Pierre d'Angkor
Evolution et libération

Sans entrer dans aucune considération de métaphysique religieuse, je me bornerai à répondre : Si le départ n’est pas divin, autrement dit, s’il n’y a inconscience au départ, qu’est-ce qui explique le surgissement et l’épanouissement de la conscience à l’arrivée ? Comment la matière ou l’énergie brute pourrait-elle jamais évoluer l’intelligence, si celle-ci n’eût pas été préalablement involuée en elle ? Comment l’ordre surgirait-il du chaos, si l’Esprit n’y présidait derrière le voile ? « Spiritus ferebatur super aquas », nous dit la Bible. Peut-on croire aussi que la voie de l’évolution qui, au stade de l’homme, crée des egos toujours plus différenciés soit la même que celle de la libération qui représente une direction contraire ? Comment admettre en effet, que l’évolution en l’homme d’une conscience individualisée et différenciée, c’est-à-dire poussée dans une direction séparatrice toujours croissante, ne doive se compléter, être équilibrée par une voie de retour vers l’Unité originelle, non pas avec le résultat d’une « noyade », comme le dit notre auteur, mais en vue d’une communion spirituelle que cette Unité seule rend possible ?

Publié sous son véritable nom: Xavier d’Udekem d’Acoz
(Revue Le lotus Bleu. Mai-Juin 1962)

Les théosophes qui n’auront pas lu le livre très intéressant de Mme M. Lorenzini de Buttafoco [1], en auront certainement lu l’extrait qui en a paru dans le « Lotus » de janvier.

Avec une profondeur, une initiation scientifique et une liberté d’esprit remarquables, l’auteur aborde le sujet de son livre et d’autres problèmes qui s’y rattachent, en nous proposant des solutions, moins conformes souvent à celles de la Sagesse traditionnelle, que personnelles et originales. Fidèle à l’ésotérisme Chrétien, elle nous expose avec clarté les vérités profondes que recèle le Christianisme réel, en soulignant comment seul le sens symbolique des Écritures peut sauver les dogmes et les mythes chrétiens de leur formulation littérale, et enrayer ainsi cette « déchristianisation » des masses que déplorent si amèrement aujourd’hui nos clergés. Les relations personnelles que l’auteur eut avec le Père Teilhard de Chardin lui ont permis de pénétrer la pensée de l’illustre savant et elle nous montre comment celui-ci, s’efforçant de concilier sa science et sa religion, s’est rapproché de l’ésotérisme chrétien, tout en en demeurant séparé par les contraintes que lui imposaient son engagement de prêtre et sa foi catholique, aboutissant ainsi à un système mixte qui, bien que marquant un progrès notable sur un littéralisme irrationnel et figé, ne peut pourtant satisfaire ni les catholiques, ni les ésotéristes.

Mais laissons cela, pour aborder la thèse principale de notre auteur. Elle insiste beaucoup sur le conflit qui oppose l’homme à la Nature, conflit tout apparent, puisque l’homme est partie intégrante de la nature qui le produit et que son évolution n’est rien d’autre que celle de la Nature elle-même, évoluant à son niveau. Une vue plus exacte montrerait que la Nature est un merveilleux auxiliaire pour l’homme qui se conforme à ses lois. Quoi qu’il en soit, si l’individualisation de l’esprit en l’homme est le but même que poursuit la nature, ainsi que le dit l’auteur, cette soi-conscience individuelle, celle de notre petit moi personnel, ne peut être considérée comme un but définitif, achevé. Ce but définitif, c’est au contraire de transcender notre conscience individuelle pour réaliser en nous la soi-conscience cosmique ; autrement dit chacun doit s’efforcer d’élargir sa conscience egocentrique pour l’étendre, l’exhausser, à l’universel.

Mme L. de B. le reconnaît d’ailleurs, mais, insistant sur la différenciation croissante des individus, but de l’évolution dit-elle, elle refuse de reconnaître que cette accession à l’universel doit se faire dans une direction inverse, c’est-à-dire sur « une Voie de retour à l’Unité », ainsi que l’ont proclamé tous les enseignements traditionnels de la Sagesse.

