Le zen, la psychologie et la vie quotidienne

Psychanalyse et bouddhisme zen par Erich Fromm L’objectif du Zen est l’« illumination », c’est-à-dire l’appréhension immédiate, irréfléchie de la réalité, sans contamination de l’affectivité ou de l’intelligence, la perception de la relation existante entre le moi et l’Univers. Cette expérience nouvelle est un recommencement de celle que fait l’enfant au stade pré-intellectuel, mais à […]

Psychanalyse et bouddhisme zen par Erich Fromm

L’objectif du Zen est l’« illumination », c’est-à-dire l’appréhension immédiate, irréfléchie de la réalité, sans contamination de l’affectivité ou de l’intelligence, la perception de la relation existante entre le moi et l’Univers. Cette expérience nouvelle est un recommencement de celle que fait l’enfant au stade pré-intellectuel, mais à un autre niveau, celui du plein développement de la raison, de l’objectivité et de l’indi­vidualité de l’homme. Alors que l’expérience que l’enfant fait de 1’« immédiateté » et de l’unité des choses se produit avant celle de l’aliénation et de la différenciation entre le sujet et l’objet, l’expérience de l’« illumination » se produit après elle.

L’objectif de la psychanalyse tel que l’a formulé Freud est de rendre l’inconscient conscient, de remplacer l’Id par l’Ego, le Ça par le Moi. Dans cette optique, le contenu de l’inconscient à découvrir était limité à un petit domaine de la personnalité, aux pulsions instinctives qui se manifestent au premier stade de l’enfant mais qui sont ensuite refoulées. Le but de la technique analytique freudienne était de les libérer de cet état de refoulement. En outre, et au-delà des prémisses théoriques de Freud, les éléments à mettre au jour apparurent devoir être déterminés par la nécessité thérapeutique de guérir tel symptôme particulier. On s’intéressa peu dès lors au domaine de l’inconscient qui n’avait pas de relation avec le symptôme considéré et sa formation. Peu à peu pourtant, l’introduction de concepts tels que l’instinct de mort, l’éros et le développement des divers aspects de l’Ego ont élargi les vues freudiennes sur le contenu de l’inconscient et le domaine même de celui-ci. Jung surtout, mais aussi Adler, Rank et quelques autres ont contribué à cet élargissement du champ de la psychanalyse, mais, sauf chez Jung, il est resté conditionné par des objectifs théra­peutiques. On a continué de s’employer à analyser tel ou tel symp­tôme, à guérir telle ou telle névrose, sans s’intéresser à la totalité de la personnalité.

Pourtant, si l’on pousse l’objectif initial de Freud (rendre conscient l’inconscient) à ses ultimes conséquences, il faut la libérer des limita­tions que lui imposent à la fois les inclinations instinctives de Freud lui-même et le souci immédiat d’une thérapeutie des symptômes. Si l’on se donne pour but la totale reconquête de l’inconscient, cette entreprise ne peut se limiter aux instincts ni à d’autres secteurs définis de l’expérience humaine : elle doit considérer l’homme et son expé­rience dans leur totalité. L’objectif devient alors une victoire sur l’alié­nation, sur la scission entre sujet et objet, sur la contamination de la conscience par l’affectivité et la cérébralité ; ce qui implique la libéra­tion de l’inconscient, l’abolition de toute frontière intérieure entre l’homme universel et l’homme social, la fin du conflit entre conscient et inconscient, la perception immédiate de la réalité sans interférence et la réflexion intellectuelle, la victoire sur le culte de l’ego, l’abandon de l’illusion d’un ego séparé et indestructible et du désir de l’accroître et de le préserver, comme les Pharaons espéraient gagner l’éternité en se faisant momifier. Être conscient de l’inconscient signifie être « ouvert », disponible, ne plus avoir mais être.

Ce vaste objectif est de toute évidence beaucoup plus important, beaucoup plus fondamental que celui de la psychanalyse en général, et l’atteindre requiert un effort beaucoup plus décisif que celui auquel la plupart des Occidentaux sont disposés. Cela dit, la compréhension même de cet objectif n’est possible que sous certaines conditions. D’abord et surtout, il ne peut être envisagé que d’un point de vue philosophique. Point n’est besoin d’analyser cette philosophie en détail. Qu’il suffise de dire que son but n’est pas négatif (l’absence de maladie) mais positif (l’expérience d’un bien-être réel, conçu comme une union immédiate avec la réalité). Ce but ne saurait être mieux défini qu’il ne l’a été par Suzuki, parlant d’« un art de vivre ». Il ne faut pas oublier qu’une telle notion, en l’occurrence, plonge ses racines dans une spiritualité humaniste dont s’inspire l’enseigne­ment de Bouddha, des prophètes, de Jésus, de Maître Eckhart, et d’hommes tels que Blake, Walt Whitman ou Bucke. S’il n’est pas considéré dans un tel contexte, l’« art de vivre » perd toute sa valeur spécifique et se réduit au concept terre à terre de « bonheur ». Il ne faut pas oublier non plus que cette orientation philosophique est également d’ordre éthique. Si le Zen transcende l’éthique, il ne s’en fonde pas moins sur les données éthiques fondamentales du boud­dhisme, qui sont essentiellement les mêmes que celles de tout ensei­gnement humaniste. Suzuki a fort bien montré que l’atteinte des objectifs du Zen implique une victoire sur toutes les formes du désir de possession (qu’il s’agisse du désir de réussir ou du besoin de pos­session affective) et sur toutes les illusions ou les obsessions narcis­siques. Elle implique en outre le rejet de toute soumission, le refus de s’en remettre à autrui pour résoudre ses propres problèmes. Celui qui souhaiterait utiliser la reconquête de l’inconscient uniquement pour se guérir des maux dont il souffre prouverait par là qu’il n’a pas la moindre notion du but réel de l’entreprise.

Ce serait pourtant une erreur de croire que ce but n’a aucune valeur thérapeutique. De même que la guérison d’un symptôme et la pré­vention de la formation d’autres symptômes éventuels ne sont pas possibles sans l’analyse et la transformation du caractère, de même le traitement de tel ou tel caractère névrotique n’est pas possible si l’on ne vise pas en même temps l’objectif le plus radical d’une trans­formation complète de la personne. Il se peut fort bien que les résul­tats relativement décevants de certaines psychanalyses (et Freud le premier eut l’honnêteté d’en convenir) soient dus précisément au fait que la méthode employée n’est pas suffisamment radicale ; que la guérison, la libération de l’angoisse et de la névrose, ne puissent être atteintes que si l’on voit plus loin que cet objectif thérapeutique limité. Peut-être même celui-ci pourrait-il être atteint par des méthodes plus simples et plus rapides si le temps et l’énergie consacrés au long processus de l’analyse étaient utilisés en vue d’une « transformation » radicale de l’individu plutôt qu’en vue de son étroite « réforme ». L’homme, aussi longtemps qu’il n’a pas atteint ce rapport nouveau et créateur avec la réalité dont le satori du Zen est l’expression la plus complète, trouve au mieux des « compensations » à son mal dans la routine, l’idolâtrie, la destructivité, le désir de possession, de gloire, etc. Lorsque ces compensations s’écroulent, son équilibre tout entier est menacé. Le remède à ce déséquilibre menaçant ne peut résider que dans un changement radical de toute son attitude en face du monde. Si la psychanalyse peut l’y aider, elle l’aidera à acquérir une véritable santé mentale ; sinon, elle l’aidera seulement à renforcer ses mécanismes de compensation. Autrement dit encore : quelqu’un peut être guéri d’un symptôme, mais non d’une névrose caractérielle. Un homme n’est pas une chose, il n’est pas un « cas », et l’analyste ne guérit pas quelqu’un en le traitant comme un objet. Il ne peut qu’aider un homme à s’éveiller, au cours d’un processus où il est engagé avec son patient, dans une compréhension mutuelle — c’est-à-dire en s’identifiant avec lui, en faisant avec lui l’expérience de l’unité.

Je m’attends ici à une objection : si, comme il est dit plus haut, l’accomplissement de cette prise de conscience totale de l’inconscient est un objectif aussi décisif et aussi difficile à atteindre que l’illumina­tion, comment lui vouloir une application générale ? N’est-il pas hasardeux d’avancer que seule l’atteinte de cet objectif puisse justifier les espoirs de la psychothérapie ?

Cette objection serait en effet sérieuse s’il n’y avait d’alternative qu’entre l’illumination totale… et rien. Mais ce n’est pas le cas. Il y a, dans le Zen, plusieurs stades d’illumination, dont le satori est le dernier et le plus complet. Mais, si je comprends bien, une grande importance est attachée aux états et aux étapes successifs qui jalonnent la voie du satori, même si celui-ci n’est jamais atteint. Le docteur Suzuki lui-même a fort bien illustré cela par l’exemple suivant : si, dans une pièce plongée dans l’obscurité absolue, on allume une bougie, il n’y a plus d’obscurité. Bien sûr, si l’on allume ensuite dix, cent ou mille bougies, la pièce deviendra de plus en plus claire — mais le change­ment décisif y a tout de même été provoqué par la première bougie qui a dissipé les ténèbres.

Que se passe-t-il au cours d’une psychanalyse ? L’intéressé se rend compte pour la première fois qu’il est vaniteux, peureux, hostile — alors qu’il avait précédemment conscience d’être modeste, courageux et aimant. Cette révélation peut le blesser, mais elle ouvre une porte et lui permet de ne plus projeter sur d’autres ce qu’il refoulait en lui-même. Il va de l’avant, découvre l’enfant, l’adolescent, le criminel, le fou, le saint, l’artiste, le mâle et la femelle qui sont en lui ; il se sent davantage en communion avec l’humanité, avec l’homme universel ; il se sent moins contraint plus libre, moins enclin à projeter sur autrui ses refoulements, à « cérébraliser » ; il prend dès lors et pour la pre­mière fois conscience du monde des couleurs, des sons, il sent une musi­que que jusqu’alors il se contentait d’écouter; en se rendant compte de son unité avec autrui, il prend conscience de l’illusion qui lui faisait voir dans son ego une chose distincte des autres, qu’il était tenté de cultiver et de préserver ; il découvre la futilité qu’il y avait à chercher le sens de la vie dans la possession de soi-même et se soucie davantage d’être lui-même. Il s’agit là d’expériences spontanées, sans contenu intel­lectuel ; pourtant, grâce à elles, il se sent plus libre, moins angoissé.

