Christine Bartolomei
Le monde est une cage

Tout contribue aussi à déresponsabiliser totalement le détenu : l’inactivité, le manque de responsabilité dans le déroulement de sa journée où tout est programmé à sa place, lui donne le sentiment de son inutilité et le culpabilise lorsqu’il sait que sa famille se débat à l’extérieur avec des problèmes inextricables du fait de son absence.

L’état des prisons ne s’est guère amélioré depuis la parution de cet article en 1986; au contraire. Nous assistons généralement à une aggravation de la situation des prisons et des détenus, qui trouve son apogée dans le pays de toutes les libertés : les État-Unis. C’est dans ce pays que la privatisation des prisons a permis aux compagnies d’utiliser les prisonniers comme travailleurs très « bon marché » tout en leur revendant des services et des nécessités de base à des prix exorbitants (lire à ce sujet en anglais, l’excellente étude de Chris Hedges). Grâce à la mondialisation ce sont nos gouvernements démocratiques qui se mettent à la solde des grandes compagnies et qui trouvent bonne, toute excuse pour couper dans les services, augmenter les taxes des individus tout en réduisant celles des riches… 3e Millénaire

(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)

Le témoignage ci-après nous a été transmis par l’actuel juge d’applications des peines auprès de la prison des Baumettes à Marseille. Quelle que soit notre conception de la justice, on ne peut rester indifférent aux règles de prédations humaines. Même au sein de l’isolement carcéral, le sadisme de l’espèce se manifeste.

lettre

Le prisonnier qui a écrit cette lettre avait vingt ans ; il était incarcéré pour la première fois… pour une courte peine… pour un petit délit. Ses deux « tortionnaires » avaient le même âge que lui et exécu­taient aussi une peine de quelques mois (mais ils n’en étaient pas à leur première incarcération).

Tous les trois étaient enfermés dans une cellule de 10 m2 comportant trois lits superposés, une minuscule table, deux tabourets, un w.c. non isolé du reste de la cellule par une quelconque séparation et, en guise de lavabo, un robinet d’eau froide situé au-dessus de la cuvette des w.c. Ces trois jeunes hommes étaient condamnés à vivre ensemble 24 heures sur 24, à dormir et à manger dans la même cellule, à n’en sortir que deux fois une heure par jour pour la « promenade », dans une cour sale et grillagée à peine plus grande que leur cellule…

Peut-être faisaient-ils partie des quelques privilégiés pouvant participer une fois par semaine, pendant une heure ou deux, à une activité sportive ou culturelle…

Ils n’avaient certainement pas la possibilité de travailler : en maison d’arrêt 1, seul un détenu sur six en moyenne « travaille ».

Ainsi le temps s’écoule dans l’ennui, la promiscuité, l’humiliation, le racket, le caïdat, les sévices, bref la violence.

LA PRISON SÉCRÈTE LA VIOLENCE

Tout contribue à dépersonnaliser le détenu. Dès son arrivée le détenu est maltraité : on le fait passer par tout un circuit de cellules d’attente où tour à tour, on le déshabille, on le fouille, on lui retire argent, lacets, ceinture, on le photographie sous tous les angles, on prend ses emprein­tes, on note ses marques, ses tatouages, ses grains de beauté et on lui attribue un « numéro d’écrou » qui devient sa véritable identité. On lui remet un « paquetage » : 2 couvertures, une paire de draps, une assiette, un bol, une fourchette et une cuillère (les seuls effets personnels autorisés étant les vêtements, affaires de toilette, photos souvenir…) Il est alors placé pendant quelques jours dans une cellule d’arrivants avec 4, 5 voire 6 autres détenus (sur des matelas mousse à même le sol) en attendant qu’une cellule de trois (ou quatre) se libère. Le Code de procédure pénale prévoit pourtant la règle de l’emprisonnement cellulaire individuel…

Il ne pourra pas choisir ses compagnons de cellule ni être changé à sa demande : s’il sort dans le couloir avec son paquetage pour exprimer son désir de changement, il sera puni ou, plus simplement, le surveillant refermera la porte de la cellule sur lui.

