Philippe Camby
YS: La fête cachée contre le christianisme

Est-ce parce que les mythes nous imprègnent d’une réalité à laquelle nous ne pouvons pas échapper que ces preuves nous apparaissent ? Non, ces preuves sont solides. Les villes englouties autour de nous sont légions. Les archéologues en découvrent souvent des cités lacustres bien sûr, en Irlande ou en Russie ; mais ils trouvent aussi des villes romaines tout entières, avec leurs larges rues symétriques, leurs marbres, et théâtre et forum, au fond de la Méditerranée (au large de Trapani notamment entre Sicile et Pentelleria). Dans le nord du Cotentin, on fouille actuellement un village immergé par douze mètres de fond. Et ce village a 6000 ans.

(Question De. No 31. Juillet-Août 1979)

Philippe Camby nous invite à découvrir les preuves de l’existence de la ville d’Ys et à rêver sur une légende qui illustre, à sa manière, le conflit du paganisme celtique et du christianisme.

Tous les ans jusqu’en 1830, entre Le Guilvinec et Penmarch, un menhir immergé rassemblait autour de lui toutes les barques de la baie pour une cérémonie étonnante. Un prêtre célébrait au-dessus du menhir englouti une messe pour les péris en mer.

A combien de dieux dévoués, combien de pirogues, de bateaux au cours des millénaires s’étaient rassemblés là pour la tenue du rite ? Qui le sait ? A la fin les prêtres des chrétiens se lassèrent aussi de dire des prières sur des autels édifiés quatre ou six mille ans avant la naissance de leur dieu. Personne aujourd’hui ne se rassemble plus en mer sur un menhir noyé pour célébrer les morts et les ancêtres disparus. Et pourtant, ces peuples, ces tombes et ces habitations envahis par la mer sont toujours là, au fond des eaux avec leurs autels et leurs dieux, en attente de résurrection.

Nous sommes au IVe siècle. Le roi Gradlon règne sur l’Armorique. Les disciples du Crucifié, descendus de Grande-Bretagne, construisent ermitage après ermitage, moustier après moustier. Et le roi qui ne voit pas leur installation d’un œil favorable, craint pourtant la puissance de ces nouveaux prêtres que les rois francs, ses ennemis écoutent.

Conversion de Gradlon

Un soir, après la chasse, Gradlon s’égare dans l’ancienne forêt des druides. Un ermite chrétien s’offre à le recevoir : « As-tu de quoi nourrir ma cour, lui demande le roi ?

— Assurément, répond l’ermite. » Et il se rend à une fontaine. Pêche un petit poisson. Le coupe en deux, en donne une moitié au maître d’hôtel du roi et rend l’autre à la fontaine.

Le maître d’hôtel éclate de rire. Cent fois autant ne suffirait pas pour l’équipage royal. Mais il apprête tout de même, en se moquant, le morceau qu’on lui a donné. Miracle ! Le demi-poisson se multiplie dans la poêle. Le souverain et sa suite sont rassasiés.

Emerveillé, Gradlon se jette aux pieds de Korentin et lui dit : « Viens en ma ville vénérable ermite. Tu la gouverneras selon la loi de ton dieu ». Et il lui donne son palais pour en faire une église.

Korentin gouverne le pays de Quimper, et, sous sa loi, le peuple breton « adoucit ses manières », disent les hagiographes. « Les seigneurs : modérèrent leurs passions. La débauche, la grossièreté, le mensonge, l’impudeur cédèrent la place à la décence, à l’humilité et à la charité. »

Tout le monde donc était parfaitement soumis à Korentin, une seule personne exceptée : la propre fille du roi, la princesse Dahut.

La cité de Dahut

Et celle-ci se plaignait des progrès du christianisme qu’elle abhorrait : « Mon père on trouvait autrefois en Quimper aise et liberté. Chacun portait habits et joyaux à sa guise et c’était merveille d’y voir les joyeusetés et galanteries qui s’y faisaient. On respirait alors. On vivait.

» Aujourd’hui les disciples du Crucifié ont dompté notre peuple. Ce ne sont plus que robes de bure, crânes rasés, grises mines. Les jeunes gens ressemblent aux vieillards. Seigneur, je languis, j’étouffe. Construisez une cité nouvelle. Loin des ermites et des moines » [1].

Alors le roi, abandonnant à Korentin la ville de Quimper « transféra sa cour à une grande ville située sur le bord de la mer (…) où, de présent, est le golfe de Douarnenez et cette ville s’appelait Ys » [2].

Des milliers d’artisans l’avaient construite au bord de l’océan. Une digue la défendait contre les marées. Et Dahut fut heureuse : on n’avait pas construit d’église dans sa ville. Mais elle ne le fut pas longtemps. Korentin encore s’en mêla et fit savoir à Gradlon que si, avant le solstice d’hiver — qui est le Noël des chrétiens — on n’avait pas construit une église dans la nouvelle ville la malédiction du tout-puissant serait alors sur elle.

