Henri Hartung
Le Zen : Za-Zen

(Extrait de L’Iris et le Lotus 1985)  « On demande un jour à Tchao-tcheou : Une lumière se divise en centaine de milliers de lumières ; puis-je vous demander d’où provient cette lumière ? Le grand maître du Zen ne perdit pas beaucoup de temps à répondre, et n’eut recours à aucune discussion verbale. Il […]

(Extrait de L’Iris et le Lotus 1985) 

« On demande un jour à Tchao-tcheou : Une lumière se divise en centaine de milliers de lumières ; puis-je vous demander d’où provient cette lumière ?

Le grand maître du Zen ne perdit pas beaucoup de temps à répondre, et n’eut recours à aucune discussion verbale. Il jeta simplement un de ses souliers sans mot dire. » [ 1]

Cette histoire du plus pur style Zen produisit sur moi, quand je l’entendis pour la première fois il y a plus de quarante années, un effet de saisissement. Je demandais même à un ami, excellent dessinateur, de me représenter cette scène comme lui la voyait. Je garde — et regarde — encore aujourd’hui, et avec régularité, ce dessin et cette petite sandale qui vole, sous le regard intérieur d’un Bouddha, c’est toute l’aventure de la mort de mon ego. Plus exactement de sa trop lente mise à mort !

Une vingtaine d’années s’écoulent. Je me trouve au Japon où j’ai rendez-vous avec un maître Zen dont il m’est clairement indiqué qu’il n’a pas pour habitude de rencontrer des étrangers et que l’honneur qu’il me fait est insigne. Je me rends au temple de Myôshin-ji, à Kyoto, dans cette partie de la ville qui est restée traditionnelle. Je ressens cette impression d’un « moment autre » qui m’envahit lors d’instants où les valeurs habituelles sont inversées, où l’Esprit submerge les réactions considérées généralement comme normales. Un moine pousse la porte coulissante. Oui, je suis attendu et je peux patienter un peu plus loin, assis le long d’une sorte de rideau de bambou séparant une grande salle tout en bois et qui surplombe un petit jardin Zen. Longue attente, mais attente de quoi ? Surtout, qui attend ? Quand même, je suis venu de Paris et je n’oublie pas que je crois bien connaître la Tradition dont l’un des représentants les plus éminents, Maître Moumon Yamada, doit me recevoir. Je ne sais au bout de combien de temps je suis parti, n’ayant plus revu personne et englobé par un silence indicible. Mais le Zen n’est pas absent, lui. C’est un peu plus tard, par des amis… ennuyés, que j’apprends que le maître attendait à la même heure et au même lieu, mais de l’autre côté du rideau de bambou.

Encore une vingtaine d’années. J’entends mes pas crisser sur la neige. Le chemin étroit franchit un pont de pierre et le bruit de l’eau m’envahit entièrement. Puis, une pente courte, mais raide, avec de grandes plaques de granite formant un escalier. Une porte basse, j’entre en m’inclinant dans une pièce assez longue, peu éclairée. Par une lucarne le jour pénètre à peine, glace et neige montant du sol et descendant du toit se rejoignant et formant comme un écran. Je suis dans un Zen-Do, ce qui signifie le lieu du Zen, do étant la déformation phonétique de Tao, la Voie. C’est l’endroit où ceux qui pénètrent cherchent à se retrouver, à s’éveiller. Et les dizaines de personnes présentes sont réunies ici pour une sesshin, littéralement un rapprochement par le cœur. Mais la traduction habituelle est retraite communautaire. Au Japon, une calligraphie célèbre se trouve sur la porte d’entrée du temple Eihei-ji : « Seuls ceux qui sont concernés par le problème de la Vie et de la Mort peuvent entrer ici. Ceux qui ne sont pas concernés complètement par ce problème n’ont aucune raison de franchir cette porte ». Il s’agit d’un message précis. Pendant des heures, dans un silence d’une consistance lourde, les participants méditent dans une immobilité qui se veut totale. Et cela pendant cinq jours. Mais n’est-ce pas peu de chose pour demeurer vivants dans un monde mort ?

Se profilant sur un ciel terne, un sapin.

Dois-je le voir et le déclarer sapin ?

Il a sa place.

Ai-je la mienne ?

Comme un passage zébré, un éclair.

Dois-je le voir et le déclarer éclair ?

Il est.

Qui suis-je ?

Monde, notre monde

Dois-je le voir et le déclarer monde ?

Une goutte d’eau, une feuille penchée.

Sont-elles plus réelles que moi ?

J’ai entendu le maître Zen contemporain Yuho Seki Roshi évoquer l’extraordinaire périple de la Tradition Bouddhiste, à vrai dire unique dans l’« histoire » spirituelle de l’humanité. Née sur les bords du Gange, six siècles avant l’ère chrétienne, la naissance du Bouddha se situe en 560 av. J.-C., elle atteint, mais au VIe siècle après J.-C., la Chine. Elle y rencontre le Taoïsme dont l’inspirateur Lao-Tseu avait été le contemporain de Gautama. Après le Bouddhisme indien, voilà le Bouddhisme chinois. Encore six siècles et le voici au Japon, où il se mêle au Shintoïsme, à la mentalité japonaise et devient le Zen. Et maintenant, concluait Yuho Seki Roshi, après sept siècles, le Zen s’introduit en Europe : « Il est de votre responsabilité de construire un Zen occidental, respectant le noyau de la Tradition mais soucieux de la sensibilité européenne ». Ce point de vue peut apparaître comme opposé à ce qu’il faut appeler la rigueur traditionnelle. En fait, la question mérite pour le moins une grande attention car les structures du Zen sont depuis plus d’un millénaire trop spécifiques, sa Sagesse comme ses méthodes trop particulières pour qu’elles puissent être analysées superficiellement. D’ailleurs le mot initiation n’est jamais employé dans les textes Zen.