Jusqu’ici nous avons parlé d’objectifs à atteindre. Quant aux méthodes pour les atteindre, celle de la psychanalyse et celle du Zen sont évidemment très différentes. La méthode du Zen consiste, pourrait-on dire, en une attaque de front menée contre l’aliénation et les modes de perception inadéquats, par des moyens particuliers tels que la méditation assise, les koans, et sous la conduite d’un maître. Bien entendu, tout cela ne constitue pas une « technique » qui puisse être séparée de son contexte, la pensée bouddhiste et le comportement éthique incarnés dans la personne du maître et l’atmosphère du monastère. Il faut aussi se rappeler que ce n’est pas une question d’horaire, qu’il ne s’agit pas de consacrer au Zen « cinq heures par semaine », et que la décision de s’adonner à l’étude du Zen consiste déjà, par elle-même, un pas d’une grande importance.

La méthode psychanalytique, elle, s’emploie différemment à exercer la conscience à prendre possession de l’inconscient. C’est une méthode à la fois psychologique et empirique, mettant l’accent sur les déformations de la perception et tendant à faire reconnaître par le patient les mythes qu’il porte en lui. Elle élargit le champ de l’expérience humaine en allégeant le poids du refoulement. Pour ce faire, elle étudie le développement psychique d’un individu depuis son enfance et essaie de l’éclairer sur ses premières expériences pour l’aider à connaître la nature de ses refoulements et de ses conflits actuels, à se libérer pas à pas de ses illusions sur le monde et de ses erreurs d’interprétation. En devenant moins un étranger pour lui-même, l’individu devient moins étranger au monde ; en prenant mieux conscience de son univers intérieur, il s’ouvre à la conscience de l’univers extérieur. La fausse conscience disparaît, et avec elle l’obsession du dilemme conscience-inconscient. Le patient s’ouvre à un nouveau réalisme, à la lumière duquel « les montagnes sont à nouveau des montagnes [1] ». La méthode psychanalytique est, bien sûr, une méthode, une préparation ; mais telle est aussi la méthode zen. Par le fait même qu’elle est une méthode, elle ne peut jamais garantir que le but visé sera atteint. Les facteurs qui permettent ce succès ont leurs racines profondes au cœur de la personnalité humaine et la connaissance limitée que nous en avons est d’un maigre usage sur le plan pratique.

J’ai laissé entendre que, poussé à ses conséquences extrêmes, le « dévoilement » de l’inconscient peut être un pas en avant vers l’illu­mination, pourvu qu’il soit fait dans le contexte philosophique qui trouve son expression la plus complète et la plus réaliste dans le Zen. Mais l’expérience seule montrera jusqu’où cette méthode peut conduire. Les vues exprimées ici n’ont qu’un caractère d’hypothèse, et elles restent à démontrer pratiquement. Pourtant, ce que l’on peut dire avec certitude c’est que la connaissance du Zen et sa pratique devraient avoir sur la théorie et la pratique psychanalytiques une influence extrêmement féconde et « clarifiante ». Le Zen, si différent qu’il soit de la psychanalyse dans ses méthodes, précise le but à atteindre, jette une lumière nouvelle sur la fleure de la conscience et sur ce qu’il s’agit de faire triompher des contaminations affectives et de la fausse intellectualisation, lesquelles sont les conséquences iné­vitables d’une expérience basée sur la dissociation du sujet et de l’ob­jet. Par son attitude sans équivoque à l’égard de l’intellectualisme et des illusions de l’ego, par l’importance qu’il attache à la libération de l’être, le Zen élargira l’horizon du psychanalyste et l’aidera à se faire une idée plus radicale de l’appréhension de la réalité considérée comme le but ultime d’un plein éveil de la conscience. On peut penser de même que la psychanalyse pourrait, à son tour, éclairer le disciple du Zen — par exemple en l’aidant à éviter le risque d’une fausse illumination, purement subjective, basée sur des phénomènes psychotiques ou hystériques ou sur un état de « transe » artificielle, illusions qui n’ont évidemment rien à voir avec l’illumination véritable.

Quel que soit en tout état de cause l’usage que le Zen puisse faire de la psychanalyse, en tant que psychanalyste occidental j’exprime ma gratitude à l’Orient pour ce don précieux qu’il nous a fait — et en particulier au docteur Suzuki, qui a su nous le transmettre sous une forme telle que son essence originelle n’en soit pas altérée. Grâce à lui, l’Occidental qui s’en donne la peine peut atteindre à la compréhension du Zen — dans la mesure bien sûr où elle peut être atteinte avant que le but du Zen lui-même soit atteint. Comment d’ailleurs une telle compréhension serait-elle possible, si ce n’était pas le fait que « la nature de Bouddha est en chacun de nous », que l’homme et l’existence sont des valeurs universelles et que la perception de la réalité, l’éveil et l’illumination sont des expériences uni­verselles ?

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Le zen et la psychothérapie par Akihisa Kondo

L’angoisse et les états qui l’accompagnent (sentiments de frustration, de vide, de non-signification de la vie) ne sont pas une décou­verte du XXe siècle ni son monopole exclusif : ils sont aussi vieux que l’homme lui-même. Pour Dogen, fondateur de la secte Soto il y a quelque sept cents ans, l’angoisse était une expression de l’incertitude de l’existence humaine. Lorsque cette angoisse est ressentie de manière consciente aiguë, selon Dogen, elle peut devenir une force positive qui conduit l’homme sur le chemin de l’illumination. Sans son aiguil­lon, en effet, nous nous enlisons dans une vie médiocre et sans issue, éternellement prisonnière du cercle vicieux de l’ignorance. L’angoisse acceptée, au contraire, est comme une allumette frottée dans l’obscu­rité : elle nous fait entrevoir l’impasse où nous sommes engagés et, en même temps, éveille notre désir d’en sortir.

Pour la plupart des êtres la vie quotidienne est une vie faussement heureuse, une vie que remplissent en fait l’esprit de compétition, la jalousie, le désir de possession, l’humiliation, la haine, l’amour, l’agres­sivité, le succès, l’échec et le reste. A chaque pas, notre énergie psy­chique est détournée de ses véritables objectifs par ces passions. Nous sommes enfermés dans le cercle vicieux de nos appétits, et parce que nous ne songeons qu’à les satisfaire, il ne nous reste plus de temps pour écouter notre voix intérieure.

Cette voix naît des profondeurs de notre être réel. Elle peut prendre la forme de la conscience, du sentiment esthétique, de la pensée créa­trice, de l’action — ou s’exprimer simplement par le désir d’être soi-même, de devenir soi-même. Au moment même où nous l’entendons et l’acceptons, nous affirmons en fait notre moi véritable. Si nous allons plus loin, nous découvrons qu’écouter cette voix est un acte de foi inconscient — de foi en notre être véritable. On peut même dire que c’est un acte inconscient de notre être véritable qui nous conduit à avoir foi en lui et à écouter sa voix. Si puissantes et si écrasantes que soient les impulsions de notre ignorance, le Vrai Moi ne cesse jamais de se manifester en nous. Mais nous n’avons pas en lui la foi qu’il faudrait parce que notre esprit est trop préoccupé par d’autres convictions, parce que nous croyons trop au succès, au prestige, à l’argent, à la supériorité intellectuelle. Ce qu’il nous faudrait, c’est la possibilité, au moins une fois par jour, sans risque d’interruption ou de distraction, de rassembler notre énergie psychique et de la concentrer sur nos ressources intérieures les plus puissantes. Pour connaître réellement cette foi, il nous faut vider notre esprit, le détacher des fausses valeurs et prendre une conscience directe de notre être véritable dans sa tota­lité.

La psychanalyse, dans ses récents développements, a clarifié la nature des impulsions aveugles qui habitent notre inconscient et elle s’est employée à aider les hommes à reconnaître celles qui déterminent leur comportement. Karen Horney a parlé à ce propos du processus de « désillusion ». Elle croyait que lorsque nous nous libérons de l’image idéalisée de nous-même qui empêche le développement de notre être véritable, celui-ci trouve enfin une chance de s’exprimer et d’évoluer. Du point de vue du Zen, c’est là une étape importante, et je n’aurais garde de sous-estimer la valeur de cette théorie. Pourtant, la méthode psychanalytique n’est pas en l’occurrence la seule à considérer, et en ce qui concerne notamment l’approche du Moi Réel, celle du Zen se révèle également fructueuse.

Dans la pratique du Zen, bien que soit considérée comme importante la nécessité de discerner la nature illusoire de nos concepts, de nos idées et de nos émotions, un intérêt particulier est attaché à la médi­tation assise et à l’unité de l’esprit [2]. Qu’est-ce à dire ? Dans un temple zen, on ne répondra jamais à qui posera cette question avant d’avoir fait lui-même l’expérience de la chose. On lui dira seulement (si on lui dit quelque chose) : « Contente-toi de t’asseoir ! » La réponse doit en effet naître de l’expérience elle-même. L’unité de l’esprit n’est rien d’autre qu’elle-même et ne justifie aucune question. C’est un pur acte de foi en soi-même, impliquant un respect total pour le Moi véritable. De même, la question « Qu’est-ce que le Moi véritable » ne saurait être comprise par l’analyse intellectuelle, elle doit être « expérimen­tée ». Le Zen considère la méditation assise comme le moyen de faire cette expérience. L’illumination, la perception du Vrai Moi, sont le fruit de l’état d’esprit né de cette pratique. Il faut insister que cet état d’unité spirituelle n’est nullement passif, ne se manifeste pas seulement pendant la pratique de la méditation assise, mais doit se traduire dans (et même être renforcée par) toutes nos activités normales.

