Jean E. Charon
La nature du Réel

D’abord, plus la Physique progressait, plus elle constatait que la chose observée n’était pas indépendante des mécanismes de pensée de l’observateur. Certes, on savait depuis longtemps que la Physique ne décrivait pas l’absolu, et dépendait des présupposés qu’elle choisissait d’adopter (ce qu’on résume en disant que la Physique moderne est une axiomatique). Mais certains prolongements de la Mécanique quantique, et leur examen critique rigoureux, pouvaient donner à croire à une véritable « participation » des mécanismes de l’Esprit lui-même, et non seulement du choix que l’Esprit faisait de ses axiomes de base pour construire sa vision du monde.

(Revue 3e Millénaire. Ancienne Série. No 2. Mai-Juin 1982)

Il est la représentation engendrée par l’Esprit et sa représentation seulement

En dépit de la faveur dont jouit la Physique dans notre civilisation contemporaine, l’opinion sans doute la plus répandue — qui est d’ailleurs celle de la plupart des physiciens eux-mêmes — est que le problème de Dieu, et plus généralement de la spiritualité, est en dehors du champ d’investigation de la Physique. Dieu, pensera-t-on, c’est une question qui concerne les théologiens, ou encore les philosophes, à l’extrême rigueur les biologistes, mais qu’a à voir la Physique dans un problème qui, par définition, transcende l’observable ? Car, quel est l’objectif de la Physique, si ce n’est celui de rassembler dans la synthèse la plus simple et la plus cohérente tous les faits observables connus ? Dieu ne paraît nullement entrer dans cette recherche des « lois de la Nature », vers laquelle tendent tous les efforts des physiciens.

Un examen plus attentif révèle cependant que la Physique est confrontée au problème de Dieu dans au moins deux de ses directions de recherche : celle de la « création » de l’Univers et celle de la nature ultime de la réalité. Une synthèse « cohérente » du monde ne peut guère se contenter de faire émerger cet immense Univers d’énergie du Néant, à la manière d’un prestidigitateur : il semble que la Physique soit contrainte de dire « quelque chose » à ce sujet. Par ailleurs, de quoi est faite en dernière analyse la réalité que nous observons, c’est-à-dire ce qu’on a coutume de nommer le Réel ? Le Réel se réduit-il finalement aux êtres mathématiques de la chromodynamique quantique ? Ou à l’espace-temps et ses formes, comme le proposait Albert Einstein ? Ou existe-t-il une réalité « voilée », encore plus profonde que ce que nous révèle notre connaissance, un Réel à jamais inaccessible à nos sens, qui viendrait se confondre avec ce que l’on désigne parfois comme l’Etre, ou l’Absolu… ou Dieu finalement.

Ces questions ne datent pas d’hier, elles ont été à l’horizon de la Physique depuis Aristote. Mais elles ont pris, en Physique contemporaine, une nouvelle acuité, du fait que — comme nous allons le voir tout à l’heure — elles sont devenues « opérationnelles » dans cette discipline du savoir. En effet, au fur et à mesure que se précisait l’éclairage que jette la Physique tant sur le problème de l’Univers dans son ensemble — celui dit des modèles cosmologiques — que sur le problème de la structure la plus fine que peut prendre la Matière — celui dit des particules élémentaires — il s’est avéré que la précision des réponses que la Physique était susceptible de donner concernant ces limites extrêmes de notre Univers — le Tout et le Un — n’était pas indifférente à l’approche philosophique que les physiciens adoptaient pour appréhender « la substance et la forme ». Dans le présent article je vais examiner comment la Physique moderne traite de l’important problème de la nature du Réel, réservant le problème de la création de notre Univers à un article ultérieur.