Ce simple fait démontre bien la différence qui existe entre un enseignement traditionnel comme celui dispensé par Guénon où le fond, intangible, éclaire une forme véritable et le cadre rigide d’un traditionalisme crispé sur la lettre d’une éducation qui n’est plus sacrée que de nom. Ce qui reste important pour tout Bouddhiste ce sont les Trois Joyaux : le Bouddha et son enseignement direct par les Sutras ; la doctrine, Dharma ; la communauté, Sangha, et la discipline monastique. Comment se situent-ils par rapport aux trois critères initiatiques qui servent de fil directeur à cette étude ? La qualification reste cette aptitude à saisir le message ultime du Bouddha, qui s’exprime en des formes différentes, même si le fond reste identique, suivant que les textes sont indiens, chinois, Japonais et parfois, déjà, allemands ou français. Il me semble que la possibilité qui est aujourd’hui celle des Occidentaux, de pénétrer la substantifique mœlle de toutes les Traditions grâce aux traductions qui sont disponibles, participe de ce moment spirituel que traverse le monde. Un tel travail était impossible il y a moins de cinquante ans. Le sera-t-il encore dans quelques décennies, voire quelques années ? La question de l’ambiance spirituelle reste fondamentale pour beaucoup de personnes qui auront de la peine à entrer réellement en matière avec des méthodologies initiatiques par trop éloignées de leur culture propre. Le respect inconditionnel des cheminements différents, par quoi se reconnaissent les tenants du véritable œcuménisme, ne signifie pas du tout la faculté de se mettre en marche sur toutes les Voies. Mais ce qui me parait caractériser notre époque c’est l’occasion ainsi donnée de connaître tous les messages spirituels, même ceux les plus éloignés de ce que nous avons appris dans notre enfance. Pour ma part, je me sens de suite à l’aise quand je lis des textes vedantins et Zen. Mais, un tel lien se serait-il jamais tissé, sans les livres de Guénon et les traductions des grands textes sacrés de ces deux Traditions, dont la lecture devait précéder, pour moi, précéder et bien sûr guider, les liens directs que je devais établir avec l’une et l’autre ?

Cet entendement du spirituel, directement lié à cette qualification intellectuelle du chercheur, à une certaine aptitude à comprendre ce qui est au-delà des mots, passe paradoxalement par un certain usage de ceux-ci. Or, pour les Bouddhistes, et plus particulièrement encore pour le Zen, cette utilisation est tellement originale qu’il est évident qu’elle peut aussi bien toucher que rebuter ceux qui y sont confrontés. Ce que j’y ressens d’emblée c’est la prédominance souveraine accordée à l’opératif, c’est-à-dire à la transformation personnelle. Ce n’est pas le monde qui doit changer à la suite d’habiles théories, mais à chacun de nous de retrouver ce qui constitue son essence. Ce retournement entraîne l’éveil intérieur qui permet alors de réaliser pleinement notre Être.

Le Prajnâpâramitâ, « Livre de la Parfaite Sagesse », l’un des textes de référence du Bouddhisme de la Grande Voie, ou Grand Véhicule, se termine par un mantra dont la formulation illustre le point de vue que je viens d’exposer. « Gate, gate ; pâragate ; pârasamgate ; bohhi, svâhâ ! » Parti, parti ; parti pour l’autre rive ; parvenu à l’autre rive ; illumination, sois bénie ! » « Parti » signifie le départ, par élimination, du moi, de l’individualité. Le symbolisme de « l’autre rive », vers laquelle on cherche à se rendre et sur laquelle on arrive, est bien évident. Quant à l’ultime référence à l’« illumination », elle concerne, sans la nommer explicitement, le Sujet même de la doctrine du Vide et la dernière Réalité.

Aussi, est-il juste d’indiquer que l’aptitude du chercheur de vérité se manifeste dans le Zen par un apport total de sa personne, plutôt que par son intelligence conceptuelle et humaine. Je le découvre pratiquement avec la récitation de ce même texte sacré, sous son nom extrême-oriental de Hannya Shingyo. Le matin, de bonne heure, le soir, souvent fort tard, en hiver il fait nuit les deux fois, les méditants gagnent leurs places respectives dans le Zen-Do ou, au contraire, s’apprêtent à les quitter. Le responsable de la méditation, commence et achève chaque journée en frappant à un rythme qui va en s’accélérant, sur une surface de bois dont la forme varie suivant les lieux. Les sons se répercutent dans la profondeur de mon corps. Revenant ensuite à sa place, il récite le sûtra de la Parfaite Sagesse Hannya Shingyô repris par chacun et qui se termine par les mots suivants :

« Gya tei gyâ tei, hara gyâ tei

Hara sôgyatei

Bo ji sowa ka hannya shingyo ».

« Ensemble, ensemble, tous ensemble,

Au-delà du par-delà

Passons sur l’autre rive

De la grande connaissance ».

Mais ce texte, simplement lu dans un livre ou même écouté, est fort éloigné de porter tout ce qu’il contient. En fait, récité, vécu en communauté, avant et après de longs partages silencieux, il n’y a plus de séparation entre le message de celui qui le répète, entre le son et la posture du corps, entre l’idée et l’être. Et c’est bien la raison pour laquelle il s’agit d’une récitation transformatrice ayant peu à voir avec une énumération mécanique d’un rituel mal compris.

Dans certains Zen-Do, le responsable ajoute les quatre vœux qui s’explicitent, eux aussi, dans un sens pratique :

« Si innombrables que soient les êtres sensibles, je fais vœu de les sauver tous

Si inépuisables que soient les passions, je fais vœu de les endiguer

Si insondable que soit l’enseignement du bouddha, je fais vœu de le maîtriser

Si inaccessible que soit la voie du Bouddha, je fais vœu de l’atteindre ».