Les recommandations de Dogen touchant cette pratique peuvent, en gros, se résumer ainsi : éviter les contacts et les activités de nature à distraire l’esprit ; ne manger ni trop ni trop peu ; s’asseoir dans un lieu tranquille, sur un coussin, les jambes croisées dans la position du lotus (ou à la rigueur sur un siège à dossier droit, les pieds posés sur le sol) ; tenir le dos droit ; respirer naturellement et profondément ; éviter toute pensée conflictuelle (« ne pas penser au bien ou au mal, au oui ou au non ») ; se concentrer, mais ne pas le faire sur des « idées ».

Lorsque nous suivons ces conseils, toute notre énergie psychique, dont nos conflits internes et nos préoccupations provoquaient l’épar­pillement, se « rassemble », retrouve son unité. Certes, au début, notre esprit étant accoutumé à se disperser, cette pratique nous apparaît comme une contrainte imposée à son activité « normale ». Nous en ressentons de l’impatience, de l’irritation, nous sommes envahis par des idées conflictuelles, nous nous sentons « perdus ». Mais la pratique du Zen, on l’a dit, est une voie rude et qui exige de la volonté. Nous voici donc mis au pied du mur : allons-nous préférer notre ancien mode de vie, facile et futile — ou nous engager sur le chemin de la libération ? Nous sommes à la croisée des chemins. Si nous nous ren­dons vraiment compte de la futilité, de l’insignifiance et du vide de notre vie passée, notre volonté de libération en sera renforcée. Si nous nous obstinons, tout en luttant contre toutes sortes de tentations, qui nous incitent à nous dérober à l’épreuve, nous en venons à éprouver un calme chargé de vitalité, et cela en partie parce que notre énergie psychique ne se gaspille plus en impulsions futiles et en partie parce qu’elle a retrouvé son unité. Mais ce n’est pas tout : chaque partie de notre corps et de notre esprit se « charge » de force vitale. En fait, nous n’avons plus conscience d’être un corps et un esprit distincts l’un de l’autre, mais nous éprouvons un sentiment de totalité et de plénitude.

A ce stade, selon l’école du Zen dont l’intéressé se réclame, ou bien il se concentrera sur la méditation d’un koan, ou bien il se contentera de pratiquer la position assise. Dans l’un et l’autre cas, le résultat est le même : au sentiment de « dissociation » éprouvé naguère succède de plus en plus un sentiment d’unité intérieure. Notre être entier en est conséquemment revigoré, nous sentons en nous stabilité, plénitude et harmonie — nous nous sentons vivant. «La pratique de la position assise est le passage qui mène de la vérité à la libération totale », disait Dogen.

Répétons que les vertus de cette pratique ne se limitent pas au temps de son exercice. Une fois acquise la force qu’elle éveille en nous, cette force se manifeste à chaque instant de notre vie. Bien sûr, l’état ainsi atteint diffère de l’état dit d’« illumination ». Néanmoins il en trouve la voie : l’illumination n’est pas le but de la méditation assise, mais elle en est le fruit. Et en fait, du point de vue strictement zen, dans l’unité de l’esprit qui naît de cette pratique et dans la vie de celui qui s’y adonne, le Vrai Moi s’exprime plus fortement et le plus naturellement sans même que l’individu en ait nécessairement conscience, et c’est dans ce sens que nous pouvons parler d’illumination. Selon Dogen : « L’illumination fait partie de la pratique et la pratique de l’illumination. » Certes, il entre dans tout cela des différences dues à la personnalité de chacun, mais lorsqu’un homme atteint au stade que nous avons essayé de décrire, il peut soudain connaître l’illumination, car son Moi véritable, indépendamment de la conscience qu’il peut en avoir, a enfin trouvé le moyen de s’exprimer à chaque instant.

A Emyo, qui demandait conseil au Sixième Patriarche, celui-ci répondit : « C’est bien, je vais t’éclairer. Dis-moi quel est ton véritable visage au moment précis où tu ne penses ni au bien ni au mal, ni au vrai ni au faux ? » Et Emyo connut soudain l’illumination.

L’étude du Zen m’a personnellement été très profitable, mais en tant que neuropsychiatre je lui dois plus encore, au nom des malades qu’il m’a permis de guérir. C’est pourquoi je ne crois pas inutile de présen­ter ici quelques observations touchant mon expérience thérapeutique.

En plus de mes entretiens avec mes patients, je leur ai toujours vivement conseillé de pratiquer la position assise recommandée par Dogen. Invariablement, la chose leur apparaît d’abord presque insup­portable. Certains se plaignent de douleurs physiques ou de crampes provoquées par elle ; d’autres de l’irritabilité qu’elle éveille en eux ou de leur difficulté à rester immobiles, d’autres encore se sentent plus déprimés ou plus « perdus » que jamais. Certains me disent que cette pratique fait naître en eux des hantises, des idées fixes, ou que leur incapacité d’atteindre à la sérénité les torture. Certains enfin me disent tout simplement qu’elle leur paraît absurde. Dans l’ensemble, ces plaintes se ramènent à une seule : la méthode est sans efficacité et entraîne seulement une intensification des symptômes. Tout cela est aisément compréhensible. Accoutumés qu’ils sont à recourir à des mesures entraînant une fausse solution de leurs problèmes, les malades ont un mode de vie et d’activité déterminé, incompatible avec le fait de rester assis, immobiles et seuls. Leurs sentiments de malaise viennent de cette impossibilité de disperser leur énergie, de poursuivre ce qu’ils prennent pour une activité « normale », mais qui n’est en réalité qu’une manière de fuir leurs problèmes véritables. Ils se sentent donc bridés. En second lieu, ne pouvant plus gaspiller leur énergie dans des activités extérieures, ils sont obligés de tourner leur regard vers l’intérieur — et, là encore, pour ne pas affronter leurs vrais problèmes, ils se mettent à jongler avec des phantasmes et des idées.

Pourtant, surtout en ce qui concerne les patients à l’esprit superfi­ciel ou agressif, voici l’occasion d’apprendre à se connaître de l’inté­rieur. Bon gré mal gré, ils sont amenés à affronter le mal dont ils souffrent et qu’ils préféraient ignorer. Parce que cette confrontation avec eux-mêmes leur déplaît, leur déplaît aussi ce qui les y oblige — et c’est pourquoi ils prétendent la méthode « inefficace ». Ils sentent davantage leurs souffrances parce qu’ils sont contraints à affronter leurs causes, les problèmes mêmes qu’ils essayaient de fuir. Au cours de nos entretiens, j’accorde assurément beaucoup d’intérêt aux plaintes de mon patient comme à la nature de ses obsessions et de ses phantasmes, et j’essaie de l’aider à en analyser la signification — mais je ne lui conseille pas moins de s’obstiner et de ne pas attacher trop d’importance à ses hantises. S’il trouve difficile de rester assis plus de quinze minutes, je ne lui enjoins pas de s’y forcer, mais j’insiste pour qu’il le fasse régulièrement, consciencieusement, chaque jour. Généralement, il obéit à mes instructions et, bientôt, s’y soumet sans effort. Souvent même, il en vient très vite à me dire que, sans qu’il sache pourquoi, son irritabilité ou son angoisse se sont considérablement atténuées.

Du point de vue du thérapeute, il est très impressionnant de voir le patient, tandis qu’il pratique régulièrement la position assise, manifes­ter inconsciemment une plus grande aptitude à la concentration lors des entretiens qu’on a avec lui. Tout se passe comme si son énergie psychique se rassemblait, devenait disponible pour un travail utile. Je ne dis pas que le patient connaît l’illumination, mais qu’il se « charge » d’énergie psychique et de vitalité. Ses rêves se prêtent mieux à l’inter­prétation et son comportement devient plus équilibré. Souvent des patients me disent : « Quand je suis assis, je me sens plus solide, plein de sève, alors que précédemment la moindre émotion avait raison de moi », ou encore : « Je ne sens plus ni fatigue ni sentiment de frustra­tion. C’est comme si j’avais en moi une source bouillonnante. » Il est à noter que, dans ces formules spontanées, il est fréquemment question d’eau et d’arbres.

Mon expérience m’a amené à croire que toute méthode, qu’il s’agisse de psychanalyse, de psychothérapie ou du Zen, est totalement inefficace si elle n’aide pas le patient à prendre lui-même conscience, expérimentalement, et à acquérir confiance en ses ressources person­nelles, en sa vraie nature, en sa « nature de Bouddha », en sa liberté fondamentale, en son caractère à la fois unique et universel, et à le faire de lui-même et en lui-même. Que nous soyons normaux ou névro­sés, nous sommes tous des êtres humains et en tant que tels nous parta­geons le même destin. Le cas du névrosé est simplement un cas extrême. Mais ainsi que l’enseigne le bouddhisme, nous sommes tous fondamentalement identiques dans notre ignorance de nous-même et dans notre capacité de nous libérer de cette ignorance. Dès l’origine de sa longue histoire, le bouddhisme a clairement reconnu la nature de l’existence humaine et cherché à délivrer les humains de leurs souf­frances. Tel est l’objectif du Zen, de quelque manière qu’on l’interprète.

Il est devenu presque banal de parler d’illumination. Celle-ci est le terme final de la pratique du Zen et, certes, il est important — mais quel intérêt y a-t-il à en parler sans cesse, alors que la chose est sans intérêt pour ceux qui ont atteint cet état, incompréhensible pour ceux qui ne l’ont pas connu et que, souvent, cette obsession trouble inu­tilement ? A mon sens, qu’elle aboutisse ou non à l’illumination, la pratique de la position assise est par elle-même bénéfice et mérite d’être cultivée pour elle-même.