À l’inverse, il sera peut-être transféré de nombreuses fois de cellule en cellule contre son gré pour prévenir les risques d’évasion ou pour des raisons administratives. On empêche ainsi le prisonnier de « s’installer » dans « sa » cellule.

LA PRISON SÉCRÈTE L’ANGOISSE

Les premières nuits sont longues, le dernier repas étant servi en cellule à 18h. Aussi distribue-t-on une grande quantité de neuroleptiques, donnés sous forme de mixture composée de cachets broyés dans de l’eau : la « fiole », ceci pour éviter que certains n’amassent des réserves de cachets à des fins suicidaires. Puis, lorsque les calmants, ingurgités en fin d’après-midi en présence du surveillant, ne font plus leur effet, on entend alors un concert de gémissements et de hurlements dans la nuit…

L’introduction récente de la télévision dans les cellules aura-t-elle au moins l’avantage de diminuer l’usage de ces somnifères et d’atténuer la souffrance nocturne ?

Tout contribue à faire du détenu un être soumis, et parfois même sour­nois. Ne pas attirer l’attention sur soi, observer scrupuleusement les multiples clauses tatillonnes du règlement, dénoncer à l’occasion, c’est le moyen d’obtenir les fameuses réductions de peine pour bonne con­duite (3 mois par année) tant attendues et d’éviter le « mitard » : quartier disciplinaire où le détenu peut être enfermé entre 1 et 45 jours dans une cellule obscure, démunie de tout mobilier (même du matelas, qui n’est remis qu’à 17h).

Tout contribue aussi à déresponsabiliser totalement le détenu : l’inactivité, le manque de responsabilité dans le déroulement de sa journée où tout est programmé à sa place, lui donne le sentiment de son inutilité et le culpabilise lorsqu’il sait que sa famille se débat à l’extérieur avec des problèmes inextricables du fait de son absence.

Le détenu, lorsqu’il est définitivement condamné, ne peut rencontrer les siens qu’une fois par semaine : une demi-heure de parloir, c’est court et, si la suppression de l’hygiaphone permet à présent des contacts plus humains, cela n’autorise pas pour autant le prisonnier à avoir des rapports intimes avec sa femme. Le moindre attouchement sexuel lors d’un parloir entraîne immédiatement la suppression du « parloir libre » et le rétablis­sement pendant plusieurs mois du parloir avec hygiaphone. L’hétéro­sexualité est radicalement exclue de nos prisons. Par ailleurs, les permissions de sortie sont rares en maison d’arrêt pour plusieurs raisons.

La surpopulation carcérale y est telle (deux mille cinq cent soixante-trois détenus au 16 mai 1986 la maison d’arrêt de Marseille… pour neuf cent quarante-cinq cellules) que l’individualisation de la peine, grand principe de notre droit pénal, est totalement illusoire. Les membres de la Commission d’application des peines 2 chargés de statuer sur ces permissions, ainsi que sur les libérations conditionnelles, ne connaissent pas l’ensemble des détenus et n’ont même pas la possibilité matérielle de les rencontrer tous préalablement à l’examen de leur cas en com­mission, ni de suivre leur évolution.

Aussi les permissions sont-elles le plus souvent accordées en fonction du degré de gravité du délit et de la proximité de la fin de la peine. En outre, les détenus condamnés à de courtes peines qui pourraient en bénéficier sont parfois les plus fragiles : ainsi, les toxicomanes, de plus en plus nombreux dans nos prisons. Certains préfèrent d’eux-mêmes renoncer à demander une permission de sortie de peur de ne pas avoir le courage de réintégrer l’établissement…

Alors, le désespoir aidant, toutes les formes de violence font leur apparition :

  • Violence envers soi-même : les nombreuses automu­tilations, absorption d’ustensiles, tentatives de suicide en témoignent.

  • Violence envers les surveillants : insultes, menaces, agres­sions.