J’ai déjà mentionné, mais je le cite souvent…, le point de vue de Guénon suivant lequel certaines personnes mettent en doute la possibilité d’une connaissance supra-rationnelle au lieu de chercher à se rendre compte par elles-mêmes de sa réalité. Bien sûr, pour agir ainsi, faut-il encore s’exercer et ne pas se contenter de lectures. La fulgurante prééminence de la pratique sur la théorie apparaît dans le Zen à l’observateur le moins averti. Mais il est vrai que les formes extérieures de cette ascèse traditionnelle qu’est Za-Zen renforcent les objections — les craintes ? — notamment des Occidentaux. Quoi, se tenir assis par terre pendant des heures — et mes genoux ? mes douleurs de dos ? — rester silencieux des jours durant — et mes remarques intelligentes ? — recevoir des volées de coups de bâton sur les épaules — le Moyen Age — s’incliner à tous instants — enfin quoi, moi je… — toutes ces pratiques barbares — appelez-moi donc ce qui s’est passé à Pearl Harbor ! — pour arriver à la Connaissance de Soi. Allons donc !

Pris au propre piège de ma démonstration, que puis-je pour vous, lecteur sceptique, lecteur ironique, avec des mots ? Pas grand-chose, sinon vous répondre inlassablement, non pas essayez, mais vivez le Zen. Non pas essayer « pour voir », car, dans de telles conditions — n’oubliez pas l’état d’esprit — vous ne verrez rien. Mais vivez cette pratique, jour après jour, année après année, sans vous inquiéter, ce sont les trente premières qui sont les plus difficiles. Tout alors vous paraîtra autre, respirer, se tenir verticalement, marcher, partager un repas, attendre sans attendre le gong qui libère votre corps mais vous précipite dans le monde extérieur inattentif, agité, bruyant, décentré, mais qui n’attend pourtant que vous pour devenir attentionné, calme, silencieux et significatif, parce que centré sur l’essentiel. Le Zen, c’est Za-Zen. Za-Zen, c’est la pratique de votre transformation intérieure, qu’elle soit placée sous le regard du Maharshi, du Bouddha, du Christ ou du Coran.

Le rattachement à une organisation traditionnelle soulève des problèmes aussi complexes que ceux notés à propos de l’Hindouisme et nécessite une certaine distanciation par rapport au vocabulaire utilisé par Guénon.

Une première distinction qui s’impose c’est celle qui existe entre plusieurs aspects du Bouddhisme. Pour avoir connu le Petit Véhicule pratiqué au Sri Lanka avec la souriante bonhommie des populations de la zone équatoriale, le Bouddhisme thibétain, aussi aimable que sévère et parfois même surhumain, comme peuvent l’être les paysages grandioses de l’Himalaya, et le Zen Japonais, pratiqué au Japon ou en Occident, je me rends bien compte que je nomme trois approches qui, en dehors de leur référence commune au Bouddha, ont peu de points identiques. Autour d’un vénérable, prêtre cinghalais, j’ai partagé certaines de mes recherches avec des européens devenus Bouddhistes. Le rituel qui est devenu le leur est parfaitement traditionnel et tous ceux qui y participent se sentent membres de la sangha, communauté bouddhiste.

De la même manière, mais dans une forme plus rigide, des Français et des Suisses vivent dans des locaux qui ont été transformés en monastères, en Bourgogne ou sur les hauteurs de Vevey. Ce sont en général les écoles spirituelles les plus exigeantes et notamment celles qui réservent la part la plus importante à la méditation et à la transformation de soi-même, qui accueillent le plus grand nombre d’adeptes. Pourquoi s’en étonner ? De toute façon c’est le but final qui importe et il m’est difficile de dire si le cadre en tant que tel est plus « porteur » de changement intérieur aux confins du Thibet ou dans nos régions. Ce n’est pas le monde extérieur qui compte, je le rappelle à nouveau, mais la qualité de la vision que nous portons sur lui.

Quant au Zen, je retrouve, quand se pose la question du rattachement, le même problème que celui posé par le choix d’un guru. En effet, une communauté spirituelle n’a de sens que par le rôle d’intermédiaire qu’elle joue entre le message traditionnel en tant que tel et la réalisation intérieure de ceux qui y sont rattachés. Or celle-ci dépend du travail accompli et il faut bien une garantie sur la qualité de l’accomplissement. Le roshi — maître Zen — occupe ici la place du guru et l’histoire, en tout cas la petite…, du Zen en Europe, ces dernières années, montre bien que dans ce cadre aussi fleurissent des faux prophètes. Une fois de plus, je ne peux que renvoyer à mes remarques sur ce que n’est pas et sur ce qu’est la Voie. Pour ma part, le choix a été trop naturel pour que je m’interroge à son sujet. La même année où je « rencontre » Moumon Yamada à Kyoto, je fais la connaissance de Karlfried Graf Dürckheim et… je me trouve dans la Forêt-Noire. Il ne connaissait pas Ramana Maharshi et peu Guénon. J’ignorais tout de la pratique du Zen, c’est-à-dire Za-Zen. Notre complémentarité s’imposa de suite, même si ce frère sur le chemin, cet ami précieux, reste surtout pour moi un maître.