Sozan, un Maître du Zen, ayant rendu visite à Tozan, un autre Maître du Zen, celui-ci lui demanda :

  • Qui es-tu ?

  • Mon nom est Honjaku, répondit Sozan.

  • Dis-m’en davantage, insista Tozan.

  • Je ne peux pas.

  • Pourquoi ?

  • Je ne m’appelle pas Honjaku, dit Sozan.

Après un certain nombre d’entrevues, je demandai un jour à une de mes patientes, qui était obsédée par le fait qu’elle était un enfant illé­gitime (elle avait, suivant mes instructions, pratiqué la position assise) :

  • Qui étiez-vous avant d’être une enfant illégitime ?

Elle parut un instant déconcertée puis, soudain, fondit en larmes et s’écria :

  • Je suis moi ! Oh ! je suis moi !

Dans ces propos apparemment contradictoires que je viens de citer où est le Vrai Moi ?

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Sur le sens général de la pensée zen par Hubert Benoit

L’homme, depuis toujours, réfléchit sur sa condition, pense qu’il n’est pas comme il voudrait être, définit plus ou moins bien les vices de son fonctionnement, fait en somme son auto-critique. Ce travail de critique, parfois grossier, atteint d’autres fois au contraire, dans nombre d’enseignements un très haut degré de profondeur et de sub­tilité. Les modalités indésirables du fonctionnement intérieur de l’homme ordinaire sont souvent très précisément reconnues et décrites.

En regard de cette richesse dans le travail diagnostique, on est frappé par la pauvreté du travail thérapeutique. Les écoles qui ont enseigné et enseignent sur le problème de l’homme, après avoir montré ce qui ne marche pas bien dans l’homme ordinaire, arrivent nécessaire­ment à la question « Comment remédier à cet état de chose ? » Et là commencent la débandade et la pauvreté des doctrines. Arrivées en ce point, presque toutes les doctrines se fourvoient, parfois grossièrement, parfois subtilement, sauf la doctrine zen (encore faut-il préciser « cer­tains maîtres zen »).

Ce n’est pas à dire que, dans d’autres enseignements, quelques hommes n’aient pas obtenu leur « réalisation ». Mais une claire expo­sition de la question et une claire réfutation des fausses voies ne se trouvent que dans le Zen pur.

L’erreur essentielle de toutes les fausses voies consiste en ce que le remède proposé ne porte pas sur la cause profonde de la misère de l’homme ordinaire. L’analyse critique de l’état de l’homme ne remonte pas assez haut dans le déterminisme de ses phénomènes intérieurs : elle ne remonte pas dans cet enchaînement, jusqu’au phénomène pre­mier. Elle s’arrête trop vite, sur des symptômes. Le chercheur qui ne voit pas plus haut que tel symptôme, dont la pensée analytique, épui­sée, s’arrête là, ne peut évidemment concevoir le remède à toute la situation que comme l’élaboration concertée et artificielle d’un symptôme radicalement contraire au symptôme incriminé. Par exemple : un homme aboutit à la conclusion que sa misère réside dans ses mani­festations de colère, d’amour-propre, de sensualité, etc… et il pensera que la voie consiste à s’appliquer à produire des manifestations de dou­ceur, d’humilité, d’ascétisme, etc… Ou bien un autre homme, déjà plus intelligent, aboutira à la conclusion que sa misère réside dans son agitation mentale et il pensera que la voie consiste à s’appliquer, par tels exercices, à tranquilliser le mental. Telle doctrine nous dira : « Votre misère vient de ce que vous désirez toujours quelque chose, de votre attachement à ce que vous possédez », et ceci aboutira, selon le degré d’intelligence du Maître, au conseil de distribuer tous ses biens ou d’apprendre à se détacher intérieurement des biens qu’on continue à posséder extérieurement. Telle doctrine verra la clef de la misère de l’homme dans sa non-maîtrise de lui-même, et enseignera des « yogas », méthodes visant un entraînement progressif du corps, ou du sentiment, ou du comportement altruiste, ou du savoir, ou de l’attention.

Tout cela est, pour le Zen, dressage d’animal savant et même à un asservissement ou à un autre (avec l’impression illusoire et exaltante qu’on devient libre). Au fond de tout cela, il y a le raisonnement sim­pliste suivant : « Cela marche mal en moi selon telle modalité ; eh bien, je vais, à partir de maintenant, faire tout le contraire. » Cette façon de poser le problème, en partant d’une forme jugée mauvaise, enferme le chercheur dans les limites du domaine formel, et lui refuse par consé­quent toute possibilité de restaurer sa conscience en amont de toute forme ; quand je suis enfermé dans le plan dualiste, aucune inversion de signe ne me délivrera de l’illusion dualiste et ne me restaurera dans l’Unité. C’est tout à fait analogue au problème d’« Achille et la tor­tue » la façon de poser le problème l’enferme dans les limites qu’il s’agit de franchir et le rend par conséquent insoluble.

La pénétrante pensée du Zen traverse tous nos phénomènes sans s’arrêter à considérer leurs modalités. Elle sait qu’en réalité rien ne marche mal en nous et que nous souffrons parce que nous ne compre­nons pas que tout marche parfaitement, parce que nous croyons par conséquent illusoirement que cela ne va pas et qu’il faut remédier à quelque chose. Dire que tout le mal vient de ce que l’homme croit illu­soirement qu’il lui manque quelque chose serait encore une phrase absurde puisque le « mal » dont elle parle est sans réalité et qu’une croyance illusoire, donc sans réalité, ne saurait être cause de quoi que ce soit. Si j’y regarde bien, d’ailleurs, je ne trouve pas en moi positi­vement cette croyance qu’il me manque quelque chose (comment pourrait être positivement présente la croyance illusoire en une absence ?) ; ce que je constate, c’est que mes phénomènes intérieurs marchent comme si cette croyance était là ; mais, si mes phénomènes marchent ainsi, ce n’est pas à cause de la présence de cette croyance, c’est parce que l’intuition intellectuelle directe qu’il ne me manque rien dort au fond de ma conscience, qu’elle n’y a pas encore été éveillée ; elle est là, car rien ne me manque et surtout pas cela, mais elle est endor­mie et ne produit pas ses effets. Tout mon être « mal » apparent vient du sommeil de ma foi en la parfaite Réalité ; je n’ai, éveillées en moi, que des « croyances » en ce que me livrent mes sens et mon mental tra­vaillant dans le plan dualiste (croyances dans l’inexistence d’une Par­faite Réalité-Une) ; et ces croyances sont des formations illusoires, sans réalité, conséquences du sommeil de ma foi. Je suis « un homme de peu de foi », plus exactement sans foi aucune, ou mieux encore de foi endormie, qui ne croit pas à ce qu’il ne perçoit pas dans le plan de la forme. (Cette notion de la foi présente mais endormie fait comprendre le besoin que nous avons, pour nous délivrer, d’un maître « réveilleur », d’un enseignement, d’une révélation ; le sommeil en effet comporte précisément la non-jouissance de ce qui peut éveiller.)

En somme tout parait marcher mal en moi parce que l’idée fondamen­tale que tout est parfaitement, éternellement et totalement positif dort au centre de mon être, qu’elle n’y est pas éveillée, vivante et agissante. Là enfin nous touchons le tout premier phénomène douloureux, celui dont dérive tout le reste de nos phénomènes douloureux. Le sommeil de notre foi en la Parfaite Réalité-Une (hors de laquelle rien n’« est ») est le phénomène primaire d’où découle toute la chaîne faussée c’est le phénomène causal ; et aucune thérapeutique de l’illusoire souffrance humaine ne peut être efficace si elle porte ailleurs que là.

A la question « Que dois-je faire pour me délivrer ? », le Zen répond : « Vous n’avez rien à faire puisque vous n’avez jamais été asservi et qu’il n’y a en réalité rien dont vous n’ayez à vous délivrer. » Cette réponse peut être mal comprise et semble décourageante parce qu’elle porte une équivoque sur le mot « faire ». Chez l’homme ordinaire, l’action se décompose, de façon dualiste, en conception et action, et c’est à l’action, à l’exécution de ce qu’il a conçu, que l’homme applique le mot « faire ». En ce sens, le Zen a raison, nous n’avons rien à « faire » ; tout s’arrangera spontanément et harmonieusement dans notre « faire » quand nous cesserons justement de nous appliquer à le modifier d’une façon quelconque et que nous travaillerons uniquement à éveil­ler notre foi endormie, c’est-à-dire à concevoir l’idée primordiale que nous avons à concevoir. Cette idée totale, comme sphérique et immo­bile, ne conduit évidemment à aucune action particulière, elle n’a aucun dynamisme particulier, elle est cette pureté centrale du Non-Agir, à travers laquelle passera, non troublé, le dynamisme spontané de la vie naturelle réelle. Aussi peut-on et doit-on dire qu’éveiller et nourrir cette conception n’est rien « faire » au sens que ce mot a néces­sairement pour l’homme ordinaire, et même que cet éveil dans la pen­sée se traduit dans la vie par une diminution (tendant à la cessation) de toutes les manipulations inutiles auxquelles l’homme se livrait sur ses phénomènes intérieurs.

Évidemment on peut dire que travailler à concevoir une idée est « faire » quelque chose. Mais, étant donné le sens que ce mot a pour l’homme ordinaire, mieux vaut, pour éviter une dangereuse méprise, parler comme le Zen et montrer que le travail qui peut abolir l’angoisse humaine est un travail de l’intellect pur qui n’implique pas qu’on « fasse » quoi que ce soit de particulier dans sa vie intérieure et qui implique au contraire qu’on cesse d’y vouloir apporter aucune modification.

