Jean Couvrin
«Philosophie éternelle, vision, «vision sans tête ». Approche synthétique

Qu’est-ce que voir? Quelles conditions favorisent la vision? Quel lien existe-t-il entre cette faculté supérieure et la vision oculaire? Plus que l’objet de cet article, ces questions formeront les thèmes privilégiés de ce périodique. Y répondre, c’est — pensons-nous — apporter une contribution utile à la « recherche spirituelle », du moins dans sa formulation et ses possibilités de partage.

(Revue Voir. No 4 Janvier-Mars 1982)

« (…) La santé de l’esprit est un phénomène assez rare, je suis convaincu qu’elle peut être atteinte, et je voudrais la voir plus répandue. » (Préface au « Meilleur des mondes« .) Poussé par cette conviction, Aldous Huxley écrit « La philosophie éternelle« , « une anthologie de ce que les sains d’esprit ont dit sur la santé d’esprit et sur les moyens par lesquels elle peut être obtenue« .

La grande majorité des humains s’affirment sains d’esprit, même s’ils reconnaissent des défaillances momentanées et, aux racines de leur vie, l’emprise de certains maux réputés inévitables. Cette santé-là n’est souvent qu’une misère, déguisée avec plus ou moins d’habileté„ Nos sourires publics n’atténuent en rien les morsures de la solitude, et le sentiment insidieux de l’absurdité de l’existence. Mais la vie se passe ainsi. Pour la plupart des gens, il ne parait pas raisonnable d’en espérer davantage.

Pourtant, pendant notre enfance, nous espérions tout, le mieux dans la totalité de son éclat.

Le fait est que souvent, en dépit de nos récriminations, nous préférons vivre notre petite misère quotidienne, plutôt que d’avoir à réviser radicalement nos vies, et d’avoir à assumer aux yeux des autres ce comportement différent. On trouve des intellectuels, des artistes, des aventuriers… qui préfèrent brûler leur vie: c’est une autre manière d’en finir.

Or, il y a une rupture possible dans le béton armé de notre insatisfaction, une « lumière » parfaite (tout lyrisme mis à part), une intuition métaphysique, une percée possible dans un au-delà des fabrications mentales, une réalité autre (« divine »), qui met un terme à l’humaine sinistrose. L’expérience métaphysique qui nous fait percevoir la vie comme pourvue de sens et de beauté est la clé de voûte nécessaire le sommet architectural indispensable qui ordonne et garantit l’espace nécessaire à la santé physique et psychologique.

Derrière les grandes philosophies religieuses traditionnelles, déformées par le poids du conditionnement humain, vulgarisées pour répondre aux besoins du plus grand nombre, la philosophie éternelle exprime ce savoir métaphysique, trop révolutionnaire pour qu’on ose le regarder en face, porteur d’une réconciliation de l’homme avec lui-même, avec les autres et avec l’univers.

LES TÉMOINS. Ceux qui parlent d’expérience savent qu’il ne s’agit pas d’un rêve qui se prendrait arbitrairement pour une réalité, mais au contraire de la lin d’une fiction, fin d’une vision totalement erronée de l’homme et du monde. Pour parler d’expérience, il faut que « l’homme ancien » soit brisé, et donc qu’un mode de vie nouveau se soit établi. « (…) Il y a eu, à toutes les époques, quelques hommes et quelques femmes qui ont élu de remplir les conditions moyennant lesquelles, seules c’est là affaire de fait empirique brutal peut s’obtenir une telle connaissance immédiate (…). A ces interprètes de première main de la Philosophia Perennis, ceux qui les ont connus ont généralement décerné le nom de « saint », ou de « prophète », de « sage » ou d’homme éclairé ». Et c’est principalement à ceux-là, parce qu’il y a de bonnes raisons de supposer qu’ils connaissent ce dont ils parlent, et non aux philosophes et aux hommes de lettres professionnels, que je me suis adressé pour mes extraits. » (« La philosophie éternelle », col. Sagesses, Le Seuil, p. 9-I0)

Ces hommes sains, hommes réels, sont ceux auxquels nous aimons nous référer.