Et c’est ainsi que je connais cette communauté traditionnelle groupée autour de l’un des maîtres Zen contemporain, Yuho Seki Roshi, responsable du temple Eigen-ji et de très nombreuses congrégations monastiques dans l’ensemble du Japon. Mort en avril 1982, il avait l’intuition traditionnelle et se savait redevable de recueillir, puis de répandre sur tous ceux qui se tournaient vers lui, la « totalité du bonheur ». Sa rigueur, qui pouvait apparaître à certains comme glaciale, n’était que la conséquence de sa fonction d’intercesseur et de la nécessité, évidente pour lui, de l’exercer au sein d’une structure léguée par des siècles de travail spirituel et par toute une lignée de patriarches et de maîtres. En cela, il était, sans en utiliser les termes, un transmetteur d’influence spirituelle et sa présence était en elle-même de nature initiatique. Ce qui explique sans doute aussi la force de sa compréhension, de son humour et de sa joie — joie enfantine — joie enfantine, décapante — de vivre. Il a un successeur, Yamada Roshi, qui permet au Zen Rinzai d’être propagé en Europe d’une manière traditionnelle. Mais cette transmission s’effectue historiquement dans des conditions exceptionnelles, alliant, selon les termes déjà cités de Yuho Seki, la rigueur du Zen à la sensibilité européenne. Il y a là un constat sur lequel j’insiste à nouveau. Le Bouddhisme est né aux Indes. Au VIe siècle après J.-C. le vingt-huitième patriarche, BodhiDharma, se rend en Chine. Puis un moine japonais qui vivait sur le continent, Eisai, l’introduit dans son pays où il fonde le premier temple Zen à Katata, le Shoforu-ji, avant de devenir l’abbé principal du Kennin-ji à Kyoto. Un peu plus de sept siècles et voilà une nouvelle expatriation : le Zen s’introduit en Europe. Si je reprends cette énumération, c’est qu’elle est à mes yeux fondamentale. Ainsi, régulièrement « le Zen s’expatrie et retrouve une nouvelle jeunesse, en s’adaptant de toute son extraordinaire malléabilité, aux pays, aux structures, aux mentalités, aux spiritualités, en apportant un complément d’âme où il faut, quand il faut, comme il faut, avec douceur et humilité. » [2]. De même que le Bouddhisme indien — dhyâna, mot sanskrit signifiant méditation, recueillement — s’était enrichi au contact de la Tradition hindoue ; de même qu’ensuite il avait bénéficié de l’apport du Taoïsme et du confucianisme — tch’an chinois ; de même qu’il assimilait certains aspects du Shintoïsme et devenait le Zen japonais ; de même, il est encore nécessaire d’évoquer les conséquences de ce nouveau voyage au conditionnel, pourrait-il s’approfondir de la sensibilité traditionnelle chrétienne, en Europe, et musulmane en Afrique. La responsabilité de tous ceux qu’on appelle aujourd’hui les adeptes du Zen se situe véritablement à un niveau cosmique et rend immédiatement plus graves certains excès individuels qui portent en eux des déviations qui peuvent être dramatiques pour l’avenir spirituel de notre monde. C’est une raison supplémentaire, et je partage tout à fait sur ce sujet le point de vue de Karlfried Graf Dürckheim, pour s’engager avec prudence dans les institutions qui se réclament de nos jours de l’esprit Zen. Mais ici, comme pour toutes les autres Traditions, chacun rencontre qui il doit rencontrer. Le caractère exceptionnel de ces migrations successives de cette part du Bouddhisme qui se réfère au Tch’an et au Zen, rend néanmoins plus cruciale la manière dont des bénéficiaires initialement étrangers à cette forme traditionnelle, la reçoivent et, parfois, la retransmettent à leur tour. Et lorsque cette double transmission, d’un maître japonais traditionnel à un Occidental et de celui-ci à d’autres occidentaux, est pure, alors, « les abus, les snobismes, les déformations, les engouements passagers, finiront par disparaître et par s’amalgamer dans le véritable Esprit du Zen. » [3]

« Joshu demande à Hausen

Qu’est-ce que la Voie ?

La vie quotidienne est la Voie.

Peut-on l’étudier ?

Si tu tentes de l’étudier, tu en seras très loin.

Si je ne l’étudie pas, comment puis-je savoir que c’est la Voie ?

La Voie n’appartient pas au monde de la perception, ni, d’ailleurs, au monde de la non-perception. La connaissance est une illusion et la non-connaissance est insensée. Si tu veux atteindre le vrai chemin, mets-toi dans la même liberté que le ciel. Le ciel, tu ne dis pas qu’il est bon ou mauvais. » [4]

« Mets-toi dans la même liberté que le ciel ». Si vous ne vous sentez pas, quelque part, en accord avec cette instruction spirituelle, ne comptez pas trop sur le Zen pour vous aider à trouver l’illumination ! En tout cas, ce qui est sûr, c’est que le travail actif sur la Voie, il est, au sein de cette Tradition, parfaitement connu, analysé, vécu. Il est même possible d’écrire qu’il s’identifie avec elle, ne fait qu’un avec elle. L’un des plus éminents représentants du Zen, Dôgen, qui, XIIIe siècle, fonde le fameux temple Eihei-ji et rédige des « enseignements généraux » qui sont encore respectés de nos jours, dit, tout simplement : « Zen, c’est seulement Za-Zen ». De même qu’à certains visiteurs étonnés par le silence et l’immobilité du Bouddha, ses disciples leur expliquaient qu’il était à l’écoute de sa respiration, de même, en cette fin du XXe siècle, d’innombrables chercheurs reçoivent comme unique directive celle de s’exercer à Za-Zen. Jamais une pratique n’a été aussi représentative d’une Tradition, aussi simple, aussi générale et en même temps aussi autonome par rapport à l’ensemble des institutions spirituelles bouddhistes.

J’évoquais au début de ce chapitre le commencement et la fin d’une journée de retraite communautaire, que les Japonais appellent sesshin. Que se passe-t-il entre les deux ? Za-Zen et « seulement Za-Zen ». Un tel travail en groupe est tellement central, dans la démarche du Zen que la méditation occupe, dans tous les temples comme dans toutes les associations laïques qui se réfèrent à elle, une place privilégiée. Elle s’y déroule matin et soir, si possible à l’heure du passage de la nuit au jour, puis du jour à la nuit. A certaines périodes de l’année, l’ensemble des moines et ceux des membres des groupements non religieux qui le souhaitent, se réunissent pour des périodes qui varient de quelques jours à plusieurs semaines entièrement consacrées au Za-Zen. Le mot Za signifiant assis, l’expression veut donc dire méditation assise. Rien de plus mais, rien de moins.