Voyons la question de plus près encore. Le travail qui éveille la foi en l’unique et parfaite Réalité qui est notre « être » se décompose en deux temps. Dans un temps préliminaire, notre pensée discursive conçoit toutes les idées nécessaires pour que nous comprenions théori­quement l’existence en nous de cette foi et la possibilité de son éveil, et que cet éveil seul peut mettre fin à nos souffrances illusoires. Au cours de ce temps préliminaire, le travail effectué peut être appelé « faire » quelque chose. Mais cette compréhension théorique, supposée obtenue, ne change rien encore à notre état douloureux ; il faut maintenant qu’elle se transforme en une compréhension vécue, éprouvée par tout notre organisme, compréhension théorique et pratique à la fois, abstraite et concrète à la fois ; alors seulement notre foi sera réveillée. Mais cette transformation, ce passage au-delà de la forme, ne saurait être l’effet d’aucun travail direct « fait » par l’homme ordinaire entièrement aveugle à ce qui n’est pas formel. Il n’y a aucune « voie » vers la délivrance, et cela est évident puisque nous n’avons jamais été asservis en réalité et continuons de ne pas l’être ; il n’y a à « aller » nulle part, il n’y a rien à « faire ». L’homme n’a rien à faire directement pour éprou­ver sa liberté totale et infiniment heureuse. Ce qu’il a à faire est indi­rect et négatif ; ce qu’il a à comprendre, par un travail, c’est l’illusion décevante de toutes les « voies » qu’il peut se proposer et entreprendre. Lorsque ses efforts persévérants lui auront apporté la compréhension entièrement claire que tout ce qu’il peut « faire » pour se libérer est vain, lorsqu’il aura dévalorisé concrètement la notion même de toutes les « voies » imaginables, alors éclatera le « satori », vision réelle qu’il n’y a pas de « voie » parce qu’il y a à aller nulle part, parce que, de toute éternité, on était au centre unique et principal de tout.

Ainsi donc la « délivrance », ce qu’on appelle ainsi et qui est la dispa­rition de l’illusion d’être asservi, succède, chronologiquement, à un travail intérieur, mais n’est pas en réalité causée par lui. Ce travail intérieur formel ne peut causer ce qui est en amont de toute forme et par conséquent de lui-même ; il est seulement l’instrument à travers lequel agit la Cause Première.

En somme la fameuse « porte étroite » n’existe pas en mode formel, pas plus que la « voie » sur laquelle elle s’ouvrirait ; à moins qu’on ne veuille appeler ainsi la compréhension qu’il n’y a pas de voie, qu’il n’y a pas de porte, qu’il n’y a nulle part où aller parce qu’il n’y a à aller nulle part. C’est là le grand secret, et en même temps la grande évi­dence, que nous révèlent les maîtres zen.

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La pratique du zen par la réflexion sereine par Chang Chen-chi

Ceci est un commentaire de la technique de la « réflexion sereine », la forme originale et la plus « orthodoxe » de la pratique du Zen, qui a été longtemps négligée au profit de la méthode du koan.

La méthode de l’école Soto (Tsao-Tung) tient en fait dans ces deux mots : « réflexion sereine » (en chinois : mo-chao) ainsi que le montre clairement le poème du célèbre Maître du Zen Hung-Chih, Notes sur la Réflexion Sereine :

Celui qui, dans le silence et la sérénité, oublie tous les mots,

Cela lui apparaît clairement et avec intensité,

Quand on s’ouvre à Cela, c’est une chose illimitée ;

Dans son Essence, on connaît l’éveil.

Cette conscience éclatante est celle de la réflexion,

D’une réflexion pure et pleine de merveilles :

La rosée et la lune,

Les étoiles et les fleuves,

La neige sur les pins,

Et les nuages sur les cimes des montagnes

De sombres qu’ils étaient deviennent soudain clairs,

Et leur obscurité se transforme en lumière resplendissante.

Un émerveillement sans fin pénètre cette sérénité,

Dans cette Réflexion s’évanouit tout effort intentionnel.

La Sérénité est le mot ultime (de tout enseignement),

La Réflexion est la réponse à tout,

Une réponse naturelle, spontanée, sans effort.

C’est d’une réflexion dépourvue de sérénité

Que naissent la disharmonie, les actes vains, les choses sans importance.

La Vérité de la réflexion sereine

Est parfaite et complète.

Regarde ! Les cent fleuves coulent en grondant

Vers le vaste océan !

Ce poème appelle quelques explications et commentaires. Le mot chinois mo signifie à la fois « serein » et « silencieux » ; chao signifie « réfléchir » ou « observer ». On peut donc traduire mo-chao par « réflexion sereine » ou « observation silencieuse ». Mais il ne faut pas prendre ces termes au pied de la lettre : « sérénité » a ici un sens beau­coup plus profond que calme ou quiétude ; elle implique le dépasse­ment des mots et des pensées, l’atteinte d’un état de paix totale. De même, « réflexion » ne signifie pas examen d’un problème ou d’une idée. Ce mot n’évoque ici aucune activité intellectuelle, mais l’éveil d’une conscience qui se réfléchit elle-même, tel un miroir [3]. Autre­ment dit encore, « réflexion » signifie conscience claire et vive, et « sereine » implique la sérénité de la non-pensée (en chinois wou-nien). La réflexion sereine est l’éveil de la conscience dans la sérénité sans pensée, ce que le Sutra de Diamant entend signifier lorsqu’il dit : « C’est lorsqu’il ne s’appuie sur aucun objet que l’esprit s’éveille. »

Le grand problème qui se pose dès lors est celui-ci : comment atteindre à cet état d’esprit ? Il y faut la conduite d’un maître, grâce à l’enseignement duquel le disciple apprendra à pratiquer la médita­tion, qui est lettre morte pour le non-initié. Il ne s’agit pas, dans l’op­tique de l’école Tsao-Tung, d’un exercice ordinaire tendant à procurer quiétude ou détente, mais de la méditation du Zen.

Si l’on n’est pas en mesure de s’y exercer sous la conduite d’un maître compétent, on peut pourtant s’efforcer de suivre les dix sugges­tions que voici, et qui constituent l’essentiel de la pratique du Zen selon l’école Tsao-Tung :

1. Prenez conscience de votre état d’esprit avant l’éveil d’aucune pensée.

2. Lorsqu’une pensée quelconque se présente, repoussez-la.

3. Essayez de « regarder » votre esprit tout le temps.

4. Essayez de vous souvenir de cette sensation durant vos activités quotidiennes.

5. Essayez de vous mettre dans l’état d’esprit qui serait le vôtre si vous veniez d’éprouver un grand choc.

6. Méditez aussi souvent que possible.

7. Pratiquez l’exercice de la « course en rond », tel qu’il est décrit dans les Propos du Maître Hsu-Yun [4].

8. Au milieu de vos activités les plus agitées, arrêtez-vous un moment pour « regarder » votre esprit.

9. Méditez pendant de brèves périodes les yeux grands ouverts.

10. Lisez et relisez aussi souvent que possible les Prajnaparamita Sutras, tels que le Sutra de Diamant, le Sutra du Cœur, le Prajna des Huit Mille Vers, le Mahaprajnaparamita Sutra, etc.

Une application assidue de ces dix conseils devrait permettre à cha­cun de découvrir par lui-même ce qu’est la Réflexion Sereine.

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Le bouddhisme et la vie quotidienne par Robert Linssen

La plupart des auteurs s’accordent à déclarer que le Zen ne se comprend pas, il se vit. Loin d’être incompatible avec les exigences de la vie pratique, le Zen confère à cette dernière toute sa valeur révé­latrice. Il n’y a pas d’actes que nous devions considérer comme « ordinaires » en opposition à d’autres actes que nous jugeons « excep­tionnels » ou extraordinaires. Le Zen nous demande d’accorder l’in­tensité d’une attention extraordinaire au milieu de toutes les circons­tances dites « ordinaires ». La Réalité est là où nous sommes, d’instant en instant. Le facteur déterminant de notre réalisation dépend de l’attitude mentale dans laquelle nous abordons les circonstances et les phénomènes extérieurs ou intérieurs. La qualité ou le genre des événements qui se déroulent est secondaire. Chaque incident de la vie quotidienne, chaque perception du monde concret peuvent être une occasion de Satori.

Nous rappellerons cette pensée d’un maître Zen insistant toujours sur le fait que « l’infini est dans le fini de chaque instant ».

Tout acte qui porte l’empreinte de l’avidité du « moi », de son ins­tinct de possession, de domination est un acte négatif, incomplet. Il ne peut engendrer que servitudes, misères et conflits autant pour l’in­dividu que pour la collectivité.

L’acte éminemment positif et constructif est celui dans lequel la pléni­tude de la vie s’exprime à l’instant même de son jaillissement. Il se suffit à lui-même. Il ne demande rien, il n’attend rien. C’est un tel processus d’action, discret, silencieux, anonyme qui soutient l’Univers entier, depuis l’infiniment petit des atomes jusqu’aux lointaines nébuleuses de l’infiniment grand.

Nous pouvons le saisir en nous-même dans la toute-puissance de sa plénitude dès l’instant où cessent les tensions de l’avidité.

Notre difficulté réside dans le fait que les tensions de nos avidités se situent généralement dans les zones profondes de notre inconscient. Nous croyons souvent être détendus et parfaitement présents au pré­sent, tandis qu’en réalité une foule de tensions et d’aspirations secrètes demeurent enfouies dans les couches ultimes de notre mental. Nos actes ne sont donc jamais vécus pleinement. Ils portent perpétuelle­ment l’empreinte d’un appel secret, d’une attente subtile.

Aux tensions impliquées par nos activités de « devenir », de possé­der, de dominer, le Zen oppose un climat de détente, de sérénité, de simplicité.

Certaines images peuvent, par analogie, nous faire comprendre la notion du « lâcher prise » que nous proposent les maîtres du Zen.