Si Mme M.L. de B. se refuse à admettre cette voie de retour, c’est parce qu’elle considère cette croyance comme une superstition venue de l’Orient. Or c’est là en fait une tradition mystique universelle, tant d’Occident que d’Orient et l’on pourrait multiplier les citations pour montrer que ce retour à l’Unité, l’union ou la fusion divine, est le but suprême poursuivi par tous les saints, sous tous les climats religieux. La voie de Dieu et la voie du monde sont deux chemins opposés, nous dit l’Évangile.

Mais, nous objecte notre auteur, « pourquoi ce retour à l’Unité ? Si l’Esprit incarné en l’homme, est divin en son essence, d’où vient alors son ignorance, et pourquoi tout ce cycle, long et pénible, lui est-il imposé, si c’est pour en revenir à la fin à son point de départ ? »

Sans entrer dans aucune considération de métaphysique religieuse, je me bornerai à répondre : Si le départ n’est pas divin, autrement dit, s’il n’y a inconscience au départ, qu’est-ce qui explique le surgissement et l’épanouissement de la conscience à l’arrivée ? Comment la matière ou l’énergie brute pourrait-elle jamais évoluer l’intelligence, si celle-ci n’eût pas été préalablement involuée en elle ? Comment l’ordre surgirait-il du chaos, si l’Esprit n’y présidait derrière le voile ? « Spiritus ferebatur super aquas », nous dit la Bible. Peut-on croire aussi que la voie de l’évolution qui, au stade de l’homme, crée des egos toujours plus différenciés soit la même que celle de la libération qui représente une direction contraire ? Comment admettre en effet, que l’évolution en l’homme d’une conscience individualisée et différenciée, c’est-à-dire poussée dans une direction séparatrice toujours croissante, ne doive se compléter, être équilibrée par une voie de retour vers l’Unité originelle, non pas avec le résultat d’une « noyade », comme le dit notre auteur, mais en vue d’une communion spirituelle que cette Unité seule rend possible ?

L’objection que l’on peut opposer à la thèse de l’auteur est la même que celle qu’on pouvait faire à Herbert Spencer qui voyait sortir du même mouvement évolutif des tendances aussi contradictoires que l’égoïsme et l’altruisme.

La libération implique donc le retour à l’Absolu, à « Cela » dont toute chose procède. Mme L. de B. nous dit elle-même qu’on ne peut accorder à l’Absolu ni conscience, ni forme, et que l’Infini même ne peut être ici accepté que dans le sens de non-défini (p. 151).

Eliphas Levi nous dit de même « qu’un Dieu défini est un Dieu fini ».

Aussi le Verbe créateur est-il un Dieu fini, enfermé dans les limites de sa création. L’âme individualisée, renfermant en elle son Esprit, étincelle du Verbe, de même essence que l’Absolu divin doit donc faire retour à son Père, l’Absolu, et, tout en s’en rapprochant de plus en plus, demeurer en quelque sorte en dehors de Lui, dans sa périphérie immédiate, dirons-nous, pour le percevoir, l’aimer, en prendre conscience, ces activités diverses de l’âme exigeant un terrain pour s’exercer, la dualité et non l’Unité. L’âme se voit ainsi elle-même comme une modalité particulière de cette Unité qu’elle est, et dont elle conserve ainsi une vision personnelle, unique, originale. S’il n’y avait pas cette voie de retour à la Source, les hommes finiraient par ne plus se comprendre du tout, se sépareraient, s’opposerait agressivement, pour finir dans l’anarchie, la lutte et la mutuelle destruction. Voilà pourquoi, apprenant à transcender son « moi » différencié, l’individu doit par ce retour s’unifier au « Moi » de tous, en rejoignant l’Unité originelle, leur Principe commun, Dieu.