Je salue : le mot japonais gasshô signifie salutation. Les paumes des mains sont jointes à la hauteur du buste. J’apprends que faire coïncider les jointures de chaque doigt d’une main avec celles de chaque doigt de l’autre correspond au respect que se portent deux êtres qui se saluent. Bien au-delà d’un simple salut, le gasshô symbolise, dans un geste concret, l’état d’esprit de la recherche et de l’amour, comme un effacement de tout ce que je porte d’individualité crispée sur l’ego. Cette impression est renforcée, par le fait que le méditant salue également, je devrais même écrire salue d’abord, le lieu Zen-Do où il va méditer, l’endroit où il tentera de se redécouvrir dans sa profondeur. Beaucoup s’inclinent aussi devant leur tapis de méditation ou le coussin rond, en tissu noir, bourré de kapok, le zafu. La fibre végétale, imputrescible, sérieusement pressée à l’intérieur, donne une consistance spéciale à ce simple objet sur lequel vous passerez de si longues heures, immobile. L’occidental, si rapidement ironique devant de telles formes extérieures d’apparente soumission, probablement parce qu’il est habitué à se soumettre devant tant et tant de pouvoirs qui, eux n’ont aucun sens profond, ne comprend que lentement cette sacralisation de ses moindres gestes. Pourtant, là réside le secret d’un cheminement intérieur authentique.

Mon propos n’est pas de décrire avec précision l’assise Za-Zen et cela parce que cette description a déjà été faite, et très bien faite [5]. Mais traitant ici du travail sur soi-même, j’insisterai sur deux éléments dont la combinaison est porteuse de transformation de la personne. En premier lieu : la posture, dont certains maîtres Zen déclarent qu’elle est l’« essence » de Za-Zen. Elle repose entièrement sur la cinquième vertèbre lombaire, c’est-à-dire le dernier élément autonome de la colonne vertébrale et le sacrum, masse soudée des cinq vertèbres sacrées. Alors que l’ensemble des vertèbres cervicales, dorsales et lombaires est de même nature, composé d’un corps vertébral dont les deux bases sont parallèles et d’arcs vertébraux arrondis donnant naissance aux apophyses articulaires, la cinquième, elle, a une forme spéciale. Les deux bases de son cylindre ne sont pas parallèles, la hauteur du corps vertébral étant ainsi plus grande en avant qu’en arrière. Elle prend ainsi l’apparence d’un coin, d’une sorte de clef de voûte et cette particularité est renforcée par l’écartement spécialement accentué des apophyses articulaires, ce qui affermit sa stabilité.

Si le méditant arrive à cambrer à la fois cette cinquième lombaire, et le sacrum, ce geste assure la verticalité de l’ensemble de la colonne, exactement de la cinquième vertèbre cervicale à la troisième lombaire. Le ventre est alors détendu, la cambrure normale, vous êtes installé dans votre hara. Ce mot, qui signifie ventre en japonais, indique ce point clef du corps humain, situé à quelques centimètres au-dessous du nombril. Graf Dürckheim écrit : « La connaissance de la force conférée par le hara, les exercices qui permettent d’y accéder et d’en obtenir la maîtrise peuvent avoir une double portée : du point de vue pragmatique, la maîtrise de la vie dans ce monde, et du point de vue de l’initiation, la progression sur la voie intérieure ». [6]

En second lieu : la respiration. Elle est abdominale et en trois temps ce qui la différencie radicalement de tout ce que l’Occidental apprend à ce sujet depuis ses premiers exercices physiques. D’abord, elle est abdominale, et non thoracique. C’est celle du tout jeune enfant qui respire par le ventre, sans que la poitrine ne se soulève, la région du nombril, toujours le hara, bougeant comme un soufflet, se remplissant et se dégonflant. Ensuite, c’est une manière de respirer en plusieurs temps d’irrégulière durée. L’expiration est longue, profonde, l’air évacué, dans une quantité bien supérieure à celle que rejette une respiration « normale », s’écoule doucement, en silence. Soudain, il ne se passe plus rien, le méditant s’identifiant à son souffle vital, arrêté ; il peut se dérouler comme un moment d’éternité. Puis, l’inspiration repart d’elle-même, « l’inspiration est le cadeau d’une bonne expiration » répète souvent Dürckheim. Elle est beaucoup plus brève que l’expiration, le rythme s’établissant de lui-même et devenant cet « art du ventre » — haragei — que les maîtres du Zen considèrent comme le passage vers l’illumination.

L’alliance vécue harmonieusement d’une assise et d’une respiration justes transforme le rythme vital du pratiquant Za-Zen. Et cela, non seulement pendant ses méditations immobiles et silencieuses, mais dans toutes ses activités journalières. « Je suis dans mon hara » devient l’objectif permanent qui, atteint, modifie bien sûr l’espace intérieur de la personne, mais aussi sa manière de marcher, ses relations aux autres, toute son existence.

Il y a une histoire Zen qui dit à peu près ceci. Le maître demande à son disciple :

Quand méditez-vous ?

Tous les matins à sept heures et le soir.

Vous n’avez rien compris. Il vous faut méditer à chaque instant de votre vie.

Mais chacun sait que si le disciple avait répondu :

Je médite à chaque instant de ma vie, le maître se serait immédiatement écrié :

Vous n’avez rien compris. Il vous faut méditer le matin à sept heures et le soir.

Se fixer un horaire n’est pas sans naïveté. Ne pas le fixer n’est pas sans danger. Naïveté de croire à la vertu de l’heure dans un cheminement intérieur. Danger de se laisser envahir par l’aspect profane de l’existence et de ne plus respecter au minimum ces temps d’arrêt consacrés à « la seule chose nécessaire ». Je constate à quel point le respect d’une méditation matinale est déjà difficile pour beaucoup. Mais comment l’imposer ? Le Zen donne une réponse pour le moins insatisfaisante pour la mentalité occidentale : vous pouvez méditer si vous voulez, mais, en réalité, vous n’avez rien à « faire » sinon à vous éveiller à vous-même. Si c’est votre part endormie, donc votre individualité, qui décide de méditer, elle ne fera que compliquer votre mental déjà surchargé au lieu de se libérer en le laissant s’exprimer spontanément. La pratique Za-Zen est, en ce domaine, une réponse fulgurante : ne « changez » pas ce qui est extérieur, n’arrêtez pas votre travail à la théorie, laissez-vous saisir par le réel qui est en vous, pratiquez Za-Zen. Si vous voulez l’appeler une Voie, ou même la Voie, cela importe peu. Y a-t-il même une voie puisqu’il n’y a à aller nulle part sinon au lieu où chacun se trouve de toute éternité ?