Idéalisme et Réalisme

Deux optiques extrêmes s’opposent l’une à l’autre dès qu’il s’agit d’affirmer des idées, ou plutôt formuler des hypothèses, sur la nature du Réel [1] : ce Réel existe-t-il indépendamment de ce que notre propre Esprit (celui des physiciens-observateurs, notamment) peut nous révéler sur lui ; dans l’affirmative, c’est ce qu’on désigne généralement comme l’interprétation réaliste du Réel. Ou, au contraire, et compte tenu du fait qu’inévitablement ce que la Physique affirme est ce que l’Esprit du physicien affirme, ne faut-il pas se résoudre à dire que le Réel doit se borner à la représentation que notre Esprit est capable de donner de l’Univers, et est donc par essence de nature psychique (ou spirituelle) : c’est ce qu’on nomme l’idéalisme.

Ces deux conceptions se sont affrontées de tout temps : Démocrite déclarait déjà que le Réel se ramenait à des petits « grains » de matière, qu’il nommait atomes, confirmant ainsi son attitude réaliste — comme le fera encore à notre époque l’attitude souvent nommée « scientiste ». Mais Protagoras, à peu près à la même époque que Démocrite, soutenait au contraire que « l’Homme est la mesure de toutes choses », opinion qui sera reprise sur le fond par le philosophe anglais Berkeley au 18e siècle (« exister c’est être perçu »), puis par ce qu’on a nommé la philosophie de l’observable (ou de l’expérience) encouragée par l’évolution de la Science de notre siècle, puis plus récemment par un néo-idéalisme, sur lequel il convient de nous attarder un peu, car il est au cœur du thème des rapports de l’Esprit (sinon de Dieu) avec la Physique contemporaine.

Vers un néo-idéalisme

Au début de notre siècle l’approche de la Physique vers son domaine d’investigation, c’est-à-dire vers le Réel, était encore la suivante :

Il y avait un ensemble de phénomènes emplissant l’Univers, ensemble que nous baptiserons le Connaissable. Cet ensemble Connaissable était là de toute éternité. L’observateur possédait un « Esprit » qui, à la manière d’un « projecteur », venait peu à peu éclairer un certain nombre de phénomènes de l’ensemble Connaissable, et la Physique rangeait ceux-ci dans un sous-ensemble du Connaissable, qu’on peut nommer le Connu. L’ambition ultime de la Science était que, avec le temps, et l’amélioration des techniques d’investigation, elle finirait par ranger dans le Connu tout l’ensemble Connaissable, y compris bien sûr l’Esprit Connaissant lui-même. Cette approche supposait implicitement que rien du Connaissable ne pouvait rester dissimulé aux capacités « lumineuses » de notre Esprit ; et, par ailleurs, supposait aussi que les mécanismes profonds de notre Esprit ne venaient nullement perturber la chose observée, c’est-à-dire que c’était bien l’essence même du Réel que découvrait peu à peu la vision scientifique. C’était là l’attitude strictement réaliste, conférant à la Science un pouvoir « sans ombre », et aussi sans limite.

Mais, vers les années 1920, les physiciens commencèrent à avoir de plus en plus de doutes concernant la nature de ce que leur révélait l’observation. L’idée se fit jour peu à peu, non pas que l’Esprit n’était pas capable d’appréhender tout l’observable, mais que cet observable n’était peut-être pas l’essentiel du Réel, que « quelque chose » dans le Réel était peut-être inobservable par nature. Ceci fut notamment reconnu avec l’avènement en Physique du probabilisme et de la forme primitive de la Mécanique quantique. Ainsi, il n’était plus possible de connaître simultanément, avec une précision parfaite, la position et la vitesse d’une particule de matière, et cela non pas à cause du fait que nous ne disposions pas encore d’instruments de recherche assez perfectionnés, mais bien « par principe ». La Nature serait ainsi faite qu’elle réserverait des zones d’ombre à jamais inaccessibles entre ce qu’elle laisse apparaître à notre Esprit observateur. Force fut donc aux physiciens de laisser pénétrer en Physique l’idée que l’observable, c’est-à-dire le Connaissable, n’était pas un reflet complètement fidèle du Réel.