Lorsque nous soulevons un lourd fardeau, nos muscles se tendent sous l’effort jusqu’au moment où nous éprouvons une fatigue. Dès que nous le déposons, la fatigue musculaire disparaît et fait place à l’euphorie de la détente. Nous sommes en réalité dans un état de tension psychique continuelle. L’avidité fondamentale du « moi » (Tanha) contracte notre musculature mentale. Celle-ci est tendue, crispée à l’extrême par nos désirs et nos peurs. Le processus du moi est un « devenir ». Ce « devenir » implique inévitablement les tensions inhérentes aux efforts réalisés en vue d’atteindre ce que nous conce­vons souhaitable de devenir.

Dès l’instant où la fausseté d’une telle attitude nous apparaît évidente nous « lâchons prise ». A la souffrance inhérente à nos ten­sions intérieures, succèdent la félicité et la détente de l’Être.

Le véritable détachement ne résulte pas d’une discipline spirituelle.

Si nous rejetons simplement, par un acte de volonté, les choses ou les êtres pour lesquels nous éprouvons de l’attachement nous ne faisons que nous évader du problème. Le Sage nous demanderait immédiate­ment : « Qui rejette, ceci ou cela ? » Nous devrions reconnaître que, sous-jacente aux démarches alternatives d’attachement et de détachement, demeure secrètement la permanence d’un « moi » qui loin de s’exclure se nourrit essentiellement de nos oppositions.

Le détachement affectueux ne peut résulter d’un choix du « moi », mais d’une compréhension non mentale de l’illusion de son existence même.

Dès que cessent les résistances, les avidités du processus accumulatif du « moi », la nature des choses se révèle dans la plénitude de ses richesses.

L’homme qui a réalisé le Satori n’a pas décidé d’être détaché, mais étant profondément éveillé aux richesses infinies de sa nature véritable, il ne peut plus être attaché à rien. Il ne peut plus éprouver de désir, ni d’attachement, car son éveil lui révèle qu’il est au cœur des êtres et des choses de l’Univers entier, ce que ces êtres et ces choses ont de plus précieux, de plus irremplaçable. Autrement dit, le détache­ment affectueux n’est pas un moyen, il est une conséquence.

Les maîtres du Zen nous enseignent que l’on ne s’entraîne pas à la méditation, ni au détachement. Une seule exigence se trouve formu­lée : celle d’une vigilance, d’une attention, d’un éveil de tous les instants, car l’éclair de la vie réside au cœur de chaque seconde qui passe.

Parmi les conséquences directes de l’expérience effective du Zen, il importe de mentionner une simplification progressive de l’existence.

La découverte de notre nature véritable ou l’approche même des richesses inépuisables qu’elle recèle nous délivrent de la plupart des besoins, tels que possessions diverses, mondanités, soifs de jouissances variées.

Dans la mesure où nous sommes capables de découvrir le trésor caché qui réside en nos propres profondeurs comme en celles de toutes choses, les valeurs extérieures tendent à perdre l’attrait qu’elles exercent. Par ceci ne nous empressons pas de conclure hâtivement au caractère anti-social de l’homme réalisé ou de celui qui s’achemine vers un tel état.

L’homme anti-social est celui dont l’égoïsme fondamental n’en­gendre que passions, violences, possessivités, jalousies, dominations, revendications.

Lorsque nous avons tendance à « mourir », à nous-mêmes, ces diverses sources de misères, de conflits, de souffrances, se tarissent automatiquement.

Encore faut-il dire que la simplification des besoins n’est pas un moyen mais une conséquence.

Dans quelle mesure doit-elle s’appliquer ? Quels sont les minimum ou maximum de besoins appropriés à chaque individu ? Nul ne peut les définir ni les ériger en système. C’est là que doit s’exercer notre discernement. Ces problèmes nous forcent à l’« Usage du Grand Corps » dont parlent les maîtres du Zen. Et cet Usage dépend pour chacun de nous du lieu et des circonstances. Si nous en codifions les lois, elles risqueraient de devenir rapidement une nouvelle servitude.

La véritable jeunesse est beaucoup plus psychologique que physique.

Nous pouvons voir des êtres biologiquement jeunes mais psychologiquement imprégnés d’une absence de vie intérieure qui voisine la mort.

Dans la mesure où nous nous sommes affranchis de « la force d’habi­tude », nous accédons au dynamisme créateur d’une vie intérieure intense. Les facteurs dominants du vieillissement psychologique sont la routine, la répétition stérile d’habitudes toujours identiques, l’ac­centuation des diverses formes de l’égoïsme.

Lorsque l’illusion du « moi » se trouve démasquée, toutes nos avidi­tés, nos routines mentales, nos automatismes mémoriels s’évanouis­sent. Nous nous renouvelons d’instant en instant. Chaque jour est pour nous une véritable renaissance, car chaque matin nous nous éveillons libérés de l’emprise des innombrables hiers de notre existence. Nous recommençons à zéro et nous nous écartons de tout danger d’une fossilisation mentale quelconque. Nous nous sommes délivrés de la peur fondamentale en vertu de laquelle nous nous cramponnions à nos certitudes intérieures, à nos routines de pensées soigneusement préservées. Le climat angoissé de nos jours anciens, de nos craintes injustifiées cède la place à la confiance infiniment sereine de la Réalité Elle-même.

La vie revêt alors pour nous un caractère de spontanéité, de fraî­cheur. Chaque seconde nous semble battre les rythmes d’un éternel printemps. Le cœur délié de ses attaches vibre à la plénitude sans borne d’un état qui est au-delà de l’Amour. Dans cette plénitude de jaillissement perpétuel se trouve le charme indicible de la jeunesse éternelle.

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L’éveil d’une nouvelle conscience dans le zen par D. T. Suzuki

Ma position en ce qui concerne « l’éveil d’une nouvelle conscience » peut se résumer ainsi : Cette formule n’est pas très heureuse, car ce qui est éveillé dans l’expérience zen n’est pas une nouvelle mais une ancienne conscience, endormie en nous depuis que nous avons perdu l’« innocence », pour employer le terme biblique. Cet éveil est en réalité la redécouverte ou l’exhumation d’un trésor perdu depuis longtemps [5].

En chacun de nous existe plus ou moins profonde, plus ou moins forte, une éternelle aspiration à quelque chose qui transcende le monde des apparences contradictoires. Mais ici encore le verbe « transcender » n’est pas très heureux car il implique une idée de dépassement, c’est-à-dire de séparation, de dualité, et je ne voudrais pas donner à penser que ce quelque chose dont je parlais est étranger au monde où nous nous trouvons nous-mêmes. J’ai choisi ce terme en pensant à la ter­minologie bouddhiste et au mot asama, par opposition à sama qui signifie « égal » ou « identique ». Ce que je veux dire, c’est que, lorsque nous nous rendons compte que ce monde est sujet à de constants changements, nous aspirons à quelque chose qui soit permanent, inaltérable et de valeur éternelle.

Cette aspiration est essentiellement religieuse, et chaque religion a sa manière de l’exprimer selon la tradition, les chrétiens parleront d’aspiration au Royaume des Cieux, de renoncement au monde au bénéfice de l’amour divin, de prière en vue d’échapper à la damnation éternelle ; les bouddhistes parleront de recherche de la libération ; les Indiens y verront le désir de découvrir le vrai Soi. Quelle que soit la formule utilisée, elle exprime toujours un sentiment de nostalgie et d’insatisfaction du présent.

J’ai parlé pour ma part d’aspiration à quelque chose. Ce faisant, on pourrait dire que j’ai déjà une idée préconçue, puisque je pose en fait l’existence d’une chose à laquelle nous aspirons. Mieux vaudrait peut-être rapprocher ce sentiment de nostalgie de certaines notions modernes telles que l’angoisse ou le sentiment d’insécurité — mais il n’est pas tellement important de nommer les choses. Tant que l’esprit ne connaît pas un état d’équilibre et de parfaite équanimité, il y a inquiétude et insatisfaction. Nous avons alors le sentiment de flotter dans les airs et de chercher un lieu où nous poser.

Deux voies nous sont ouvertes : la voie extérieure et la voie inté­rieure. La première peut être qualifiée d’intellectuelle et d’objective — mais la seconde, en revanche, ne peut être dite subjective ou affective. Ici encore, les mots sont trompeurs parce qu’ils appartiennent tous au domaine intellectuel. Essayons pourtant de nous en accommoder. En fait, la véritable voie intérieure est ouverte lorsqu’il n’y a plus opposition entre « extérieur » et « intérieur ». Il s’agit là, je le sais, d’une contradiction logique, mais j’espère en venir à bout dans ce qui suit.

Le caractère essentiel de la voie extérieure réside dans le fait qu’elle est un cercle sans fin, un cercle vicieux où s’opposent perpétuellement les deux termes : sujet et objet. C’est donc une voie sans issue — d’où le sentiment d’insécurité que nous disions. Lorsqu’il suit la voie inté­rieure, au lieu de s’épuiser sans cesse et de se disperser en vain, l’esprit cherche à voir en lui-même ce qui est derrière ce perpétuel changement des choses. Il n’essaie pas d’arrêter ce mouvement, car ce serait en modifier la nature. Cela, c’est ce que fait l’intellect lorsqu’il prétend considérer les choses en soi, dans leur être. « Être » est un verbe abstrait. Il vaut mieux se contenter de montrer les choses et ne rien en dire. La voie intérieure évite de recourir au langage, même si elle ne le craint pas.

La voie intérieure utilise occasionnellement les termes « un » et « tout », mais alors ils signifient « l’un qui n’est jamais un » et « le tout qui n’est jamais tout ». « L’un » et « le tout » seront toujours devenir et non aboutissement. Autrement dit encore, pour la voie intérieure « un » est « tout » et « tout » est « un » — et lorsque les « dix mille choses » sont réduites à une absolue unité, qui est un néant absolu, la voie intérieure atteint à sa propre perfection.

