Jean Markale
Vivre le paganisme

En fait le paganisme n’est jamais mort, puisqu’à partir du moment où le christianisme vainqueur a cru l’éliminer, il est demeuré comme un substrat, comme une pensée parallèle, toujours prête à surgir de l’inconscient. Le paganisme, ce n’est pas l’absence de Dieu, l’absence de sacré, l’absence de rituel. Bien au contraire, c’est à partir de la constatation que le sacré n’est plus dans le christianisme, l’affirmation solennelle d’une transcendance.

(Revue Question De. No 34. Janvier-Février 1980)

Étymologiquement, le paganisme se réfère aux croyances et aux rituels en usage dans les campagnes, chez les paysans (le mot provient du même terme latin « paganus », habitant d’un pays), et cela par opposition aux croyances et aux rituels qui sont à l’honneur dans les villes. C’est dire que toute idée de paganisme, toute idée d’Europe païenne, enferme nécessairement une connotation de « parallèle », de « non officiel », et même de « contre-courant ». Car si la mode des idées comme du reste provient de la ville, la pesanteur conservatrice règne dans le milieu rural. Peut-être y a-t-il même une stupidité à parler actuellement d’un néo-paganisme, car celui-ci étant le fait d’intellectuels évoluant dans un milieu urbain, il est obligatoirement coupé de ses origines. Le paganisme ne peut être que rural : c’est la somme de toute la mémoire des peuples, mémoire qui se manifeste par des contes et des récits oraux, des dictons et des chants, des rituels et des coutumes. Cette mémoire remonte très loin dans le temps, à tel point qu’il est difficile de donner une date à l’apparition de certains phénomènes.

Dans le domaine celtique par exemple, il est impossible de dire avec certitude ce qui est celtique et ce qui est antérieur aux Celtes. De la même façon, en toute franchise, il nous est impossible de tracer des limites précises entre le christianisme vécu dans les campagnes par les populations diverses qui s’y trouvent implantées et le paganisme antérieur, déjà mélange de croyances et de rituels hétérogènes.

C’est d’ailleurs au niveau de l’inconscient que ce paganisme semble être le mieux vécu de nos jours. Les gestes accomplis, les paroles prononcées quotidiennement, les manières d’être de tout un chacun, ne sont pas le résultat d’un raisonnement logique élaboré mais d’une amplification considérable d’éléments appartenant soit à la mémoire collective, soit à la tradition individuelle, laquelle n’est jamais qu’une sorte de mémoire ancestrale, qu’on le veuille ou non, qu’elle soit transmise directement par l’hérédité, ce dont je doute, qu’elle soit transmise par l’élevage, l’éducation et le milieu même, ce qui est plus probant.

Mais on peut également considérer comme païens tous les phénomènes de rejet du christianisme que nous observons actuellement, c’est-à-dire les comportements qui marquent le retour à d’antiques rituels, eux-mêmes expressions d’antiques croyances. La crise du christianisme s’explique autant par sa théologie enfermée sur elle-même et tournant à vide (pendant des siècles, on a essayé de définir Dieu, ce qui est une absurdité ; Dieu, s’il est infini, ne peut être défini, car il perd toute valeur), que par l’abandon des rites essentiels par lesquels les fidèles gardaient le contact avec le sacré. Les réformes successives du christianisme vont dans le sens d’une religion de type cérébral, ce qui est contraire à la notion même de religion, phénomène irrationnel, greffé en grande partie sur la sensibilité. Les rituels donnaient l’occasion aux fidèles d’exacerber cette sensibilité et d’atteindre un état de médiumnité où l’être « décroche » littéralement, et devient un « fou de Dieu ». A ce titre, les religions de l’extase, dans la lignée du chamanisme, sont certainement vouées à un grand avenir.

Elles le sont d’ailleurs au stade inconscient. Si on analysait des phénomènes comme les concerts de musique rock, folk, pop ou autres, on serait étonné de constater le rituel étrange qui mène au délire et à l’extase. Les « fans » qui se déchaînent dans ce genre de concert, sont les participants à une cérémonie magico-religieuse. Ils communient tous dans la même foi et vibrent au même rythme élémentaire. On sait que, dans de nombreux cas, cette attitude conduit les participants à se vider de leur énergie sexuelle, soit par sublimation, soit par orgasme effectif (notamment pour les femmes). Si l’on considère le phénomène à froid, on ne comprend pas. Ou plutôt, on le comprend comme une tentative désespérée pour retrouver les dieux perdus. Il en est de même pour la sexualité collective, qui se développe partout dans le monde, et qui n’est que la reprise des orgies d’autrefois, orgies sacrées bien entendu, au cours desquelles l’esprit se manifestait à travers l’ivresse de la chair. Là encore, il s’agit de « décrocher », de mettre en commun les forces psychiques. Georges Bataille l’avait très bien compris lorsqu’il préconisait une religion érotique construite sur le dérèglement des sens (il ne faisait que suivre la pensée de Rimbaud) et l’utilisation de l’énergie contenue dans l’orgasme. Jouir, pour notre société, c’est profiter matériellement de tout ce qu’on peut obtenir. Mais à travers la matière, la spiritualité apparaît, qu’on le veuille ou non. Bien sûr, on étonnerait beaucoup les participants à ce genre de séance si on leur disait qu’ils se livrent à un rituel sacré. On pourrait également classer comme résurgence païenne les phénomènes de ce qu’on appelle les perversions.