Je lis du reste chez notre auteur cette phrase que l’homme doit par son individualisation croissante atteindre « la dimension cosmique, où il trouvera son véritable aboutissement », mais il ne nous est pas dit comment un tel progrès humain sera réalisé et ramènera l’harmonie et l’entr’aide entre les hommes, puisqu’il accentuerait toujours entre eux leurs oppositions et leurs différences. L’auteur croit trouver l’explication en écrivant que c’est « la fragilité de chaque ego qui engendre inévitablement en lui le besoin de coopération ». Mais si les progrès même de l’évolution rend ces egos toujours plus forts, plus puissants, ce besoin de coopération disparaîtra pour faire place à l’esprit de domination et ces grands Seigneurs, ces demi-dieux cosmiques, que seront devenus les hommes, risqueront fort de se muter en démons hostiles, en tyrans rivaux, impitoyables, pour lesquels « le retour à l’Unité » ou même « la participation mystique du sauvage », ainsi que le dit l’auteur, apparaîtraient comme un retour en arrière infiniment désirable. Au surplus, ne serait-il pas audacieux d’assimiler aux états prélogiques des primitifs les visions supérieures d’une Sainte Thérèse ou d’un Saint Jean de la Croix, ou encore de tel ou tel grand Yogi de l’Inde, ou mystique de l’Islam, ayant effectué ce retour à l’Unité ? Un tel retour ne consiste nullement d’ailleurs à rentrer dans une masse grégaire non-différenciée mais dans la participation consciente à une humanité solidaire, où chacun se voit dans tous et tous dans chacun, une humanité où chaque membre œuvre et coopère, consciemment et  volontairement, au bien de tous.

Mme L. de B. rejette donc cette voie de retour. La libération est pour elle le fruit ultime de l’évolution arrivée à son terme. Mais comment l’entend-elle ? L’Évangile nous enjoint d’atteindre à la perfection, en ce monde. Or, l’expérience constante nous démontre que ce n’est pas au cours d’une seule existence terrestre que l’homme peut réaliser cette perfection, devenir l’homo faber, l’homo sapiens, l’homo potens, ni a fortiori atteindre à la sainteté de son Père Céleste. Ce n’est pas entre ces étroites limites qui vont de sa naissance à sa mort que l’individu peut beaucoup changer et transformer sa nature. Aussi, de tout temps, la Sagesse traditionnelle nous a-t-elle enseigné la nécessité de la palingénésie, c’est-à-dire des réincarnations successives, non pas telle ou telle doctrine fantaisiste de métempsychose, mais la réincarnation telle que le Bouddhisme nous l’a enseignée. Si Mme L. de B. la rejette, c’est encore une fois qu’elle l’estime être une superstition contagieuse de l’Orient. Je dirai l’erreur de ce jugement. Mais alors, il est intéressant d’envisager quelle est la doctrine substituée par notre auteur à la doctrine qu’elle rejette pour expliquer notre libération. L’homme ne vivrait comme homme qu’une seule incarnation terrestre, mais il viendrait en ce monde avec un capital ancestral formidable, ayant vécu dans des milliards d’êtres, humains et sous-humains, mais sans qu’il fût déjà lui-même individualisé. Il n’apporte donc à sa naissance qu’une mémoire chromosomique, la mémoire de ses chromosomes et de ses gènes, hérités de ses parents.

Le nouveau-né ne serait donc que le réservoir obscur de tout un passé subconscient de vestiges humains ou sous-humains, un reliquat indistinct de sa formation lointaine, hérité de ses ancêtres avec les Chromosomes que lui ont transmis ses parents à sa conception.

Et il n’y aurait en chacun de nous, à notre naissance, nul élément personnel, incessible, hérité de nous-même, autrement dit l’auto-hérédité d’un Principe spirituel qui nous est propre, une récolte effectuée par nous-même en des vies antérieures, formant l’ensemble des éléments constitutifs de notre personnalité présente ?