  • Violence envers les codétenus : racket, coups, sévices sexuels.

  • Enfin une violence plus secrète dirigée contre l’ordre établi, contre cette société qui ferme les yeux sur la misère et l’archaïsme de ces prisons dont la fonction consiste plus à éliminer qu’à réinsérer.

Mais l’élimination n’est que provisoire et le détenu sortira un jour… Pour certains, pour le jeune auteur de la lettre susvisée par exemple, l’incarcération aura été un choc qui le dissuadera à tout jamais de com­mettre un nouveau délit.

Pour le plus grand nombre malheureusement, la récidive est prévisible. Le chômage, la solitude, l’incompréhension à la sortie et parfois la haine accumulée, entraîneront inéluctablement de nouvelles infractions, sou­vent beaucoup plus graves que celles qui les ont conduits pour la pre­mière fois en prison.

Les victimes de ces auteurs d’infractions peuvent-elles espérer tirer quelque bénéfice ou même quelque réconfort de l’incarcération de ces derniers ? Seront-elles mieux indemnisées pour autant ? Les familles, les enfants de ces prisonniers ne sont-ils pas eux aussi injus­tement pénalisés ?

ALORS, QUELLE SOLUTION ENVISAGER ?

En premier lieu, pour ceux qui se trouvent déjà en prison, il est bien sûr urgent d’humaniser les conditions de détention.

Il faut également préparer la sortie par la recherche d’un hébergement et d’une activité, dans le cadre d’une libération conditionnelle, mesure qui consiste à suivre le détenu à l’extérieur pendant le reste de sa peine, grâce à l’assistance des travailleurs sociaux du Comité de probation, sous le contrôle du juge d’application des peines.

Construire de nouvelles prisons pour éviter cet entassement humain qui dépasse souvent celui de nos pires zoos.

Nous sommes cependant plusieurs à penser qu’en fait, il y a suffisam­ment de places dans nos prisons mais que beaucoup de ceux qui y sont actuellement détenus ne devraient pas s’y trouver, qu’un vol à l’étalage ou dans une voiture n’est pas plus grave qu’une publicité mensongère abusant des milliers de consommateurs, que d’autres possibilités sont envisageables, notamment pour les courtes peines : amende, confisca­tion du véhicule, travail d’intérêt général au profit d’une collectivité (TIG), centres de semi-liberté ouverts permettant au condamné de continuer à exercer son activité ou sa formation professionnelle.

Si les tribunaux ne prononcent pas plus souvent ces peines de substi­tution, qui existent déjà, si les pouvoirs publics ne développent pas les infrastructures correspondantes, c’est parfois par manque d’imagination, mais c’est aussi parce que l’opinion publique n’y est pas favorable. Elle voit du laxisme dans des formules qui pourtant exigeraient un effort bien plus important du condamné et le responsabiliseraient certainement plus.

L’opinion publique demande que l’on emprisonne sur-le-champ, et le plus longtemps possible, l’auteur d’un délit. La prison, cela rassure, c’est commode, même si en fait cela coûte très cher à la collectivité. Nous cachons notre lèpre derrière de hauts murs…

N’appartient-il pas à chacun de nous de rechercher comment combattre cette lèpre en encourageant des solutions qui respecteraient la dignité humaine et ne secréteraient plus la violence ?

Christine Bartolomei

« Quand elle coupe une tête, la société croit qu’elle extermine ce qui la blesse, comme un homme gonflé de poison croit se guérir en se brûlant un petit abcès. La société est gonflée de poisons dont les délits ne sont que les exutoires locaux et accidentels. »

Paul Valéry

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1 Maisons d’arrêts : établissements pénitentiaires accueillant les prévenus (en attente de jugement) et les condamnés à des courtes peines (théoriquement inférieures à une année) ; en fait, de nombreux condamnés y exécutent des peines de plusieurs années de prison.

2 Commission composée du service social, des surveillants, du Directeur, du Procureur de la République et du juge d’application des peines.