Gradlon fait alors construire une église en cachette de sa fille. Mais sitôt qu’elle la voit, Dahut tombe malade. Elle s’enfuit et se réfugie dans l’île de Sein auprès des prêtresses des anciens dieux. Elle va chercher près d’elles aide et assistance car elles ont des enchantements pour exciter les tempêtes et commander aux korrigans.

Dahut se plaint à elles : « L’église du Crucifié domine les demeures d’Ys, comme le bouleau domine les buissons. Je veux que demain à l’aurore, sur le rocher se dresse mon castel, si haut, si haut dans le ciel que ses toits domineront l’église comme le chêne domine le bouleau [3]. Toute la nuit elfes et korrigans travaillent à construire son château. Au matin il est fini. Le castel de Dahut a poussé sur la colline, plus haut que l’église d’Ys.

Alors ce ne furent plus que fêtes au castel, festins, jeux et danses, chants, rires et lumières. Chaque soir Dahut asseyait auprès d’elle un nouvel amant. Des chevaliers se battaient à mort pour ses yeux qui changeaient de couleur. Les plus beaux et les plus forts, elle les appelait à son lit. Avant de les livrer à l’enfer dans le gouffre de Plogoff ou du Huelgoat.

Le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob apparut alors à saint Gwénolé qui habitait un monastère voisin et lui dit « Gwénolé, en ce pays d’Ys, vices et débauches ont lassé ma patience. Les habitants de cette ville sont fourbes, luxurieux et adultères (…) ; ils se couvrent de parfums et de fards. Ma colère est sur eux. L’heure de ma justice est proche ».

Après quelques miracles encore et beaucoup de sermons, comme les habitants d’Ys ne voulaient rien entendre, Dieu révéla à Gwénolé que la ville serait engloutie dans les flots. Ys en effet était protégée de la mer et des tempêtes par une digue énorme percée d’écluses. Gradlon portait au cou les clefs de ces écluses. Le diable qui sait quelquefois rendre service à Dieu fut chargé de se procurer les clefs de la digue afin de submerger la ville.

Le diable a donc séduit Dahut. On connait sa beauté. Ce fut assez facile. Puis, il lui demande la clef. Dahut frémit. Il faut qu’elle trahisse son père. Mais l’amour est si fort. Et le diable est si beau. Elle approche du lit. Devant son père endormi elle s’arrête. Elle hésite encore. Mais derrière elle, une voix : « Dahut, Dahut, les clefs ! ». Elle les prend alors, les donne à son amant. Puis ils vont danser ensemble sur la digue.

Dieu réveille Gwénolé : « C’est l’heure du châtiment ». Et le saint se rend chez le roi, et lui dit : « Ah ! Sire, Sire ! Sortons au plus tôt de ce lieu car la colère de Dieu va l’accabler : votre majesté sait les dissolutions de son peuple, il faut qu’il soit puni : hâtons-nous de sortir, sinon nous serons enveloppés en ce même malheur. Le roi monte à cheval et se sauve à pointe d’éperons.

Un grand cri s’élève sur la ville : « L’eau, l’eau !… L’eau est lâchée. Les portes sont ouvertes ». Gradlon cherche Dahut. Sa fille monte en croupe. Mais aussitôt, sous le poids de ses péchés, le cheval ne peut plus courir ; le flot les rejoint. Gwénolé qui chevauche devant le roi se retourne et crie : « Tu portes un diable avec toi ! Jette le diable à la mer ! ». Ainsi périrent Dahut et sa ville.

« La mer se jetant hors de ses limites ordinaires (…) sur cette misérable cité, la couvrit en moins de rien noyant plusieurs milliers de personnes à cause de Dahut, fille impudique du bon roi, laquelle périt en cet abysme ». Gradlon, sain et sauf finit ses jours dans l’abbaye de Gwénolé.

Un mythe punitif

A la vérité, Dahut ne périt pas « en cet abysme ». Engloutie sous les eaux, la fille de Gradlon retourne à sa vocation première de sirène et de vierge des eaux. Elle devient Morgane ou Muirgen, « née de la mer » comme Aphrodite était née de l’écume. Et le mythe est complet. La victoire du christianisme sur les anciens cultes celtiques se traduit par l’engloutissement de la cité sous les eaux. La submersion de la ville symbolise la submersion du paganisme sous la marée de la nouvelle religion.

La résistance au christianisme est le grand péché d’Ys. Dahut est une fille de la grande Babylone de la Bible, « la mère des impudiques de la Terre ».