Que nous faut-il donc penser de cette thèse qui nous représente l’homme comme étant seulement la création de ces « impondérables » ancestraux ? Certes, ces « chromosomes » et ces « gènes », hétérogènes, héréditaires, chacun les recueille dans son corps animal et son psychisme inférieur, mais ils n’ont rien à voir avec le Principe divin, l’étincelle de l’Esprit cosmique, individualisée en la personne humaine. Celle-ci poussée par le grand courant de l’évolution cosmique, progresse de vie en vie, en héritant d’elle-même, de ses progrès comme de ses erreurs — en vertu de la loi naturelle du « Karma » qui fait produire à chaque cause, c’est-à-dire à chacune de nos pensées, de nos paroles, de nos actions, leurs effets, leurs conséquences naturelles. C’est un fait que la réincarnation nous apporte ainsi l’explication adéquate tant des injustices apparentes que des inégalités de ce monde, auxquelles ni la science, ni la religion ne furent jamais en mesure de fournir une justification ou une explication quelconque.

C’est le hasard de l’hérédité, nous dit l’une : c’est l’arbitraire ou le caprice divin, nous dit l’autre. C’est Dieu en effet, nous enseigne la religion, qui crée les âmes bonnes ou mauvaises à leur naissance. Pourquoi ces bonnes et pourquoi ces mauvaises graines ? En nous montrant que l’homme s’est créé lui-même tel qu’il est, au cours des âges, la sagesse ésotérique nous livrait donc une vérité qui, seule, pouvait relever le monde et son créateur de l’accusation d’être absurde ou irrémédiablement injuste et mauvais.

Mme L. de B. voit dans le réveil de la mémoire chromosomique, à la mort de l’individu, l’ouverture des portes de sa libération, laquelle nous dit-elle, doit se réaliser sur un autre plan dans un autre monde que le nôtre. Sans doute, reconnaît-elle comme nous que l’homme, à son décès, se retrouve dans sa « psyché », tel qu’il était durant sa vie. Mais précisément, cette psyché n’est pas son moi réel, son âme immortelle, mais ce vêtement psychique, le moi mortel qu’il avait formé des pensées et des désirs de ce monde et qu’il doit user maintenant subjectivement dans ces états subtils de la conscience que la religion a nommés purgatoire, ciel ou enfer. Les plans subtils où il se retrouve après la mort, comportent encore l’espace et le temps qui sont toujours les caractéristiques du manifesté, qu’il soit subtil ou grossier, mais ils sont naturellement très différents des nôtres et sans rapports avec eux. Quand ces temps sont révolus, l’individu n’a pas pour autant réalisé sa libération. Il doit donc revenir sur terre car c’est sur terre qu’il lui est enjoint d’atteindre celle-ci.

Or, je l’ai dit, ce n’est pas là l’œuvre d’une seule existence, l’expérience ne nous le montre que trop. L’homme doit revenir maintes et maintes fois sur terre. Enseveli dans la matière obscure de ce monde — le « tombeau » de la matière, comme l’appelle Platon — l’Esprit y a opéré sa résurrection en atteignant à la soi-conscience. Notre corps physique fut le champ de cette évolution. Mais comme la direction même de cette évolution a eu pour effet, je le répète, de renforcer nos égoïsmes, la « Voie du retour » nous fut enseignée par tous nos grands instructeurs, tant par leur exemple que, parfois, par le sacrifice même de leur vie, livrée pour le bien de tous. Cette voie est celle de l’abnégation, de l’oubli de soi-même au profit des autres, bref de l’esprit de sacrifice, de la mort du « vieil homme » pour ressusciter, libéré, dans un corps spirituel ou divin.

Mme L. de B. rejette cette doctrine traditionnelle de la réincarnation. Mais alors, par quoi peut-elle la remplacer pour expliquer la libération de l’homme ?

D’une part, je l’ai dit, elle situe au lendemain de la mort de l’individu le réveil de sa mémoire chromosomique. De l’autre, elle nous dit que c’est après sa mort, sur un autre plan, dans un autre monde, que l’homme doit effectuer sa libération. La thèse nous parait être en opposition non seulement avec les enseignements de nos maîtres, mais encore avec les traditions de la Sagesse, tant chrétienne que bouddhiste.