Le bouddhisme, et particulièrement le bouddhisme zen tel qu’il s’est développé en Chine, est riche en expressions de cette voie inté­rieure. En fait, c’est le Zen qui, le premier, a exploité ses possibilités. En voici un exemple entre beaucoup d’autres :

A la fin d’une longue réunion de ses disciples, Suigan fit cette déclaration :

J’ai parlé tout l’été pour mes frères. Voyez si mes sourcils poussent encore [6].

  • Ils poussent admirablement, dit un de ses disciples.

  • Celui qui commet un larcin en éprouve du malaise, dit un autre. Un troisième se borna à dire :

  • Kwan [7] !

Ces propos des disciples comme ceux du maître sont une illustration de ce que j’appelle la voie intérieure, en ce sens qu’ils jaillissent directement du néant absolu.

Ce « néant absolu » s’appelle kokoro dans le langage des boud­dhistes japonais, hsin en chinois et citta en sanskrit. Kokoro est un terme de psychologie, signifiant à l’origine « cœur », « âme », « esprit », « pensée ». Il a servi ultérieurement à désigner le noyau ou l’essence d’une chose, devenant en métaphysique synonyme de « substance » et, en morale, de « sincérité », « vérité », « fidélité », etc. Il n’a pratique­ment pas d’équivalent dans les langues occidentales. Toutes choses naissent de ce kokoro et toutes choses y retournent. Mais la notion de temps n’a rien à faire là-dedans : le kokoro et « toutes choses » sont et ne sont pas une même chose, sont et ne sont pas deux choses différentes.

Un moine demandait à Joshu (Chao-chou) :

On m’a dit que les dix mille choses n’en deviendraient qu’Une. Mais que deviendra celle-là ?

Quand j’étais à Ching-chou, répondit Joshu, j’avais une robe qui pesait sept chin.

Ce mondo montre avec éloquence la différence existant entre la voie extérieure et la voie intérieure. Si une question de ce genre est posée à un philosophe, il écrira plusieurs livres pour y répondre, mais le maître du Zen qui pratique la voie intérieure ne prend pas la peine d’y réfléchir, y répond sans hésiter et sa réponse est un point final.

Bien que le kokoro soit libéré de tout intellectualisme, bien qu’il soit « un néant absolu », quelque chose l’habite. Du point de vue de la voie extérieure, cela est incompréhensible — car comment pourrait-il y avoir quelque chose au sein du néant absolu ? On pourrait appeler paradoxe « le mystère de l’être ».

Dans la terminologie occidentale, le kokoro pourrait être considéré comme l’équivalent de Dieu ou du Divin. Dieu aussi, comme le kokoro, désire se connaître lui-même. Il l’a fait en disant : « Que la lumière soit ! » et le monde est né à l’existence. D’où ? De nulle part. De la Divinité elle-même. Et le monde est Dieu, et Dieu est le monde, et Dieu s’écria : « Cela est bien ! »

Selon Asvaghosha, « au sein du kokoro, un nen s’est éveillé spontané­ment ». Un nen (nien en chinois, cittakshana en sanskrit) est un moment de conscience (de la conscience s’éveillant à elle-même) ou, si l’on veut, une conscience naissant de l’inconscient. Le mot sanskrit ekacittakshana signifie littéralement « moment de pensée unique ». C’est en somme une « unité de conscience », comme la seconde ou la minute est une « unité de temps ». Le mot « spontanément » (kotsunen en japonais) utilisé plus haut désigne la manière dont un cittakshana se manifeste dans le kokoro. Cette spontanéité est celle avec laquelle Dieu formule son Fiat lux.

Lorsque les bouddhistes parlent de « Dieu », il ne faut pas prendre le mot dans son acception biblique. Si je parle de Dieu faisant naître la lumière, ainsi qu il est dit dans la Genèse, c’est pour faire mieux comprendre à mes lecteurs chrétiens la notion bouddhiste de voie intérieure. Qu’on veuille bien lire ce qui suit dans cet esprit.

Le Dieu biblique, dit-on, donna son Nom à Moïse sur le Sinaï en lui disant : « Je suis celui qui suis. » Je ne suis certes pas expert en théolo­gie chrétienne ou judaïque, mais ce « nom », quelle que soit la signifi­cation du mot en hébreu, me semble essentiel à l’interprétation de l’idée de Dieu dans la pensée chrétienne. Le Dieu biblique est toujours profondément « personnalisé » : comment dès lors peut-il se présenter à Moïse sous une désignation aussi hautement métaphysique ? A vrai dire, la formule que j’emploie là, « une désignation hautement méta­physique », appartient elle aussi à la manière extérieure de voir les choses, tandis que du point de vue de la voie intérieure « Je suis celui qui suis » est aussi « spontanée » que le poisson nageant dans une rivière de montagne ou que l’oiseau volant dans le ciel. L’être de Dieu est mon être et tout aussi bien l’être du chat endormi sur les genoux de sa maîtresse. Cette évidence trouve son expression dans la parole du Christ : « J’étais déjà avant Abraham. » Dans cette évidence de l’Être, qui n’appartient pas aux catégories des abstractions métaphysiques, il me semble reconnaître l’unité fondamentale de toutes les expériences religieuses.

La spontanéité de l’être est ce à quoi se réfère l’« aspiration éter­nelle » à quelque chose dont je parlais en commençant et qui échappe à la voix extérieure de 1’intellectualisation. Le souhait du kokoro de se connaître soi-même ou le Fiat lux de Dieu ne sont pas autre chose, sur le plan humain, que notre désir de transcender ce monde et ses parti­cularités. Dans ce monde, nous sommes prisonniers du souci de connaître qui s’est éveillé en nous lorsque nous avons quitté le jardin de l’innocence. Depuis, nous voulons connaître, penser, choisir, déci­der, etc., avec tout ce qui résulte de l’exercice de ce que nous appelons « liberté ». En réalité, la vraie liberté est le but à atteindre par la voie intérieure et non par la voie extérieure. Mais une confusion s’est créée dans notre esprit et nous poursuivons follement des choses qui ne peuvent être atteintes par cette voie extérieure. C’est de cette folle poursuite que naît notre angoisse, notre sentiment d’insécurité, car nous ne sommes plus capables d’exister selon « la spontanéité de l’être ».

On voit peut-être mieux pourquoi il ne me semble pas très heureux de parler de l’« éveil d’une nouvelle conscience ». L’aspiration qui est en nous est celle d’une chose que nous avons perdue et non d’une chose inconnue dont la nature nous échapperait. Toute nostalgie implique la connaissance antérieure de son objet, même si nous ignorons sa présence en nous. L’aspiration dont je parlais est une ombre du kokoro originel qui se projette sur la piste de la voie intérieure. L’objet même de cette aspiration ne saurait être atteint avant que nous ne revenions à la demeure que nous avons quittée sans le savoir. « L’éveil d’une nouvelle conscience » consiste dès lors à nous retrouver dans cette demeure où nous vivions avant même d’être né. La littérature reli­gieuse ne fait aucune place à cette expérience du « retour à la maison » ni au sentiment de sécurité parfaite qui en résulte. Ce sentiment n’est autre que celui de la vraie liberté, et la sécurité de cette liberté n’est pas autre chose que « l’éveil d’une nouvelle conscience ». Ordinai­rement nous parlons de liberté d’une manière trop terre à terre, pre­nant ce moi dans son acception politique ou morale. C’est encore une des illusions de la voie extérieure.

L’idée que l’éveil d’une nouvelle conscience corresponde à ce « retour à la maison », nous la retrouvons pourtant dans le christianisme. La « maison du père » dont il y est question peut n’être que celle où je suis né, où j’ai grandi et d’où je suis parti de mon plein gré. Mais en réalité, quelque volonté que j’en aie, je ne peux pas quitter ma vraie demeure. Seule mon imagination a pu me faire croire que je l’ai quittée et prendre conscience de ce fait, c’est m’éveiller à la nouvelle conscience dont nous parlions. Il n’y a là rien de « nouveau ». Je retrouve simple­ment ce que je pensais avoir perdu. En réalité, je ne l’avais jamais perdu ni quitté, je l’avais sans cesse porté avec moi, en moi — mieux : j’étais, je suis cela, et cela est moi.

Dans le Zen, Yeno exprime cette idée de « retour » ou de « reconnais­sance » lorsqu’il demande à ses disciples de voir « leur visage originel (ou premier) ». Ce « visage », c’est celui que nous avions avant même d’être nés. En d’autres termes, c’est le visage de l’« innocence » qui était la nôtre avant que nous ayons mangé le fruit de l’arbre de la connaissance. « L’arbre de connaissance », c’est la voie extérieure, celle de l’intelligence, qui nous fait oublier la voie intérieure, celle de l’innocence. » Encore une fois, la plupart des gens prennent ce mot, à tort, dans son acception morale. L’innocence correspond à ce qu’Asvaghosha appelle « l’Illumination originelle », ce que nous n’avons jamais perdu, même après l’avènement de la « connaissance », parce que sans elle notre existence n’a pas de signification et la « connaissance » elle-même serait impossible. De ce point de vue, la voie intérieure est en même temps extérieure et intérieure. C’est lorsqu’elle est considérée comme différente et par opposition à la voie extérieure qu’elle cesse d’être elle-même. (Notons en passant qu’on reproche souvent au Zen son manque de contact direct avec le monde des contingences. C’est oublier qu’il ne s’en écarte jamais — et ne sau­rait donc s’en rapprocher.)