Le sort que le dieu de Gwénolé lui réserve est le même que celui qu’il a promis à Babylone dans son Apocalypse : « Ainsi sera précipitée Babylone avec violence ! La grande ville on ne la retrouvera plus ! on n’entendra plus chez (elle) les sons des joueurs de harpe, des musiciens, des joueurs de flûtes et de trompettes. On n’y trouvera plus aucun artisan d’aucun métier ; et le bruit de la meule ne s’y fera plus entendre. La lumière de la lampe n’y brillera plus et on n’y entendra plus la voix de l’époux et de l’épouse, parce que (ses) marchands étaient les grands de la Terre, parce que toutes les nations ont été séduites par (ses) maléfices (…) ».

Une autre version du mythe de la cité engloutie, allemande celle-là, souligne particulièrement le sens religieux de la submersion, entendue comme une punition du crime de résistance au christianisme. C’est une variante étonnante d’ailleurs en ce sens qu’elle fait un curieux crédit à la miséricorde divine : le pêcheur est sauvé et la ville est punie.

C’est dans le lac de Seeburg dans la région de Goettingen qu’on raconte qu’un château fut autrefois englouti. Il était habité par un comte « sauvage et impie » : le comte Isang. Une nuit il escalada les murs d’un couvent pour enlever une religieuse « qu’il força de céder à sa brutalité », mais à peine le crime était-il consommé qu’il reconnut dans sa victime sa propre sœur dont il avait ignoré jusqu’à ce jour la retraite. Il frémit de frayeur, la renvoya avec de riches présents pour son couvent, mais son cœur ne retourna pas à Dieu et il recommença à vivre selon son caprice [4] ».

Alors le châtiment de Dieu se met en marche. La terre tremble et le pécheur est prévenu qu’il doit fuir s’il ne veut périr avec sa ville. Il part à cheval, galope un moment et quand il se retourne, à la place de son château, s’étend un lac immense.

La parenté des mythes, malgré leurs dénouements contradictoires montre bien quel péché était surtout puni dans ces destructions de villes et comment une ville seule suffisait à symboliser les civilisations païennes disparues.

Mais ce n’est pas tout. Une lecture plus attentive du mythe nous montre que le conflit du christianisme et du paganisme que le mythe illustre recoupe et recouvre l’histoire d’un conflit plus ancien : celui de la lutte du patriarcat contre le matriarcat des origines. L’ancienne prêtresse toute puissante, la vieille dame de la mer, l’ancienne sirène est vaincue par les nouveaux amis de son père : les prêtres du christianisme qui apportent au patriarcat les arguments qui lui manquaient pour achever la déchéance de la femme [5].

Il est difficile en effet de ne pas reconnaître en Dahut, prêtresse païenne, l’image de ces femmes des Namnètes les Scènes dont Strabon (IV 4) d’après Mela (III 5) nous entretient. Elles habitaient une île, au large de l’embouchure de la Loire où elles vivaient en amazones. On leur attribuait toutes sortes de pouvoirs dont celui de déchaîner les vents et les tempêtes ; et leurs enchantements étaient tous puissants pour métamorphoser les hommes en animaux ou pour guérir les maladies incurables.

Derrière le mythe des amazones insulaires qui apparaît dans la légende (et où l’on reconnaît aussi le mythe de Circé), est-ce qu’il ne faut pas voir surtout un souvenir d’Emain, l’île des femmes, le paradis celtique et la mémoire conservée de cette heureuse époque où les femmes étaient confondues avec le paradis ?

Dans le monde, la Bretagne et l’Irlande ne sont pas les deux seuls endroits à avoir conservé la mémoire de cette époque et des conflits qui ont été engendrés par son renversement. Au Pérou on se souvient aussi que l’île des Glicériens fut également engloutie pour avoir préféré la déesse des plaisirs, Glycéris, au dieu patriarcal, Rimac. Les habitants de l’île vivaient, dit-on, au milieu des plaisirs et se livraient sans frein aux penchants de leurs cœurs quand le terrible dieu Rimac fit entendre ces paroles : « Tremble, peuple impie et sacrilège, tu m’as négligé, ton encens n’a jamais fumé pour moi, tu périras ; cette île abominable qui sert de théâtre à tes plaisirs criminels s’abîmera dans les flots [6] ».

Et l’île fut submergée.

Une vérité qui donne le vertige

Pour peu qu’on soit attentif à la réalité symbolique, on vient de le vérifier, les légendes ont toujours raison. La culture païenne tout entière fut bien engloutie sous le raz-de-marée du christianisme.

Faut-il pour autant renoncer à trouver Ys, dans la baie de Douarnenez ? Non, bien sûr. Cette ville n’est pas un pays de fées, ni seulement un mythe explicatif. Ici, une civilisation tout entière a disparu comme ont péri Elam, Ninive et Babylone, coulés au fond des siècles avec tous leurs dieux, leurs remparts et leurs habitants.