Parmi celles-ci, le fétichisme est particulièrement éclairant. Quelle différence y a-t-il en effet entre un homme qui conserve précieusement un vêtement ou un linge d’une femme aimée, et le fidèle qui serre pieusement contre lui une étoffe ayant touché la relique d’un saint ? Pratique païenne où la communion avec l’autre est facilitée par le contact. A cet égard, le culte des reliques est bien une expression du paganisme. Il a atteint sa période d’apogée au Moyen Age, mais il perdure actuellement sous des formes dites aberrantes. Dans telle église de Bretagne, on conserve, dans un flacon, quelques gouttes du lait de la Vierge. Quelle différence avec le fait de conserver des linges imprégnés de sécrétions ? Encore une fois, on étonnerait bien des personnes qui pratiquent ce genre de chose. Elles le font inconsciemment, parce que cela correspond à une réalité profonde, qui est le culte de la Déesse. Cette déesse a été éliminée par le christianisme. Elle est revenue à la surface grâce au culte de la Vierge. Elle réapparaît actuellement sous la forme d’un culte érotique rendu à la Femme. Et ce n’est pas nouveau, car l’amour courtois du XIIe siècle n’était guère différent. Dans une société androcratique comme la nôtre, le sacré ne peut plus être mâle, puisqu’il représente le pouvoir temporel. Le sacré est féminin. Le transvêtisme est une autre forme de ce culte : il s’agit de s’identifier à la Femme. Sous-entendons, de s’identifier à la Déesse. Les travestis, sans le savoir, jouent le rôle des prêtres galles et celui des chamans, lesquels s’habillaient souvent de vêtements féminins pour participer aux deux natures, masculine et féminine. Le mythe de l’androgyne primordial rôde ici, et il est revécu sous des formes adaptées au contexte socioculturel. On pourrait aussi parler de l’anthropophagie rituelle de certaines sectes africaines actuelles. La forme européenne en est le goût du macabre, et certaines cérémonies organisées dans les cimetières. Le but est de s’intégrer l’âme des morts, leur force, leur intelligence. Nous plongeons en plein dans le culte des ancêtres, forme archaïque des religions, mais toujours présent à travers les religions dites révélées et supérieures.

Prenons par exemple la fête chrétienne de la Toussaint. L’explication chrétienne est la suivante : fête de tous les saints, c’est-à-dire reconnaissance d’un lien entre les vivants et les morts, communion totale des esprits. Le lendemain, le 2 novembre, c’est la fête des Morts, c’est-à-dire le recueillement des vivants en mémoire des morts, particulièrement des morts de l’année. La fête des Morts est empreinte de tristesse, mais la Toussaint est une fête de la joie et du bonheur. Dans la pratique, les deux journées sont confondues. Et le jour de la Toussaint, tout le monde va fleurir la tombe des membres disparus de la famille. Les non-chrétiens le font aussi. La fête n’est plus religieuse, elle est devenue profane : ou plutôt, elle échappe à toute classification officielle et marque, d’une façon qui n’est pas susceptible de s’interrompre, le culte des morts tel qu’il était pratiqué autrefois. Or, on sait que la Toussaint correspond exactement à l’ancienne fête celtique de Samain, premier jour de l’année, la plus importante des fêtes celtiques, marquée par de grands rassemblements, de grandes réjouissances, de grands festins et de grandes beuveries. A cette fête, le monde des morts entrait en communication avec le monde des vivants. Il y avait intercommunication entre les deux mondes, entre les deux plans. Et dans les pays anglo-saxons, héritiers en partie de la mentalité celtique, la Toussaint, c’est Halloween, fête curieuse, et même parfois burlesque, où tous les rituels païens remontent à la surface. Là, le christianisme et le paganisme font bon ménage. Et de plus, la fête est vraiment vécue par tout le monde, croyant ou incroyant.