Deux attitudes se firent alors jour : celle consistant à dire que, puisque seuls les observateurs humains écrivaient la Physique, nous devions nous contenter de dire que le Réel était encore l’observable, et situer alors la Physique entière dans le cadre de ce qu’on a nommé la philosophie de l’observable [2] ; puis, une autre attitude, qui fut notamment celle d’Albert Einstein [3], prétendant que la philosophie de l’observable ne conduisait pas à une description complète du Réel, qu’il fallait à tout prix aller à la découverte d’éléments « cachés » dont ne rendait pas compte la Mécanique quantique et son probabilisme strict ; bref, qu’il devait y avoir un Réel sous-jacent à l’observable, et qui n’était pas « par principe » interdit à la connaissance humaine, indirectement sinon directement [4].

Einstein, père involontaire du néo-idéalisme

Pendant près d’un demi-siècle, et en dépit d’Einstein, la Physique s’est développée sur les bases de la philosophie de l’observable. Mais l’idée einsteinienne que des éléments « inobservables » pourraient faire accomplir un nouveau pas en avant à la Physique devait lentement germer et porter des fruits, et cette idée a fini par déboucher au cours des dix dernières années, non pas sur un retour au réalisme, mais bien sur un véritable néo-idéalisme… ce qui aurait d’ailleurs bien surpris Einstein lui-même puisqu’il combattait une thèse (la philosophie de l’observable) qui prétendait adhérer à l’ancienne opinion de Protagoras, selon laquelle l’Homme et son Esprit seraient « la mesure de toute chose » (donc déjà une thèse idéaliste).

Trois éléments de la Physique de ces dernières années ont contribué de manière essentielle à ce néo-idéalisme [5]. Nous allons les examiner tour à tour.

La « participation » de l’Esprit à la chose observée

D’abord, plus la Physique progressait, plus elle constatait que la chose observée n’était pas indépendante des mécanismes de pensée de l’observateur. Certes, on savait depuis longtemps que la Physique ne décrivait pas l’absolu, et dépendait des présupposés qu’elle choisissait d’adopter (ce qu’on résume en disant que la Physique moderne est une axiomatique). Mais certains prolongements de la Mécanique quantique, et leur examen critique rigoureux, pouvaient donner à croire à une véritable « participation » [6] des mécanismes de l’Esprit lui-même, et non seulement du choix que l’Esprit faisait de ses axiomes de base pour construire sa vision du monde. Cette opinion s’est concrétisée autour de ce qu’on nomme en Physique contemporaine le Principe Anthropique [7], qui affirme que l’observateur « impose » des contraintes aux états de l’Univers, ce qui se traduit par le fait que l’existence de l’Homme contraint l’Univers à posséder certaines valeurs numériques de ses constantes dites « fondamentales », la constante de la gravitation notamment [8]. Certains physiciens n’ont pas tardé à en conclure que, parmi tous les Univers que le « Créateur » aurait pu engendrer, seul celui capable de contenir l’Homme avait été vraiment créé [9]. Mais ceci résonne à nos oreilles tel un retour vers l’anthropocentrisme, et pour l’éviter il nous faut sans doute préférer l’idée de Berkeley et Schopenhauer : le monde n’est que représentation, c’est-à-dire que les choses ne « sont » pas, mais ne sont que ce qu’on pense d’elles — ce qui est la thèse idéaliste poussée à son extrême. Nous voudrions bien connaître le monde tel qu’il est, mais nous n’avons que notre esprit pour le connaître, et c’est cet Esprit qui engendre, non pas le monde, mais notre représentation du monde ; les lois dites de la Nature sont alors, en fait, les lois des mécanismes de notre Esprit, et ceci expliquerait alors que l’Homme retrouve des constantes numériques associées à lui-même quand il observe l’Univers : ce sont en fait des constantes caractéristiques des mécanismes de son Esprit, et non d’un Univers qu’il avait cru, pour un moment, être indépendant de son propre Esprit (attitude réaliste).