LA SEULE AUTORITE. Les témoins de première main sont les guides les plus respectables; ils ne sont jamais des autorités. Loin de valider mon comportement, l’enseignement des « sages » n’a de valeur que dans la mesure stricte où mon expérience personnelle l’éclaire et le confirme. Nous sommes pour nous-même la seule autorité. Que dire d’autorités aussi vénérées que Jésus ou Bouddha? Dans l’un de ses écrits, Alphonse de Châteaubriant distingue l’intellectualité (qu’il présente comme limitée) et l’intelligible (la vision juste et profonde). Et il ajoute, avec l’étonnante mauvaise foi des amoureux (et des croyants) : « l’intelligible est déjà Jésus-Christ« . C’est vrai, l’intelligible parait moins aimable que le Christ. Mais ce que nous gagnons sur le plan affectif, nous le perdons en clarté.

UNE CERTITUDE INTERIEURE INSEPARABLE D’UNE ÉTHIQUE.

L’irruption de la Lumière dans nos vies (— le « L » majuscule s’impose naturellement —) nous établit — nous projette dans (ce qu’on peut appeler par commodité de langage) un mode d’être, surprenant de beauté et de sens, affecté d’un indice intérieur de Vérité et de Certitude. Et cette Lumière se suffit à elle-même. « La Vérité, dit-on, cela n’existe pas! » En fait, la Vérité peut se vivre, elle ne se laisse pas penser. Tout ceci étant soit un fait d’expérience, soit un ramassis de paroles creuses et édifiantes.

Cette révolution intérieure discrédite l’arrogance intellectuelle, les préoccupations de l’amour-propre, les comportements pourvoyeurs d’oubli, et le besoin de s’affirmer comme individu séparé et prétendument autonome. En tant que personnage psychologique, « autofabriqué », l’homme disparaît. Et l’on se trouve surpris par l’acharnement et l’impuissance de ce fantôme, par l’inanité de ses efforts pour ramener le monde à soi par les raidissements de la volonté et les ruses de l’intellect.

Attention, simplicité, effacement! Il n’y a rien à faire, sauf être présent au monde, avec discrétion et vigilance.

« Tel est tout ce qu’il y a à savoir du mysticisme contemplatif: avoir conscience sans juger, sans commenter, de ce qui se passe véritablement à l’instant même, aussi bien en dehors de nous-même qu’en dedans, et de se mettre à l’écoute de nos pensées involontaires, exactement comme si elles n’étaient pas autre chose que le son de la pluie. Cela n’est possible que lorsqu’il est devenu évident qu’il n’y a rien d’autre à faire, aucun chemin pour nous faire avancer ou reculer. » (Alan Watts, « Face A Dieu », éd. Denoël/Gonthier.)

VOIR.  La prise de conscience métaphysique réduit à ses justes limites le champ d’action de la pensée. Mais avec elle émerge une sorte de « faculté » nouvelle: une intelligence dégagée de toute intellectualité, une intuition vive, le don irremplaçable de voir ce qui est.

Ici encore, les témoignages valent ce que valent les témoins. Une littérature importante — et souvent brumeuse-attribue cette faculté à « l’esprit ». (Nous-même, nous nous sommes montré très vague, à titre provisoire.) La vision est présentée généralement comme une forme spontanée et supérieure de l’intelligence et de l’intuition. Chez Pascal, l’esprit de finesse s’apparente à la vision: il importe qu’elle soit bonne. On dira de Moussorgski et Chopin qu’ils s’imposent par une vision musicale qui dépasse la simple maitrise de ce langage.

Pour les témoins les plus surs de la philosophie éternelle, la vision métaphysique en elle-même ne se situe pas sur le plan de l’esprit humain, si affiné soit-il; elle relève d’une dimension totalement autre, dépassant et l’homme et l’esprit.

Qu’est-ce que voir? Quelles conditions favorisent la vision? Quel lien existe-t-il entre cette faculté supérieure  et la vision oculaire? Plus que l’objet de cet article, ces questions formeront les thèmes privilégiés de ce périodique. Y répondre, c’est — pensons-nous — apporter une contribution utile à la « recherche spirituelle », du moins dans sa formulation et ses possibilités de partage.

La plupart des écrivains religieux affirment que cette faculté nouvelle « n’a évidemment rien à voir avec la vision oculaire ». Or — hélas pour eux —, il s’agit bel et bien de vision oculaire, même s’il ne s’agit jamais exclusivement de cela. La bonne vision est toujours portée par l’intuition métaphysique de sens, de beauté, de vérité… qui suit l’effacement psychologique de soi.