C’est conscient de cette ultime réalité qu’au fur et à mesure que les années s’écoulent, je médite dans la double certitude de l’importance décisive d’une rigueur, aussi bien dans l’assise et la respiration que dans l’horaire, et d’une absence totale de projet. Il se passe alors ce qui doit se passer.

Le lever matinal est porteur d’une pacification particulière, une fois dépassée la réaction somatique de fatigue. J’y suis particulièrement sensible en hiver, quand le méditant doit parfois ouvrir son chemin dans la neige fraîche, que le silence ambiant est comme lourd de sa force invisible. Puis c’est l’entrée dans le Zen-Do où déjà d’autres personnes sont installées, comme autant de statues qui se détachent sur des murs plus clairs. Le responsable du lieu annonce le début de la méditation par deux coups de taku, parallélépipèdes de bois frappés l’un contre l’autre, puis par quatre coups de gong. La résonance en est profonde, comme si la nature même de cet endroit sacralisé renvoyait la voix de la pérennité. Immobilité, silence. Le rythme de la respiration s’installe lentement et, à certains moments, la circulation subtile à travers tout le corps se fait sentir physiquement. Les yeux clos ou mi-clos distinguent mal les quelques symboles traditionnels disposés dans la pièce. Za-Zen. La méditation assise, sur le « Vide », qu’il faut atteindre souvent par une lutte contre le « plein » de pensées, de projets, d’idées. Je compte alors la durée de mon expiration, m’ancrant dans cette base corporelle du hara. L’approche de l’Unité de mon être m’est clairement indiquée par la simultanéité avec laquelle je me ressens comme dégagé de mon enveloppe charnelle tout en me sentant sur-attentif à tout ce qui entoure celle-ci. Comme un double état qui n’en ferait plus qu’un. Mais ce que je sais, intuitivement, c’est que je tue ce que je vis quand je le nomme au lieu de me laisser couler dans ce moule de la réalité qui ne passe pas. Souvent, après le gong annonçant la fin de la méditation, le taku qui le suit indique le Kin-Hin, ou marche méditative. Tous les méditants marchent, à une cadence qui peut varier mais silencieusement, les uns derrière les autres, en s’efforçant d’allier le mouvement des jambes avec les différentes phases de la respiration. La position du torse reste celle du Za-Zen, la cambrure de la dernière vertèbre lombaire étant maintenue. La poursuite du travail intérieur empêche de créer une sorte de coupure avec la position assise qui est reprise, au bout d’un certain temps, toujours annoncée par le claquoir en bois.

Quand, à son tour, la méditation immobile se termine, les méditants se regroupent pour partager le petit déjeuner en silence, avant de commencer leurs diverses activités journalières.

De même, la répétition, jour après jour, de la pratique Za-Zen modifie d’abord subtilement, puis même psychologiquement et corporellement, le pratiquant. Ce dernier replace, peut-être devrais-je écrire, voit se replacer, en lui et autour de lui, actions et pensées dans un « ordre » autre. Il devient différent par la fréquentation avec son être essentiel.

Que faut-il « faire » ?

Za-Zen, avec persévérance.

La tradition la plus spontanéiste rend ainsi un hommage à la continuité.

Souvent, la méthode du Za-Zen se complète par la pratique du Koan. Daisetz Teitaro Suzuki le définit ainsi : « un document public établissant une mesure de jugement par laquelle on peut éprouver à quel degré est correcte la compréhension du Zen par un individu » [7]. Le mot « vient du chinois Koung, public, et an, archives, l’ensemble étant un terme juridique qui signifie question de jurisprudence » [8]. Il s’agit donc de questions posées aux candidats magistrats. Puis, le nom fut donné, il y a très longtemps, probablement dix siècles, aux interrogations que certains maîtres utilisaient dans leurs couvents, pour former les moines. Aujourd’hui, particulièrement au sein du Zen Rinzai, qui se différencie sur certains aspects de la Voie du Zen Soto et du Zen Obaku, l’utilisation du koan est fréquente. De quoi s’agit-il au juste ? Le méditant se présente devant le responsable du temple, du Zen-Do ou du lieu où se déroule le travail et s’entend poser une question à laquelle il doit répondre immédiatement. L’interrogation est étrange, si elle est passée au crible des critères de la raison. Chacun est de nos jours familiarisé par les nombreuses traductions avec les koans « historiques » : « Quel bruit fait le battement d’une main ? » — « Y a-t-il de la nature de Bouddha dans un chien ? » — « Quel est votre visage originel, que vous aviez avant même la naissance de vos parents ? » — « Toutes choses sont réductibles à l’Un, mais à quoi l’Un est-il réductible ? » Les réponses sont également connues et même classées selon leur genre. Ainsi celles relevant de l’action directe, comme une gifle ou un coup de bâton…, celles entraînant un mouvement, — bras levé — celles évoquant une impossibilité — attendez que le fleuve Toung coule vers sa source — une indication quand la pièce située à l’est est ensoleillée, celle de l’ouest reste dans l’ombre — une description poétique la brise a balayé la chaleur où les pins toujours verts jettent leur ombre — un truisme — quand vous gouttez le sel, c’est salé. Enfin, comme toujours, la « grande » réponse : le silence.

Mais la connaissance académique, même parfaite, de toutes ces réponses, n’est d’aucune utilité au chercheur, car le maître attend de lui une recherche et un effort de toute sa personne et non de son seul mental. C’est une investigation approfondie et qui ne peut s’exprimer qu’en liaison avec l’état intérieur et non avec le niveau de sa culture. L’objectif demeure bien cette cassure de tous nos présupposés, nos raisonnements, et ce dépassement de l’individuel au bénéfice d’une expression immédiate de notre être. C’est une véritable lutte [9], une empoignade avec un irréel singulièrement présent débouchant sur la simplicité brûlante d’un désert plat et le rire bruyant de la futilité réduite en cendres. Passage du point de vue analytique à une prise de conscience spontanée de l’unité du monde et de la personne. Doctrine de l’éveil.