Non. Cette ville existe quelque part au milieu de la baie. Et nous avons des preuves qu’elle existe.

Le littoral s’effondre. Cinq voies romaines s’enfonçant dans la mer désignent un point précis au milieu de la baie [7].

Est-ce parce que les mythes nous imprègnent d’une réalité à laquelle nous ne pouvons pas échapper que ces preuves nous apparaissent ? Non, ces preuves sont solides. Les villes englouties autour de nous sont légions. Les archéologues en découvrent souvent des cités lacustres bien sûr, en Irlande ou en Russie ; mais ils trouvent aussi des villes romaines tout entières, avec leurs larges rues symétriques, leurs marbres, et théâtre et forum, au fond de la Méditerranée (au large de Trapani notamment entre Sicile et Pentelleria). Dans le nord du Cotentin, on fouille actuellement un village immergé par douze mètres de fond. Et ce village a 6000 ans.

De nombreux vestiges romains qui furent fouillés au siècle dernier par James Miles ont tout à fait disparu aujourd’hui. Vers 1870, il signalait près de Carnac une villa romaine qu’on ne pouvait fouiller qu’à marée basse… On a les plans d’une autre villa, au Lodo, sur la plage d’Arradon, qui fut envahie entre 1850 et 1881…

L’écorce terrestre est animée de mouvements divers. Le magma sur lequel elle flotte étant en ébullition, il la soulève parfois et parfois l’enfonce. C’est ce qu’on appelle le mouvement épeirogénique. Ce mouvement est défavorable à la Bretagne. Depuis combien de siècles ? Combien de millénaires ? Il est difficile de le savoir. Le mouvement de ces côtes n’est pas, en général, de ceux qui se laissent observer en une seule génération. On en a pourtant un exemple : la tour Saint-Jacques à Suscinio. C’était la tour d’une chapelle templière située à peu près à quatre kilomètres à l’ouest du fameux château. Si vous vous y promenez aujourd’hui, vous n’en verrez rien. Mais on sait qu’au mois d’avril 1807, la tour de l’église s’élevait encore au-dessus des flots, dernier témoin du couvent entièrement disparu. Le 27 avril 1807, trois pans de la tour s’effondrèrent dans les eaux laissant debout le quatrième mur qui fut visible jusqu’en 1850, date à laquelle il disparut. Des vieillards en 1830 racontaient que les rochers qui s’apercevaient alors en mer faisaient partie de la terre ferme. Ils y avaient fait paître des moutons…

Combien de cités ont disparu comme la tour Saint-Jacques ? Combien de villes, depuis des millénaires se sont englouties ? Nul ne le sait. Personne n’en a la moindre idée. Mais ce que nous savons et que nous pouvons dire, c’est qu’on n’est jamais trompé quand on fait confiance aux légendes : en 1905, dans les parages supposés de la ville d’Ys, des pêcheurs ramenèrent des briques romaines dans leur drague. Et ces briques portaient des traces de ciment.

Ceux des marins de la baie qui croient encore au mythe (puissent-ils avoir raison !) savent qu’un jour la ville d’Ys resurgira. Un jour.

La mer, le soleil. Pour nous rendre au rendez-vous des autels engloutis nous avons pris notre pirogue. Fermons les yeux. Nous naviguons entre les tombes.

La mer à cet instant s’ouvrirait-elle, nous verrions les congres et les crabes quitter les trous des murailles païennes. Et le soleil, ouvert alors « comme une figure saignerait sur les tourteaux errant dans le limon [8].

Non. Nous n’avons pas vu les lumières de la ville engloutie. D’autres que nous connaîtrons cette chance. Peut-être seulement l’aurions-nous aperçue si nous avions su faire de ses lueurs sous-marines les étoiles lointaines d’un nouveau ciel païen. Et de sa princesse endormie sous les eaux, la reine de nos cités futures.

Philippe Camby

A lire : Ys et les villes englouties d’Olivier Eudes (éd. Ouest-France).

Voir aussi Wikipedia artoicle Ys


[1] Charles Guyot : la Légende de la ville d’Ys (Paris, Piazza, 1926).

[2] Albert Legrand : la Vie des saints de Bretagne – Armorique (Saint-Brieuc, 1636).

[3] Ch. Guyot, déjà cité.

[4] Grimm : les Veillées allemandes (Paris, Huzard, 1838).

[5] Cf. Alexandre Mal:-pertuis : le Sexe et le Plaisir avant le christianisme (Paris, Retz, 1977).

[6] Extrait des Aille et une heure, contes péruviens (Lille, Lehoucq, 1782).

[7] L. 4°24’45 » – long. 48°04’45 ».

[8] Robert Desnos : Corps et Biens (Paris, Gallimard, 1966).