Il en est de même pour Noël. Grande fête chrétienne s’il en fût, elle marque sur le plan rythmique saisonnier le grand changement, le renouveau. La terre abandonne sa période négative de régression. La germination commence. La tendance est inversée. Au point de vue chrétien, on fête l’anniversaire — entièrement fictif — de la naissance de l’enfant Jésus. Il est le nouveau soleil qui doit luire plus que le précédent. La fête est très suivie par les chrétiens, mais elle l’est peut-être encore plus par les soi-disant incroyants qui la marquent par des réjouissances dignes des orgies antiques. Et cela, à peu près partout. Or, on sait que la fête de Noël correspond à la fête romaine des Saturnales : on y célébrait l’Age d’Or mythique, le premier état du monde, où bêtes et gens vivaient en parfaite intelligence, dans la paix et la compréhension (d’où le motif du bœuf et de l’âne dans la crèche). Et ce jour-là, les valeurs étaient inversées. Le maître devenait esclave et les esclaves devenaient maîtres. Le rapport avec l’enfant-dieu naissant misérablement dans la crèche est éloquent. Et que dire des fêtes des Fous du Moyen Age, encore repérables dans le Carnaval, surtout dans les campagnes ?

Le paganisme actuel se marque encore par les grandes assemblées politiques ou militaires, où chacun vibre à l’unisson dans une sorte de communion inexplicable. Je défie quiconque, même le plus antimilitariste, de rester insensible à un défilé militaire. Je défie quiconque, même le plus anarchiste, de rester insensible en entendant les discours enflammés d’un politicien. Hitler savait très bien à quoi s’en tenir à ce sujet, et il a abusé des cérémonies de ce genre, en accentuant leur caractère païen. Hélas pour l’humanité, le procédé a merveilleusement fonctionné. Les libres penseurs disent que les cérémonies religieuses, politiques et militaires sont de l’hystérie collective. Ils n’ont pas tort. Mais l’homme n’a-t-il pas besoin d’hystérie collective ? La preuve : lorsqu’il en est privé, religieusement parlant, il la recherche sous des formes aberrantes.

Le sacré n’est pas séparé du quotidien. On veut nous le faire croire par un enseignement où la logique aristotélicienne domine et conduit à un manichéisme primaire. Les chrétiens ont emboîté le pas parce que leur système philosophique était emprunté à Aristote. Mais tous les paganismes ont affirmé qu’il n’y avait aucune séparation entre le sacré et le profane. C’est ce qu’on recherche actuellement avec le plus d’ardeur, mais malheureusement, les cartes sont si brouillées qu’il est impossible de s’y reconnaître.

En fait le paganisme n’est jamais mort, puisqu’à partir du moment où le christianisme vainqueur a cru l’éliminer, il est demeuré comme un substrat, comme une pensée parallèle, toujours prête à surgir de l’inconscient. Le paganisme, ce n’est pas l’absence de Dieu, l’absence de sacré, l’absence de rituel. Bien au contraire, c’est à partir de la constatation que le sacré n’est plus dans le christianisme, l’affirmation solennelle d’une transcendance. L’Europe est plus que jamais païenne quand elle cherche ses racines, qui ne sont pas judéo-chrétiennes. La dictature de l’idéologie chrétienne n’a pas étouffé les valeurs anciennes. Elle les a refoulées dans les ténèbres de l’inconscient. La dictature une fois levée, il est normal que toutes ces valeurs reparaissent, plus fortes que jamais. Nous sommes à l’aube d’une nouvelle civilisation et, sans pouvoir prédire ce qu’elle sera, on peut être sûr que la nouvelle religion qui en émanera sera imprégnée de tous les éléments païens qui ont vu le jour avant l’introduction du christianisme. C’est la loi des cycles. Redécouvrir la tradition occidentale européenne, redécouvrir les légendes autochtones, les contes populaires qui véhiculent tant d’idées soi-disant périmées, c’est nécessairement redécouvrir une ontologie et une exploration du passé à la mesure des besoins de l’homme actuel. Combien de contes populaires transmettent-ils la sagesse d’autrefois ? Tous, même lorsqu’ils sont exprimés dans un langage chrétien. L’intérêt actuel pour la tradition populaire orale explique ce retour et se justifie, par la même occasion. Il s’agit de retrouver notre âme perdue. Mais si Orphée s’est retourné avant de terminer son entreprise, gardons-nous de faire comme lui. Ce n’est pas la nostalgie du passé qui est factrice de progrès ; c’est la vision de l’avenir. Toute attitude passéiste est illusoire : ce n’est que du folklore, avec tout ce que cela comporte de compromission. Vivre le paganisme, ce n’est pas seulement remonter aux sources, c’est suivre le courant.