Il serait tout à fait illusoire de ne retenir de la Voie du Zen que ces moments de méditation, aussi intenses et décisifs qu’ils puissent être, qui servent de cadre à l’éveil à soi-même. Une telle approche suppose de toute évidence ces conditions d’ascèse nécessaires à tout cheminement de caractère initiatique. Or, dans les textes traditionnels Bouddhistes ces exigences sont énoncées avec beaucoup de précision et de détails. Si elles sont rarement présentées sous une forme générale et dogmatique, j’ai pour ma part toujours été touché par la sensibilité des maîtres Zen qui « sentaient » parfaitement le moment où ils devaient en parler. Une illustration caractéristique est le Ku-Sen, introduction à la méditation, prononcée par le responsable au moment où débute l’assise. Or, littéralement, cette expression japonaise signifie « ce qui est avant la bouche », donc qui vient non du mental de celui qui parle, mais de sa profondeur essentielle. Une autre formule d’enseignement, je dirais plutôt de rappel du minimum nécessaire au travail intérieur, est le Mondô : questions-réponses. Que cela soit d’une manière ou d’une autre, les principaux aspects de la démarche aboutissant au-Za-Zen et, à travers lui, à l’illumination, sont ainsi régulièrement soulignés :

La confiance, dans la Réalité et l’efficacité de la Voie ; la loyauté envers ceux qui vous guident ; la force de l’engagement ; l’harmonie, enfin, de toute notre individualité. Se laisser pénétrer petit à petit par de tels comportements supposent préalablement ce que les Bouddhistes appellent les refrènements par rapport aux autres, la non-violence, et par rapport à soi-même, l’étude, la dévotion et la pauvreté. Non, en aucun cas, Za-Zen n’est une performance isolée et temporaire. Elle apparaît bien, dans le silence consistant du Zen-Do, comme l’outil privilégié d’un artisan globalement préparé et humainement prêt. Cette préparation de tous les instants est illustrée par une histoire : le thé du Maître. Un moine qui recherchait une direction spirituelle, arriva un jour au temple de Manpu ku-ji et se présenta au responsable. Celui-ci lui dit qu’il serait chargé de lui préparer son thé. Dès le lendemain il commençait ses nouvelles fonctions et pendant des mois, puis des années, il acquit dans cette tâche une maîtrise exceptionnelle : le moment précis où il devait servir le thé, la marque préférée du maître, la température la plus adaptée, tout cela n’avait plus de secret pour lui. Mais il restait désolé car il ne recevait aucune instruction, son maître ne lui adressait jamais la parole et donnait l’impression de ne plus se rendre compte de son existence. Au bout de dix années, n’y tenant plus, il décide de lui parler, mais, au moment de lui servir le thé matinal, il hésite et se tait. Remarquant cette hésitation, le maître lui demande ce qu’il veut et comme il lui exprime son regret de ne recevoir aucune formation, il le chasse du temple, l’autorisant seulement à venir lui dire au revoir. Lors de cet adieu, il tend au moine désespéré, une lettre :

Voici une lettre par laquelle je te nomme supérieur de notre monastère annexe de la montagne.

Maître, est-ce que vous vous moquez de moi ?

Pas du tout.

Mais comment pourrais-je devenir le supérieur de plus de quarante moines, moi qui ai passé dix années à préparer du thé, au lieu de me consacrer à l’étude ?

Le thé était ton étude. Tu croyais préparer un bol de thé, mais tu te préparais en réalité toi-même à acquérir la vraie connaissance. Maintenant tu as parcouru, à travers ces humbles gestes, jour après jour, toutes les étapes qui mènent à la réalisation de ta véritable nature. J’ai observé ta progression et je sais que tu es capable d’aider les autres à avancer sur la Voie.

Il reste un dernier point, dont l’actualité est évidente. Est-il possible de pratiquer Za-Zen sans être Bouddhiste ? Je me rends parfaitement compte de ce que peut signifier une telle interrogation par rapport à certains critères initiatiques exposés par René Guénon. Mais je viens aussi d’indiquer le danger de toute crispation sur la lettre de son enseignement, au détriment de son Esprit. De plus, d’une part, l’auteur des « Aperçus sur l’initiation » ne mentionne jamais le Zen et, d’autre part, ce qui se passe aujourd’hui, par rapport à cette pratique pour un nombre significatif de personnes, interdit une réponse dogmatique et rapide. D’ailleurs, je suis de ceux qui ressentent que les derniers instants du Kali-Yuga imposent certaines initiatives qu’il serait probablement dramatique d’écarter. Encore, et je sais bien que chaque page de ce livre témoigne de ce point de vue, qu’elles doivent alors se dérouler dans une forme stricte et être suscitées par une intention droite. Il y a deux écueils. Si cette rigueur n’est pas observée, Za-Zen en Europe deviendra vite une démarche de plus dans un ensemble où le syncrétisme s’allie à la vulgarité. Mais si une approche exacte est refusée, alors les Occidentaux se priveront délibérément d’une méthode qu’en tant qu’utilisateur, je m’excuse du mot mais il dit ce qu’il dit, je considère, et cela depuis un grand nombre d’années, comme providentielle.

Oui, Za-Zen peut se pratiquer sans être Bouddhiste. C’est en effet, une méthode de pacification de l’individualité dont il me paraîtrait risqué de limiter les effets aux seuls Bouddhistes. D’ailleurs, un très grand nombre de ceux-ci ne le pratiquent pas, le Zen étant, je le répète, un aspect, certes central, mais un aspect seulement de la Tradition issue du Bouddha. La complémentarité assise-respiration, décrite dans les pages précédentes, constitue en soi une méthodologie unique de la transformation de l’individu.