L’important ouvrage d’Asvaghosha sur le Mahayanisme s’intitule L’Éveil de la Foi. « Foi » est un terme dont le Zen, d’une façon générale, n’use pas, car foi implique division, dualité, et le Zen se refuse à l’admettre. Mais si l’on prend ce mot dans son sens absolu, selon la voie intérieure, « foi » peut être considéré comme synonyme de satori — et c’est alors pas autre chose que l’éveil d’une « nouvelle conscience » (bien que, je le répète encore, il n’y ait rien de « nouveau » dans le Zen). Quoi qu’il en soit, « l’éveil d’une nouvelle conscience » est ce qu’Asvaghosha appelle « l’éveil de la foi », au sens absolu. Avoir la foi corres­pond donc à prendre conscience de « l’Illumination originelle ». Avoir la foi, c’est revenir à nous-même, à notre être propre — et cela n’a rien à voir avec ce qu’on appelle l’existence objective de Dieu. Les chrétiens et les autres théistes se donnent un mal bien inutile pour essayer de prouver que Dieu existe « objectivement », avant de croire en lui. Du point de vue du Zen, c’est là une question sans intérêt, et je dirais que ceux qu’elle préoccupe tant ne croient pas en Dieu, ni objectivement ni subjectivement, car la foi est Dieu, Dieu est la foi. Exiger une preuve objective de Dieu est la preuve même qu’on ne croit pas en lui, car la foi vient en premier et Dieu ensuite. Ce n’est pas Dieu qui nous donne la foi mais la foi qui nous donne Dieu. Ayez la foi, elle créera Dieu. La foi, c’est Dieu se connaissant lui-même [8].

Lorsqu’un disciple du Zen connaît le satori, tout l’univers naît de cette expérience. Nous pourrions dire tout aussi bien que dans le satori tout l’univers est réduit au néant. La première proposition implique que le satori consiste à sortir de l’abîme du néant ; la seconde qu’il consiste à plonger dans cet abîme. Le satori est à la fois une annihi­lation totale et une nouvelle création.

Un moine demandait à un Maître du Zen :

  • Lorsque l’univers sera totalement consumé par le feu à la fin de ce kalpa [9], « ceci » disparaîtra-t-il avec lui ?

  • Oui, répondit le Maître.

A la même question, un autre Maître répondit « Non ». C’est que, selon la voie intérieure, « oui » et « non », destruction et création, ne font qu’un.

L’éveil d’une nouvelle conscience est l’éveil de la foi, et l’éveil de la foi crée un nouvel univers aux possibilités infinies [10]. Un nouvel uni­vers, oui, mais en réalité un très vieil univers où tous les êtres ont rêvé leurs rêves, chacun à sa manière, depuis le Fiat lux. Ici, le temps biblique n’a pas de signification.

Je voudrais dire encore que dans l’étude du Zen moderne il faut tenir compte du système du koan, qui lui a ouvert une voie nouvelle mais qui, nous le savons, lui fait aussi beaucoup de tort dans la mesure qu’il est appliqué à la légère. Comme le langage, toutes les créations humaines engendrent sans discrimination le bien et le mal. L’avène­ment du système ou de la méthodologie du koan, qui était nécessaire à la propagation et à la préservation d’une discipline spirituelle parti­culière appelée Zen, a donné naissance à une nouvelle branche de la psychologie, d’un grand intérêt. Son étude requiert la collaboration de spécialistes aussi bien occidentaux qu’orientaux. Elle n’a jusqu’ici été tentée de manière méthodique par personne. Voilà pourtant un domaine de l’étude des religions de la plus grande importance, non seulement du point de vue d’une culture mondiale qui tend à prendre forme en dépit de la confusion des idées dont nous sommes les témoins, notamment dans l’ordre politique.

Le monde tend, comme il est souhaitable, à s’unifier et la distinction entre l’Orient et l’Occident s’estompe lentement. Les préjugés de toute sorte qui la provoquaient sont appelés à céder la place à un âge d’illumination.

(Extrait de l’anthologie : Le monde du zen par Nancy Wilson Ross, Stock 1968)

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1 Allusion à un koan classique, dont voici l’énoncé :

Au début, les montagnes sont des montagnes.

Au milieu, les montagnes ne sont plus des montagnes.

A la fin, les montagnes sont à nouveau des montagnes.

Robert Linssen a donné de ce koan un remarquable commentaire dans ses Essais sur le Bouddhisme en général et sur le Zen en particulier. (C. E.)

2 En anglais : sitting with a single-mind. Le terme sitting est difficilement traduisible en français. C’est moins la position assise que le fait d’être assis d’une certaine manière et dans un certain état d’esprit, qui seront précisés plus loin. En ce qui concerne l’unité d’esprit, ou singlemindness, on est tenté de renvoyer le lecteur à la préface que Charles Morgan a écrite pour sa pièce : Le Fleuve étincelant (Ed. Stock) et au poème qu’il lui a donné pour épigraphe, poème dont le dernier vers parle de « la passion silencieuse de l’unité d’esprit » (the soundless passion of a single mind). (C. E.)

3 Il convient de noter ici qu’en anglais (d’où ce texte est traduit) les mots reflexion et reflection sont indifféremment employés pour désigner l’acte de réfléchir quelque chose ou à quelque chose. (C. E.)

4 « Après un long silence, le Maître s’écriait : « Allons ! » Aussitôt, tous les disciples à sa suite se mettaient à courir en décrivant un large cercle, jusqu’à ce qu’un moine désigné à cet effet donnât le signal d’arrêt en frappant avec une planchette sur une table. Alors, tous les coureurs s’immobilisaient et, après une pause, s’asseyaient dans la position du lotus. Un silence absolu se faisait dans la salle. Cette méditation silencieuse durait plus d’une heure — et l’exercice de la « course en rond » recommençait » (d’après les Propos du Maître Hsu-Yun).

5 Dans le Lankavatara Sutra, il est fait allusion au retour au village natal, dont chaque chemin est familier. Dans toute la littérature zen, nous trouvons ainsi des expressions telles que « rentrer à la maison » ou « voir sa famille dans un village étrange », etc. Le terme « nouvelle conscience » est admissible au point de vue psychologique, mais le Zen est d’ordre surtout métaphysique et il s’inté­resse à la totalité de la personnalité. L’école Rinzai parle de « totalité en action » (zentaisayu) . C’est pourquoi, dans le Zen, il est attaché beaucoup d’importance aux activités physiques : expériences et sensations concrètes y ont plus de valeur que la simple conceptualisation, et le langage y joue un rôle secondaire. Dans le Zen, la « conscience », prise dans son acception scientifique habituelle, n’a pas d’emploi : c’est l’être tout entier qui est en jeu. Comment un aveugle s’intéresserait-il à une partie du corps d’un éléphant, s’il ne le voit pas tout entier

6 Selon une vieille tradition indienne, si un homme dit un mensonge, sa barbe et ses sourcils tomberont. Suigan avait parlé de choses dont il n’est pas possible de parler, d’où son allusion à ses sourcils

7 Le langage exprime des concepts et dès lors ce qui ne peut être conceptualité n’est pas de son ressort. Lorsque ce principe est violé, le langage devient illogique, paradoxal, incompréhensible du point de vue de la pensée conven­tionnelle. Lorsqu’un Maître du Zen déclare : « Le pont coule et l’eau se tient immobile au-dessous de lui », ou : « Je plante des fleurs sur le roc », il utilise exprès le langage à des fins et d’une manière qui ne sont pas les siennes. Le Zen entend « exprimer » et agit sans recourir à aucun intermédiaire. Dans l’exemple cité, « Kwan ! » (onomatopée dépourvue de toute signification) n’est ni un symbole, ni une idée. Le disciple agit sans faire appel au monde des concepts. Cela n’est intelligible que du point de vue de la voie intérieure.

8 Ne pourrait-on dire que le Christ est venu parce que les chrétiens l’atten­daient — de même que Marie ? Étant la mère du Christ, elle ne pouvait demeurer avec nous sur la terre, d’où l’idée de son Assomption, le Ciel étant un lieu imma­tériel. Du point de vue de l’expérience religieuse, ce que nous appelons selon la pensée logique la loi de causalité est retourné : l’effet y précède la cause.

Lorsqu’on demandait à un bouddhiste Shin : « Amida peut-il vraiment nous sauver ? », il répondait : « Vous n’êtes pas encore sauvés ! » Les chrétiens expriment parfois leur foi de la même manière, en disant qu’il faut commencer par avoir la foi, le reste venant ensuite. N’est-il pas un peu absurde de la part des théologiens chrétiens de commencer par essayer de prouver l’existence historique du Christ et de nous dire ensuite que c’est là une raison de croire en lui ? On peut dire la même chose de la crucifixion et de la résurrection.

Mais ici on objectera : si la foi est le plus important, pourquoi prend-elle tant de formes différentes ? Pourquoi les uns croient-ils au Christ, d’autres à Krishna, d’autres à Amida, etc. ? Et pourquoi l’Histoire est-elle marquée par tant de luttes entre les uns et les autres ? Je répondrai que, de mon point de vue, dès l’instant où la foi se veut des manifestations extérieures, elle devient condi­tionnée par les contingences qui l’entourent, l’histoire, la nature des individus, la géographie, la biologie, etc. En ce qui concerne les conflits qu’elle provoque, je dirai aussi que ceux-ci prennent de moins en moins d’importance à mesure que nous nous accommodons mieux de ces contingences accidentelles. C’est d’ailleurs là l’un des buts que nous nous donnons en étudiant les différentes religions et leurs différences entre elles.

9 Ère. (C. E.)

10 Je ne voudrais pas que ma proposition selon laquelle la foi crée Dieu soit mal interprétée. Ce que je veux dire, c’est que la foi découvre Dieu en même temps que, par elle, Dieu découvre l’homme. Cette découverte est mutuelle et concomitante. Pour recourir au langage bouddhiste, lorsque Amida est illuminé, tous les êtres le sont avec lui, et lorsque nous sommes illuminés, nous comprenons que Amida a connu son illumination de la même manière que notre re-naissance au Pays de la Pureté est assurée.