D’une part en effet, ce n’est pas à notre mort, nous disent nos maîtres, que s’effectue ce réveil de la mémoire, chromosomique ou autre, de notre passé lointain, mais ultérieurement, à un niveau supérieur d’initiation quand ce réveil est devenu sans danger pour nous. Notre distinguée et érudite adversaire cite elle-même l’opinion du philosophe Bergson, expliquant pourquoi la bonne Nature a aboli en l’homme la réminiscence de son passé lointain. Comment n’en serait-il pas de même pour l’homme ordinaire à son réveil après la mort ? Comment autrement ne se sentirait-il pas étouffé, annihilé, par cette masse immense de poussière ancestrale qui réveillerait en lui la mémoire chromosomique d’un immense passé, remontant bien au-delà de son individualisation même. Aussi, à sa mort boit-il, l’eau du Léthé, l’eau du lac d’oubli, nous dit la Sagesse.

Il est curieux de s’arrêter ici à quelques phrases sibyllines par lesquelles notre auteur traduit l’embarras qu’elle éprouve à se passer de l’explication traditionnelle. C’est ainsi qu’elle écrit qu’avant l’individualisation de l’homme dans son existence présente, il existait déjà « depuis le commencement de sa lignée », « dans sa substance germinale » comme « une psyché embryonnaire qui, passant par tant de formes humaines ancestrales, formait déjà « un principe immatériel » de l’enfant qui va naître, « un capital en puissance ».

Ce principe immatériel qui est, tout en n’existant pas encore, sinon dans ses principes constituants qui ne sont pas lui, me paraît être une notion bien obscure, difficile à admettre.

Quoi qu’il en soit, si l’homme, selon notre auteur, retrouve au lendemain de sa mort, par le réveil de sa mémoire, tout le capital ancestral logé dans son inconscient, il ne recueillerait par contre, comme acquis personnel, que les fruits d’une seule et pauvre existence terrestre en tant qu’être humain. Et alors, je l’ai dit, se présente la grande objection. Comment cet homme pourra-t-il avec un aussi faible bagage personnel, résister aux innombrables « psychés » ancestrales, dont les « ombres », les déchets, se disputeraient sa faible individualité à peine éclose ? Comment celle-ci ne succomberait-elle pas sous le poids accumulé des souvenirs réveillés en vrac, comment ne serait-elle pas écrasée, écartelée ou désagrégée sous cet amas de forces obscures, de réminiscences vagues, d’impulsions contradictoires, dont le flot viendrait l’assaillir, la tirailler en tout sens ou la submerger ? Et comment, dans ces conditions mêmes, l’homme pourrait-il s’apprêter, après son décès, à aborder, avec une âme apaisée et sereine, la voie de sa libération ? Toute autre serait sa force de résistance à ces forces obscures s’il renfermait en ses profondeurs une auto-hérédité éprouvée, c’est-à-dire une lignée individuelle qui serait son apport propre, un noyau solide et le fruit de ses incarnations antérieures.

J’ai dit que la thèse de l’auteur allait à l’encontre de la tradition ésotérique, tant chrétienne que Bouddhiste qui, toutes deux, situent en notre monde non seulement le champ de notre évolution — accession à la soi-conscience de l’homme — mais aussi « la voie du retour » à l’unité, la libération. Après sa résurrection en effet, c’est sur terre aussi que Jésus effectue son ascension, retourne à son Père Céleste, comme c’est également sous l’arbre « Boddhi » que le Bouddha réalise son illumination, le symbole signifiant que c’est en ce monde même, durant sa vie terrestre et non dans un autre monde après sa mort, que l’homme doit réaliser le but suprême de sa vie, son retour au Père, symbolisé ici par le Nirvâna.