Les textes sacrés reconnaissent d’ailleurs explicitement qu’il y a plusieurs étapes dans la pratique, depuis le Zen Bompu ou Zen « ordinaire », dont l’objectif peut se limiter à un bon état de santé mentale et physique. Mais qui oserait écrire, de nos jours, que si un tel but était atteint régulièrement par quelques personnes, la société moderne n’en serait pas, déjà, transformée ? Puis, il y a le Zen gedo, le mot signifiant voie extérieure, le Zen shojo, dit du Petit Véhicule, passage d’un état refermé sur l’ego à un état d’ouverture à l’esprit. C’est au stade du Zen daijo, Grand Véhicule, que le méditant a la faculté de pénétrer en sa nature essentielle. Les mots employés à ce niveau sont évidemment liés à la tradition, c’est-à-dire à la personne du Bouddha. Mais, c’est aussi le cadre traditionnel au sein duquel il est recommandé, si un adepte rencontre Bouddha, de le tuer, afin de ne laisser subsister aucun intermédiaire entre l’individu et sa Personne. Véritablement, qu’est-ce alors qu’être ou ne pas être Bouddhiste, à l’instant de l’illumination intérieure ? Enfin, le Zen saijojo, le Suprême Véhicule. Za-Zen, simplement s’asseoir et se laisser porter par le Vide, sans autres supports de méditation. C’est le Zen à l’état pur auquel se réfèrent, siècle après siècle, tous les grands maîtres de cette Tradition. Comme le fait remarquer le père Jacques Breton, un tel travail est nécessaire à tous, sans barrière entre Orient et Occident, « pour apprendre à vivre ce que nous sommes : corps-esprit, être présents à toute réalité et s’ouvrir au mystère qui nous dépasse… » [10] Ainsi, ne suis-je pas sûr de me placer à un niveau abstrait, que certains appelleraient ésotérique. Je note, bien au contraire, que de nombreux méditants occidentaux qui restent fidèles à leur Tradition — judaïsme, christianisme, islam — ont retrouvé et, je peux en témoigner, retrouvent chaque jour la dimension spirituelle de ce qui reste leur univers religieux, en pratiquant Za-Zen. Et non seulement ils théorisent cette redécouverte en grande partie au travers d’une démarche apparemment autre, mais aussi ils la vivent dans la profondeur de leur être. Cette conscientisation qui fait d’eux des êtres plus réellement sur la Voie, et une réalité spirituelle est une réalité qui est spirituelle, peut-elle, ou doit-elle, être contestée au nom d’une forme traditionnelle ? Cela revient à se poser la question de savoir si un état intérieur donné est différent suivant qu’il est atteint par un Bouddhiste ou par une personne se référant à une autre Tradition ? Ou encore à s’interroger sur la consistance d’un travail intérieur parfaitement authentique en tant que tel mais effectué dans un cadre, nécessairement extérieur, traditionnellement autre ?

La possibilité que donne Za-Zen aux méditants non-Bouddhistes, de réaliser une transformation réelle axée sur le silence, le contrôle de la respiration et l’assise juste, sans devoir rejeter, bien au contraire, leur environnement et leurs structures mentales et affectives liées à une autre religion, semble être, en définitive une réponse de fait [11].

C’est donc en vivant cette pratique dans sa rigueur originelle, et non dans une adaptation plus ou moins superficielle parce que syncrétique, qu’un méditant non Bouddhiste se met dans les meilleures conditions pour effectuer un cheminement intérieur réel. C’est sans doute un constat qui a sa place en cet instant de l’histoire où Za-Zen pénètre en Occident et il serait passionnant de confronter les débats actuels avec ceux qui, certainement, ont accueilli l’arrivée du Dhyana en Chine et celle du Tch’an au Japon.

Matin sans bruit

Matin de neige

Matin figé

Il manque un flocon.

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1 Daisetz Teitaro Suzuki, « Essais sur le Bouddhisme Zen »

2 Claude Durix, « Cent clefs pour comprendre le Zen », les éditions du Courrier du Livre, 1976, p. 27.

3 Claude Durix, ouv. cité, p. 28.

4 « Présence Zen », textes rassemblés par Paul Reps, les éditions le dernier terrain vague, 1977, p. 127.

5 Lire notamment : Karlfried Graf Dürckheim — les éditions le Courrier du livre — « Hara, centre vital de l’homme », 1974 ; « Exercices initiatiques dans la psychothérapie », 1977 ; « Méditer », 1978. Claude Durix : « Cent clefs pour comprendre le Zen », les éditions le Courrier du livre, 1976.

6 Karlfried Graf Dürckheim, ouv. cité p. 14.

7 Daisetz Teitaro Suzuki, « Essais sur le Bouddhisme Zen », Deuxième série, les éditions Albin Michel, 1977, Collection Spiritualités Vivantes, p. 84.

8 Claude Durix, « Cent clefs pour comprendre le Zen », les éditions le Courrier du Livre, 1976, p. 213.

9 Un livre exceptionnel sur cette démarche Za-Zen est celui de Philip Kapleau, « les trois piliers du Zen », les éditions Stock plus 1972. Le livre en anglais « The Three pillars of Zen », Beacon press, Boston, 1967, est plus complet.

10 ICI — Informations catholiques internationales, « la Voie du Zen », no 581, décembre 1982, p. 39.

11 Claude Durix, « Zen ou comment nourrir le bébé tigre », Trédaniel, les éditions de la Maisnie. Claude Durix, responsable d’un Zen-Do à Casablanca écrit : « Nous sommes ici, tous ensemble aujourd’hui : juifs, chrétiens, musulmans, parfaitement unis entre nous, ans le silence de notre Za-Zen commun. Nous retrouvons peu à peu nos origines profondes par le retour en nous-mêmes que nous impose cette pratique », p. 143. Responsable d’un Zen-Do en Europe, je peux écrire exactement la même chose, Dürckheim, de son côté fait, et proclame, le même constat.