La non-séparabilité des phénomènes

Le second élément de la physique moderne qui milite fortement vers un néo-idéalisme est la découverte de ce qu’on a nommé la « non-séparabilité » [10]. On a pu en effet démontrer expérimentalement que, dans certaines conditions [11], des phénomènes parfois très distants l’un de l’autre étaient capables d’interagir entre eux comme si nulle distance ne les séparait : un peu comme si deux individus soumis chacun à un examen, séparés pour passer celui-ci par des milliers de kilomètres, avec seulement pour chacun 50 % de chances de réussir, se comportaient de telle façon que si l’un réussissait, l’autre réussissait aussi ; et si l’un échouait, l’autre échouait également. Toute la Physique ancienne aurait cependant affirmé que, puisqu’il s’agissait de deux événements indépendants l’un de l’autre, chacune des personnes soumises à l’examen aurait dû avoir ses 50 % de chances de réussite ou d’échec. Or, ici tout se passe comme si la réussite (ou l’échec) de l’un influençait l’autre à distance et le contraignait à réussir (ou échouer). Bref, la Physique actuelle démontre que, dans les faits, les phénomènes observables ne sont pas séparés. Ceci n’est pas explicable par des échanges d’informations, soumis à l’inévitable limite de la vitesse de la lumière : il s’agit ici d’événements si distants que la lumière n’aurait pas le temps de cheminer d’un événement à l’autre, le premier venant « prévenir » le second de son action. On est donc conduit à penser qu’il peut y avoir, « à un certain niveau » du Réel, des relations instantanées entre tous les points de notre Univers, aussi éloignés soient-ils l’un de l’autre. Mais alors, voici que tombe d’un seul coup la première objection qui avait été faite à l’idéalisme, à savoir celle de l’intersubjectivité : comment se fait-il, si notre vision du monde est une représentation de notre propre Esprit, qu’on parvienne à plusieurs personnes à se mettre d’accord sur ce qu’on aperçoit ? Ne devrait-on pas avoir chacun une vision du monde différente, propre à chaque Esprit ? Comment plusieurs observateurs peuvent-ils déclarer qu’ils constatent les mêmes phénomènes ? La non-séparabilité explique cette intersubjectivité : nous constatons les mêmes phénomènes parce que les Esprits ne sont en réalité pas entièrement cloisonnés l’un de l’autre, à un certain niveau du Réel, ils vivent « dans le même jardin », et se mettent donc finalement d’accord sur la couleur des feuilles et le parfum des roses [12].

La découverte des univers-trous

Le troisième facteur apportant de l’eau (un déluge d’eau devrais-je dire) à un néo-idéalisme est la découverte de ce qu’on nomme maintenant en Physique les univers-trous [13].

Car, qu’on ne s’y trompe pas, en dépit des « incitations » récentes tendant à lui suggérer une « participation » directe des mécanismes de l’Esprit dans la description de la Nature, la Physique n’opte pas si facilement pour un nouveau point de vue philosophique si radicalement différent de ses anciennes habitudes, elle exige des preuves « tangibles » ; et des preuves non pas apportées dans un langage philosophique, mais sous forme de bonnes équations mathématiques, bien vérifiables contre l’expérience.

Or, l’une des principales réticences de la Physique à accepter de faire entrer l’Esprit et ses mécanismes dans une description du Réel, c’est que pour elle l’Esprit apparaissait jusqu’ici comme un concept encore flou, entrant certes dans l’édification d’un savoir souhaité « exact » comme celui de la Physique (encore une fois, c’est l’Esprit qui « écrit » la Physique), mais participant en Science comme une simple machine à « éclairer » le Réel : et voici qu’on vient tout à coup prétendre que c’est une machine qui vient moudre l’Inconnaissable pour créer le Connu ! S’il en est ainsi, Messieurs les Physiciens-Philosophes, prouvez-le !

