opère automatiquement chaque fois que nous basculons de la veille au sommeil. La nature nous a dotés d’une capacité d’isolement sensoriel qui a sa contrepartie dans la physiologie du système nerveux. Sans la faculté de s’abstraire, un être humain ne connaîtrait jamais, ni l’inspiration artistique, ni le repos mental. Car c’est la porte ouverte à la création aussi bien qu’à la ré-création. Par un « décrochement » spontané ou appris, on modifie ses ondes cérébrales. Le Pratyahara se signale sur le tracé encéphalographique par le passage des ondes Bêta rapides aux ondes Bêta lentes, puis aux ondes Alpha.

A la lumière des dernières recherches sur le cerveau humain, on comprend que Patanjali ait attribué une place de choix dans l’échelle du yoga, à l’état du retrait des sens vers les espaces du dedans[2].

L’importance de l’éducation sensorielle

Dans le précédent numéro d’Énergie Vitale, nous vous avions présenté un exercice de Trataka qui avait pour thème le retrait du sens visuel à l’intérieur. C’est que les exercices d’éducation sensorielle sont légion dans le yoga et ils s’adressent à tous les sens, pas seulement à ceux de la vue et de l’ouïe auxquels nous nous référons dans les deux derniers numéros.

Il s’agit bien là en fait d’éléments de culture humaine auxquels les races primitives et les sociétés initiatiques ont toujours apporté beaucoup de soin. La Tradition insiste sur l’importance d’une éducation méthodique de tous les sens, comme moyen d’accès à des états supérieurs du mental. Chez les Indiens d’Amérique, les jeunes enfants, guidés par leurs aînés, devaient apprendre à repérer des objets situés à des kilomètres de distance en exerçant leur acuité visuelle ou acoustique jusqu’à des degrés stupéfiants pour nous. C’était le préalable indispensable à leur initiation. Au niveau du yoga, on peut affirmer de même, que la méditation est presque impossible si l’on ne nous a pas enseigné d’abord à maîtriser la zone du mental qui est en liaison avec notre système de perceptions.

Nos sens sont les détonateurs de la fusée spirituelle.

La définition de Patanjali

D’habitude notre mental se dirige spontanément dans les directions que lui désignent l’odorat, le goût, la vue, le toucher, l’ouïe.

Depuis la prime enfance, notre type d’éducation familiale et scolaire, nous a encouragés à nous extravertir; nous sommes donc sans cesse propulsés en dehors de nous-mêmes. A première vue, ceci semble se présenter comme un handicap dans la perspective de la plongée intérieure. Le préjugé a souvent cours dans les groupes de méditation où l’on revendique la nécessité du silence extérieur; comme si l’absence de bruits garantissait à coup sûr, le calme mental! Rien n’est plus douteux. Ce qui compte c’est la capacité de, bien gérer les impressions que les bruits extérieurs font sur nous. Loin d’être dérangés par eux, nous nous en servirons. Nous les prendrons comme supports de notre concentration.

C’est dans ce sens que Patanjali affirme : « Le retrait des sens est une maîtrise exercée sur les organes sensoriels »[3].

Une maîtrise sans crispation

Pour la plupart des Occidentaux, la maîtrise équivaut à une pénible ascèse. On préfère éviter cela… à tout prix.

Par exemple, si quelqu’un n’arrive pas à s’endormir ou à se concentrer à cause du bruit ambiant, il mettra des boules Quiès dans ses oreilles ou s’il a de l’argent, un double vitrage à ses fenêtres. C’est comme s’il fermait les portes et les fenêtres de sa perception. Il bâillonne son ouïe par objets interposés. La manière forte peut réussir, mais elle n’est pas aussi durable qu’une maîtrise. Le yogi insiste sur la possibilité que nous avons tous de développer une force de résistance latente, face aux obstacles de l’environnement, et il travaille à se fortifier.

Toute l’histoire de notre civilisation technologique repose sur un effort inverse — d’où l’affaiblissement de notre système sensoriel. Aussi peut-on dire que les bruits blessent de plus en plus nos oreilles. On peut arriver à ce qu’ils les blessent moins. L’efficacité de la technique d’Antar Mauna, c’est qu’elle nous invite à user de l’écoute pour aller sans peine au « silence intérieur ».

Tendez l’oreille

Le processus est des plus simples et il se fonde sur le paradoxe suivant : c’est par une audition attentive des bruits perturbants qu’on parvient le mieux à s’en détacher.

Un exemple rendra la démarche plus claire. Vous avez un vêtement qui vous gêne aux entournures. Vous ressentez la situation comme inconfortable et vous aimeriez bien qu’elle cesse. Or, plus vous vous en irritez, plus vous vous tortillez, vous crispez, plus augmente votre malaise. La sagesse recommande une autre attitude qui est la suivante. Faites une courte pause dans le but de localiser exactement l’origine de la nuisance. Soyez objectif pendant un moment ; alors seulement, vous pourrez prendre les mesures efficaces: soit éliminer la cause en ôtant le vêtement, soit modifier le vêtement, soit détourner votre attention de l’inconfort, s’il est supportable. Toute solution s’amorce par une prise de conscience calme de ce qui est. Dans le cas du bruit, la première étape consiste à débrancher son esprit du préjugé qui nous fait dire : « Tel bruit est désagréable ». Commençons par une écoute objective. Nous nous transformons en observateur neutre, en radar qui balaye les bruits dans le champ de l’audible. C’est à partir de là que la maîtrise s’installe.