Pour conclure, je dirai donc que si le seul but de l’évolution était la formation d’egos différenciés, même grandis à la dimension cosmique, on ne voit pas, je le répète, comment cette réalisation qui mène à l’isolement et à la recherche egocentrique, pourrait conduire les hommes sur la voie opposée de l’harmonie et de l’entraide universelles. L’ordre et l’harmonie existent dans le Cosmos, et l’ego humain, tout évolué qu’il soit, est bien obligé d’y voir son modèle, au lieu de se croire supérieur à lui, n’ayant lui-même réussi le plus souvent à apporter dans le monde que le désordre et la guerre ! Il s’agit donc, avant tout, pour l’individu soi-conscient de réaliser finalement, après des expériences multiples, la conscience de l’Unité et de l’identité essentielles de tous les hommes avec soi-même, tous les hommes étant autant de modalités différentes, originales, de l’Unique, chacun incarnant en son sein Dieu en devenir, un homme-Christ.

La réincarnation ne fut pas une doctrine propre seulement à l’Orient. Sans doute dans l’Inde antique, elle fit l’objet d’un enseignement public, étant ouvertement proclamée dans les Écritures sacrées de ce pays. Toutefois les résultats de cette publicité pour reporter sur une autre existence les efforts qu’elles eussent dû accomplir en celle-ci. La doctrine favorisa en conséquence cet âpre désir de la vie terrestre et des existences à venir, dont les Écritures dénonçaient au contraire le caractère passager et illusoire.

Peut-être est-ce pour ces raisons qu’en Occident ce même enseignement conserva toujours son caractère ésotérique. Aucune religion ne l’enseigna officiellement. Toujours la doctrine demeura secrète, confinée dans les centres initiatiques des mystères (orphiques, Éleusiniens) ou dans les écoles éclectiques, Pythagoricienne, Platonicienne, hermétique, tandis qu’en Israël également on la retrouve dans la Kabbale, la tradition secrète des Hébreux. Au début de l’ère Chrétienne, elle apparaît comme étant la doctrine traditionnelle des Esséniens (Philon-le-Juif, Josèphe), répandue aussi parmi les Pharisiens, nous dit l’historien Josèphe, et, mieux que cela encore, de nombreux passages des Évangiles prouvent sans conteste qu’elle figurait parmi les enseignements que Jésus lui-même donnait en particulier à ses disciples.

Mais pourquoi ce secret, pourquoi une telle réserve dans l’enseignement d’une vérité, demandera-t-on ? Parce que le but de la vie humaine n’est pas la réincarnation, mais au contraire la libération de l’existence terrestre. Loin d’être un but à poursuivre, la réincarnation est pour l’homme l’obstacle à éviter, puisqu’elle est la preuve même de sa non-libération, la preuve qu’il demeure encore prisonnier dans le cercle infernal des vies et des morts alternées. En résumé, la réincarnation est la loi tyrannique de la nature, qui accable l’homme, tant qu’il demeure emprisonné dans les liens de ses désirs toujours renaissants, qui le ramènent ici-bas.

Se réincarner, c’est donc tomber de Charybde en Scylla ! Mais cette loi, en dépit de sa rigueur, n’en est pas moins une loi utile et bienfaisante, puisque c’est sur notre terre et non ailleurs qu’il nous est enjoint d’atteindre à la perfection et que manifestement ce n’est pas en une courte existence, comme nous l’avons dit, qu’un tel but peut être atteint. Ce n’est qu’entre nos réincarnations en effet que la mort est « le relais causé par nos intempéries », pour employer les expressions mêmes de notre auteur !

Le livre de Mme L. de B. aborde bien d’autres problèmes encore, présentant à nos méditations studieuses de grandes vérités, dont nous théosophes — et moi tout le premier — nous pouvons faire notre profit. Je n’ai voulu souligner ici que quelques points de divergence avec ce qui m’a paru être en désaccord avec les traditions de la Sagesse universelle, sous la réserve prudente de ma propre compréhension correcte de cette Sagesse.

X. D’UDEKEM D’ACOZ

[1] « La voie de la libération » (Éditions La Colombe).