Disons tout de suite qu’il ne s’agit pas de la vision oculaire telle que nous la pratiquons d’habitude, orientée uniquement vers l’extérieur, celle qui fait que nous passons notre vie (selon l’expression de Krishnamurti) « à faire du lèche-vitrine ».

« La voie de la vision sans tête » présente notamment l’avantage d’éclaircir toute une littérature spirituelle, très riche et néanmoins confuse, qui se heurte sans arrêt à des notions déroutantes comme « l’œil intérieur », « la transparence de l’être », « le miroir de la conscience », « la vision de Dieu », « le visage intérieur »… Ces formules tentent d’exprimer la simultanéité du cheminement éthique (intériorité) et de l’éclairement du monde par une manière de voir différente (et très précise).

LA VISION SANS TETE. Parmi les voies, pratiques et disciplines qui se proposent de nous mener (ou de nous ramener) au bord de l’intuition métaphysique, la « vision sans tête » est particulièrement directe et surprenante. Le philosophe anglais contemporain Douglas E. Harding est l’initiateur de cette voie. Dans le prolongement de la philosophie éternelle, proche surtout du zen, du soufisme et de l’advaita vedanta, il nous réapprend à bien voir.

Les voies les plus directes et les plus simples sont aussi celles qu’un homme qui n’est pas prêt s’empresse de rejeter au plus vite. En l’occurrence, on s’exclame sans tarder: « c’est simpliste! » De fait, la vision sans tête n’est pas efficace toujours et pour chacun. Il faut être sur le point de perdre la tête pour apprécier le sens et la richesse de cette « décapitation ». Sans doute, faut-il être prêt, suffisamment avancé dans le chemin de l’effacement du moi. Mais quiconque en est arrivé à sentir qu’il n’est rien (de ce qu’il pensait être), trouvera sans cloute une certaine joie à le voir. (Mais qui que vous pensiez être, ne reculez pas devant ces exercices de vision sans tête; vous êtes peut-être plus avancé que vous ne le croyez!)

Tous les exercices nous ramènent à cette question simple et directe: vois qui  tu es, ici et maintenant. Ils tournent mon attention vers ce lieu où je suis. Ils dévoilent ce qui m’est actuellement donné, au Centre de mon univers.

Voir. Du doigt, montrez vos pieds, vos jambes, votre torse, en observant que vous êtes toujours en train de montrer des choses. Maintenant, pointez le doigt vers votre « visage ». Observez simplement, sans mémoire et sans imagination. Votre doigt est-il réellement pointé vers une tête? N’est-ce pas plutôt un vide, une ouverture? N’êtes-vous pas un pur Espace, ouvert aux visages des autres, et, à l’occasion, à votre propre visage perçu dans un miroir?

Les  yeux fermés. Fermez les yeux, rejetez toute mémoire et toute imagination. Vous sentez-vous limité, enfermé dans un corps comme dans une sorte de botte? N’êtes-vous pas plutôt comme un Espace — un Espace ouvert à des sensations, des pensées et des sentiments variés et changeants, un Silence pour accueillir les sons, une Capacité qui peut embrasser tout le champ de vos expériences?

Pensées et sentiments. Arrivez-vous à découvrir la moindre pensée ou le moindre sentiment qui ne soit pas changeant et qui ne dépende pas du monde objectif? Y a-t-il quoi que ce soit de central et d’immuable, hormis votre Conscience, ce sentiment d’être, cette expérience du « Je suis »?

DU BON USAGE DE LA « VISION SANS TETE », et probablement de toute autre « méthode »:

LA PRATIQUE. » La première vision (« sans tête ») de cette Réalité que nous sommes est la simplicité même. Elle ne sera opérante que dans la mesure où nous la pratiquons. Une pratique soutenue la rendra familière et permanente.

On lira avec profit le « Vivre sans tête » de D. Harding qui propose notamment des exercices plus nombreux et plus développés.

La première vision constitue une découverte joyeuse et surprenante; dans cette mesure, nous serons naturellement portés (fusse avec naïveté et maladresse) à renouveler l’expérience. (A cette époque, j’éprouvais un très vif plaisir à enfoncer ma « non-tête » dans une gerbe de fleurs; je ne regrette pas cette phase naïve. Mon fleuriste non plus!)