Mais, pour le prouver, il aurait d’abord fallu posséder un « modèle » de l’Esprit lui-même, afin de connaître les engrenages de cette machine à moudre l’absolu, afin de comparer ce qu’elle « crée » (notre représentation du monde) avec les dimensions de ses rouages… et voir si le premier est en relation directe avec les seconds.

Alors sont venus les univers-trous. Ils sont de deux types, les trous noirs cosmiques et les électrons [14]. Ce sont des univers par eux-mêmes, ils sont composés d’un espace invisible et « refermé » sur lui-même (c’est-à-dire non directement observable mais ayant cependant des interactions « virtuelles » avec la totalité de notre espace observable ordinaire, et également entre eux. Nous avons pu démontrer que les univers-trous électroniques pouvaient être considérés comme un modèle valable des mécanismes (et non du contenu psychique) de notre Esprit. Nous l’avons fait, encore une fois non pas à l’aide d’une argumentation philosophique [15] mais en renforçant encore le Principe Anthropique, et en montrant que l’analyse mathématique du modèle de l’univers-trou qui représente l’électron permet le calcul exact de six des principales constantes fondamentales de la Physique [16] !

Dès lors, il devient clair que le monde n’est pour nous que représentation. Et nous savons maintenant que cette représentation est engendrée au sein de ces univers-trous que sont les électrons tournant autour de nos atomes, qui participent à toute Matière (et donc à notre corps).

Par-delà l’observable…

Peut-on, pour conclure, indiquer ce que peut aujourd’hui dire la Physique de la nature du Réel, dans le cadre de ce néo-idéalisme qui est devenu la base opérationnelle de son approche philosophique des phénomènes ?

Dans son essence, le Réel est représentation engendrée par l’Esprit, et représentation seulement. Le Connu (notamment cette synthèse cohérente du Connu qu’est la Physique) est un sous-ensemble du Connaissant, c’est-à-dire de l’Esprit ; il est donc de nature spirituelle. Le Connu dépend non seulement des mécanismes de notre Esprit, mais également des postulats plus ou moins librement choisis par l’Esprit pour édifier sa représentation du monde. C’est donc un Connu « ici et maintenant », hier comme demain n’ont pas plus (et aussi pas moins) d’existence « objective » que la représentation proposée ici et dans l’instant présent. Les choses ne « sont » pas, elles sont, à tout instant, en tout lieu, ce que l’Esprit pense d’elles à cet instant et en ce lieu. Si les univers-trous électroniques permettent d’affirmer que le Réel est de nature spirituelle, la non-séparabilité permet aussi d’affirmer que l’Esprit appréhende tout ce qui est de nature spirituelle, l’Esprit est inséparable de l’Esprit. Ceci veut dire aussi qu’il nous est loisible d’admettre que le Réel, donc l’Esprit, est en relation avec « autre chose » à un niveau encore plus profond que celui du Réel spirituel. Mais alors il faut qualifier cet « autre chose » d’Inconnaissable, puisqu’on ne peut strictement rien en penser, par définition ; car cet Inconnaissable est situé en dehors de l’ensemble spirituel du Réel. On peut tout juste affirmer, en raisonnant par la négative, que l’Inconnaissable n’est en tout cas pas de nature spirituelle. Car, s’il était de nature spirituelle, alors il serait partie de l’ensemble Connaissant, générateur de toute notre représentation du Réel. Pour ma part, je préférerais identifier l’Inconnaissable avec le Néant, les ténèbres, l’absence de tout. Puisque cet Inconnaissable n’apparaît comme nullement nécessaire à la cohérence, ou à la simplification, de notre représentation du Réel. En fait, nier l’Inconnaissable revient à préciser ce qu’on entend par « exister ». Si, comme on le fait dans le néo-idéalisme, exister c’est être pensable, alors l’Inconnaissable, qui est par définition « impensable », n’existe pas. On reste donc en face d’un ultime « existant pensable », qu’on a nommé le Réel. Je veux bien accepter l’Inconnaissable, mais alors comme on accepte Brahman dans l’hindouisme : « par-delà ce qui est et par-delà ce qui n’est pas, incompréhensible, non né, impensable » [17]. Pour aller plus loin, il manque peut-être de savoir définir ce qui transcende l’existant.