Rester où l’on est

Récemment à la télévision, des écrivains étaient interviewés sur leurs méthodes de travail. Une femme-écrivain, fort connue, déclara quelle composait la plupart de ses œuvres dans les salles des cafés. Non, le brouhaha ne la troublait pas. Au contraire. Il faut croire qu’un mécanisme subtil d’isolation sensorielle lui permettait de s’immerger sans dommage pour créer un livre dans le tohu-bohu d’un lieu public. Il est en notre pouvoir de retirer leur aiguillon aux bruits malsonnants.

N’en déduisez pas que les lieux les plus bruyants du monde soient les tremplins pour apprendre à vous concentrer. Mais si vous vous trouvez Place de l’Opéra à l’heure de pointe, ne regrettez pas la grotte des ermites dans l’Himalaya. Restez où vous êtes. Pour vous entraîner à mieux vivre, vous pouvez aussi bien vous asseoir au Café de la Paix.

Vous allez prendre connaissance dans la page qui suit d’une technique qui vous permettra d’aller du bruit au silence mental. Cette méthode est enseignée à la Bihar School of Yoga.

Technique d’Antar Mauna

Le Silence Intérieur

(1er Stade)

Préalable

Cette technique d’écoute peut se pratiquer en toutes circonstances, assis, debout ou couché, les yeux ouverts ou fermés. Cependant, pour commencer l’entraînement de manière aisée, il vaut mieux s’asseoir confortablement et pratiquer l’exercice les yeux clos pendant 10 à 15 minutes à un moment tranquille de la journée ou de la nuit dans une pièce fermée.

Technique

• Sentez votre corps et le contact de votre corps avec le sol ou la chaise. Pause

• Contact des divers vêtements avec le corps. Pause.

• Contact de l’air sur les parties découvertes. Pause.

• Prenez conscience de l’espace où vous êtes, des odeurs et de l’ambiance générale. Pause.

• Prenez conscience des bruits. Nous ne sommes pas dans un laboratoire. Les bruits nous environnent. Même s’ils paraissent une gêne au départ, ils vont être utilisés comme support de notre attention. Accueillez-les comme si vous étiez une tour d’écoute qui collecte tous les sons. Pause.

• Portez maintenant votre attention sur les bruits de la rue. Tous les bruits de la circulation. Pause.

• Écoutez maintenant les bruits plus proches par exemple ceux qui proviennent de la cour (si vous êtes dans un immeuble sur cour). Pause.

• Maintenant écoutez les bruits de la pièce où vous êtes. Les bruits qui viennent de derrière les murs et le plafond. Pause, et les bruits qui viennent de l’espace de la pièce elle-même. Pause.

• Naturellement, en déplaçant votre conscience il se peut que vous soyez attiré par les bruits précédents. Cela n’a aucune importance, pourvu que vous écoutiez tout avec objectivité. Aucune analyse des bruits, simplement une perception objective. Votre conscience choisit d’écouter ce qu’elle veut et se déplace du dehors vers le dedans. En ce moment, vous écoutez les bruits de la pièce. Pause.

• Maintenant écoutez à nouveau tous les bruits ensemble, bruits du dehors et bruits du dedans. Il n’y a pas de bruits agréables et désagréables. Il n’y a que des bruits captés par votre oreille. Vous êtes « tout ouïe ». Pause.

• Choisissez un bruit parmi tous les autres. Écoutez-le comme s’il était pour vous le seul. Pause.

Les autres bruits sont là, mais ils ne sont qu’un fond sonore. Vous tendez l’oreille pour écouter un bruit unique choisi par vous, sans tension. Pause.

• S’il est intermittent, attendez son retour. Pause. Laissez.

• Cherchez maintenant le bruit le plus menu que vous puissiez percevoir dans les reliefs sonores qui frappent votre ouïe à cet instant. Pause.

• Laissez l’écoute des bruits du dehors et écoutez le bruissement subtil de votre souffle dans vos narines. 21 600 fois par 24 heures, ce rythme s’accomplir de jour et de nuit. Prenez-en conscience. Pause.

• Comptez 27 souffles de la manière suivante : 27 inspires, 27 expires, 26 inspires, 26 expires, 25 inspires,… Longue pause.

• Une fois terminé le compte, observez le calme mental et observez aussi à nouveau les bruits du dehors. Restez ainsi quelques minutes et ouvrez-les

Indications

Ceci constitue le premier stade de la technique du Silence Intérieur.

• On peut l’employer comme prélude à la relaxation du Yoga Nidra.

• La méthode ci-dessous peut avoir sa place également après les exercices de pranayama (respiration) dans un cours de yoga.

• Elle peut également se pratiquer en dehors de tout cours de yoga, comme moyen d’entraînement au calme mental par la maîtrise sensorielle.

Bienfaits

L’écoute systématique des bruits :

– favorise le développement de l’attention et de la mémoire auditive. Elle est très recommandée aux enfants.

– maintient le sens de l’ouïe en bon état.

– développe la capacité de s’abstraire des bruits gênants à volonté.

– prépare excellemment au Nada Yoga (yoga du son). C’est une des meilleures méthodes de yoga mental pouvant être pratiquée par tous, même débutants.

Références

1) Yoga Nidra, « apprenez à dormir », Éd. Satyanandashram, avec deux cassettes d’accompagnement du livre.

Une cassette Antar Mauna, la technique du « Silence Intérieur » est disponible.

2) Le livre essentiel de Swami Satyananda est Meditations from the tantra.


[1] Nous rappelons pour mémoire les travaux du Dr Tomatis. Il traite les enfants atteints de troubles du langage et de l’audition par l’écoute de la voix de leur mère, telle qu’elle a pu être perçue par l’embryon. (L’oreille et la vie, Coll. Réponse Santé, Ed. R. Laffont).

[2] Le Pratyahara arrive au degré 5 dans l’atteinte de la maîtrise ultime qui, elle, correspond à l’échelon 8.

[3] Yoga Sutra, II-55.