Passé le temps des premières découvertes, la répétition de l’expérience peut s’avérer plus délicate, voire inopportune. A mon sens, elle sera néfaste si, dans des dispositions d’esprit peu favorables, nous nous forçons à retrouver le « déclic » initial, au moyen d’exercices mémorisés et volontairement répétés. La vision sans tête ne se laisse solliciter que doucement, au moment où nous la sentons à notre portée.

Il est probable qu’à un moment donné, par amour même de cette vision, nous n’ayons rien de mieux à faire que de l’oublier, lui laissant la chance de ressurgir spontanément. Le ciel ne s’ouvre qu’aux indifférents — aux personnes attentives; souples, sans intention arrêtée.

Pratiquez, c’est-à-dire ne manquez pas les bonnes occasions de voir.

DU NON-ATTACHEMENT A LA METHODE.

Un jour, j’ai donc observé pour la première fois mon invisibilité à moi-même, et, par conséquent, le caractère fictif et hallucinatoire de l’idée qui fait que je me tiens pour un corps humain parmi d’autres corps humains, coincé dans l’humaine tragédie. Cette découverte suscitée par la « vision sans tête » me met en présence d’un fait massif, aussi réel que l’Empire States Building.

Mais ce fait d’expérience peut ne pas nous intéresser à tout moment. A certaines heures, nous pouvons ne pas être sensibles à l’importance du fait et à la richesse de ses implications. Bref, il n’a pas (ou, ce qui en pratique revient nu même, il ne semble pas avoir) à tout moment son pouvoir illuminateur. Même si les « illuminations passées » laissent en nous — comme je le crois — une sorte de foi souterraine, il y a à traverser de nombreuses heures de dénuement. Ainsi, en pratique, nous nous trouvons souvent renvoyés au monde et à la moins mauvaise manière d’y vivre.

Nous l’avons dit: il faut savoir renoncer à la « vision sans tête ». Le non-attachement à la méthode assure notre  nécessaire disponibilité à la totalité du vécu.

L’enracinement dans un « monde d’illusion » — celui de l’insatisfaction et de la santé incomplète — est notre seul enracinement. Nous devons à ce monde toute notre attention. S’il faut que ce monde soit dépassé, encore faut-il que le dépassement se produise, en quelque sorte, de lui-même. Dans quel piège irions-nous nous jeter si, sous l’influence de lectures religieuses, l’ego se mettait en tète de détruire l’ego!

Les heures où la vision semble hors de portée sont celles où l’on se retrouve confronté à la vie « ordinaire ». Les affrontements sont douloureux quand le moi se crispe, lorsque les mauvaises habitudes reprennent le dessus.

Mais nous sommes suffisamment avancés sur le plan spirituel: les crampes vont se dénouer et la confrontation au monde redeviendra attention au monde. Puis, la vision viendra de nouveau nous surprendre. Convenablement vécues, ces heures ternes ne sont pas des heures inutiles.

En d’autres termes, la Réalisation de soi nous apparait en fin de compte comme un processus unitaire. Nous doutons qu’il soit possible à tout moment de l’induire par la pratique systématique de l’un de ses aspects. Si la « Grâce » inclut toujours une sorte de vision, il ne semble pas qu’en toutes circonstances la vision puisse induire la « Grâce ». Mais, s’il existe de mauvaises raisons, comme la dépendance à l’égard des maîtres et des livres, pour quelle bonne raison irais-je solliciter la « Grâce » aux heures où je ne m’y sens pas porté?

Voir ou ne pas voir, c’est également bien, pourvu que  nous restions détendus, patients et attentifs. Ou bien je  vois, ou bien j’entretiens les conditions qui favorisent  la vision. Le reste ne m’appartient pas.

« ILLUMINATION » et SANTE. Il n’y a pas de santé satisfaisante sans cette fine pointe de la santé de l’esprit qui nous fait percevoir la vie comme pourvue de sens. Inversement, il n’y a pas d’illumination stable sans une prise en charge de ce qui peut être fait — petitement, quotidiennement — pour accroître notre bien-être psycho-physique ou réduire les handicaps de la maladie.

Mais le propre de la santé est d’être silencieuse. Toute littérature est en trop: la meilleure est tout juste à coté de la question.