En dernière analyse, nous voici donc en présence d’un Réel entièrement spirituel ; un Réel qui est Verbe finalement. Un Réel qui, et cela n’est pas son plus mince critère de cohérence, rejoint la Tradition intuitive d’une pensée millénaire : « Au commencement était le Verbe ; par lui tout a été fait et, sans lui rien n’existe » [18].


[1] Je conseille ici vivement la lecture de l’ouvrage de mon collègue physicien Bernard d’Espagnat « A la recherche du Réel » (Gauthiers-Villars, 1979).

[2] Encore nommée la philosophie de l’École de Copenhague, car c’est à Copenhague, avec notamment Bohr et Heisenberg, que se sont développés les premiers éléments d’une Physique uniquement basée sur les données observables.

[3] Et reprise, notamment en France, par Louis de Broglie vers les années 50 (après qu’en 1927 de Broglie se soit un instant seulement, joint à l’approche plus « réaliste » d’Einstein).

[4] Ce qui rappelle le mot de Pascal : « Si notre regard s’arrête là, que notre imagination poursuive. »

[5] Je nomme cette approche philosophique « néo-idéalisme », elle se distingue quand même nettement d’un idéalisme « à la Berkeley », qui ne bénéficiait naturellement pas des apports de la Physique moderne, et frôlait par certains aspects le solipsisme. Mais, sur le fond, le néo-idéalisme est bien un idéalisme, affirmant que l’essence du Réel est de nature psychique (ou spirituelle).

[6] Le mot « participation » est du physicien américain John Archibald Wheeler, actuellement à l’Université du Texas.

[7] Lire à ce sujet le Scientific American de décembre 1981, « The Anthropic Principle ».

[8] Plusieurs articles ont été publiés à ce sujet durant les dernières années dans des revues scientifiques de Physique : Dicke en 1962, Brandon Carter en 1972, Collins et Hawking en 1975, John Wheeler en 1979, enfin moi-même (1982).

[9] C’est ce qu’on nomme l’interprétation des « multiples mondes ».

[10] Le livre de Bernard d’Espagnat, cité plus haut, fait un exposé très clair de cette question.

[11] Ce qu’on désigne comme les phénomènes « corrélés » entre eux.

[12] Encore que, bien entendu, et nul scientifique ne le conteste, l’interprétation des données de nos sens dépende non seulement des mécanismes de notre Esprit mais aussi du contenu de notre Esprit, c’est-à-dire des préjugés associés à notre mémoire acquise.

[13] Voir, à ce sujet, mon article du 3e millénaire, n°1, Mars 82, « Psychophysique ».

[14] Voir mon ouvrage « L’Esprit, cet inconnu », Albin Michel, et aussi l’article de 3e millénaire cité ci-dessus.

[15] Une telle argumentation philosophique aurait d’ailleurs déjà sa valeur en soi. Il me parait aujourd’hui naïf de vouloir continuer de prétendre, comme le faisaient jadis les « scientistes », que la philosophie, qui est une discipline du savoir ayant notamment pour ambition d’étudier la nature de toute connaissance, ou encore la nature de la réalité « extérieure », serait sans valeur véritable pour l’avancement d’une science « exacte » comme la Physique, où connaissance et réalité extérieure jouent aujourd’hui un rôle essentiel.

[16] « Complex Relativity and the Anthropic Principle », 1982.

[17] Maitri Upanishad, 1, 4, 6.

[18] Évangile selon St. Jean, Genèse.