Villy Scaff
A propos des origines du yoga

Leuba et d’autres auteurs ont considéré les états du yoga comme comparables à l’ivresse extatique provoquée par le peyotl ou le hachisch, tout en reconnaissant que le yoga classique n’enseigne pas l’emploi des stupéfiants. On peut leur objecter que dans l’ivresse des drogues, le sujet s’abandonne à des états de béatitude animale qui n’ont rien de commun avec la maîtrise absolue du corps et de l’esprit à laquelle s’entraine le yogin. L’exercice du yogin peut être couronné, il est vrai, par une félicité sans pareille, mais tous les états de félicité sont loin d’être assimilables les uns aux autres. D’ailleurs, le yoga vise bien moins à créer des jouissances qu’à gouverner le subconscient et à retrouver derrière son enveloppe l’Être absolu. Les fins de l’ivresse extatique et du yoga sont donc tout à fait distinctes.

(Revue Spiritualité. No 21-22. Août-Septembre 1946)

Dans une étude récemment publiée, M. J. Filliozat (auteur de Magie et Médecine, Paris, 1943) expose le point de vue de la science officielle relativement aux origines du yoga (cfr. Les Origines d’une Technique mystique indienne, dans la Revue philosophique de la France et de l’Étranger, n. d’avril-juin 1946, p. 208 sq.).

« L’Inde a élaboré la technique mystique la plus systématiquement construite et la plus largement suivie que l’on connaisse : le Yoga. » Ainsi s’exprime l’auteur qui brosse ensuite une vue panoramique de l’expansion du mysticisme indien. En dehors de l’Inde, bien des religions possèdent aussi des techniques mystiques très développées. Dans le Christianisme, la plus célèbre est celle des Exercices Spirituels de saint Ignace de Loyola. Des écoles juives, islamiques, chinoises en ont recherché et cultivé plusieurs avec passion. Mais nulle autre part que dans l’Inde, les méthodes pour passer les bornes ordinaires de l’esprit ne se sont groupées en une discipline à la fois si précisément fixée et si généralement admise. Dans le Christianisme ou dans l’Islam, sans se livrer aux pratiques mystiques, en peut être un saint; dans l’Inde, à quelque religion qu’on appartienne, on ne saurait pleinement le devenir sans recourir en quelque manière au yoga.

Partout où la civilisation indienne s’est portée dans sa vaste expansion historique, vers l’Indochine et l’Insulinde ou vers le Tibet, la Mongolie, la Chine et le Japon, partout le yoga a été reçu et ardemment cultivé. Il a été montré, en particulier, et spécialement par Herman Beckh (Buddhismus, 2 vol., Berlin et Leipzig, 1916) que le yoga eut une grande influence sur le bouddhisme lors de sa fondation. Les mystiques musulmanes ont pu être connues dans toutes les terres d’Islam, des méthodes spirituelles chrétiennes ont pu être enseignées dans le monde entier, leurs succès sporadiques ne sauraient être comparés à ceux du yoga. Nulle part, une discipline mystique importée n’a fleuri aussi vigoureusement que le yoga indien dans les écoles du Tibet ou dans le bouddhisme Zen au Japon. De plus, l’influence du yoga est évidente sur le taoïsme chinois, sur le soufisme de l’Islam iranien et même sur l’hésychasme chrétien des Palamites du Mont Athos. « Il en résulte, conclut l’auteur, que le développement du yoga est un des faits principaux de l’histoire des mystiques. »

Le yoga (de yuj; cfr latin iungere) n’a été l’objet d’une description classique qu’au cours du IIe siècle avant notre ère, dans les Yoga-sûtras de Patanjali, mais les Upanishads le mentionnent déjà et en donnent des définitions qui ne permettent guère de douter qu’il était, dès lors, constitué dans toute sa complexité (cfr : James Hastings, Encyclopaedia of Religions and Ethics, vol XII, p. 831).

Il ne s’agit pas, en l’occurrence, des Upanishads spécialement consacrées au yoga et qui, dans l’ensemble, paraissent postérieures aux Yoga-sûtras, mais au contraire, d’Upanishads anciennes qui le mentionnent occasionnellement mais clairement (cfr : Katha Up. VI, 10, 11; Taittirîya Up. II, 4; Maitrî Up VI, 18; Çvetaçvatara Up. II, 8-13). Nous trouvons la technique du yoga complètement développée dans la Maitrî Upanishad qui énumère les six articles suivants : la régulation du souffle (prânâyâma) , la rétractation des organes des sens (pratyâhâra) , la méditation (dhyâna) , la fixation de l’attention (dhâranâ) , le raisonnement (tarka) et la contemplation profonde (samâdhi).  Patanjali comptera huit stades, ajoutant deux articles préliminaires, la purification (yama) et les rites (niyama), et substituant les postures corporelles (Asana) au raisonnement (tarka).

Il apparaît donc bien que le yoga est intégralement formé dès qu’il est mentionné dans les Upanishads, mais, avant cette époque, Filliozat estime qu’il est difficile de préciser par l’étude de documents plus anciens quels ont pu être ses antécédents. Les allusions des textes védiques à des pratiques ascétiques ne lui paraissent pas absolument spécifique du yoga et ne suffisent pas, prétend-il, à elles seules, à en constituer une forme individualisée.

Il est intéressant de passer en revue quelques théories proposées, à ce sujet, par les historiens occidentaux contemporains.

James H. Leuba considère le yoga comme un chaînon intermédiaire entre l’ivresse du sauvage et le mysticisme des religions supérieures (cfr : Psychologie du mysticisme religieux, trad. Lucien Herr, Paris, 1925, p. 54). Le yoga ne serait que l’héritier d’une ancienne technique chamanique d’extase, mise au service d’une philosophie de l’âme bien plus récente. Spéculant sur l’Être absolu qui est au dedans de l’homme comme de la nature, on aurait cherché à se réunir effectivement à lui; pour cela, on aurait recouru à une technique déjà connue de communication avec les esprits.

Leuba et d’autres auteurs ont considéré les états du yoga comme comparables à l’ivresse extatique provoquée par le peyotl ou le hachisch, tout en reconnaissant que le yoga classique n’enseigne pas l’emploi des stupéfiants. On peut leur objecter que dans l’ivresse des drogues, le sujet s’abandonne à des états de béatitude animale qui n’ont rien de commun avec la maîtrise absolue du corps et de l’esprit à laquelle s’entraine le yogin. L’exercice du yogin peut être couronné, il est vrai, par une félicité sans pareille, mais tous les états de félicité sont loin d’être assimilables les uns aux autres. D’ailleurs, le yoga vise bien moins à créer des jouissances qu’à gouverner le subconscient et à retrouver derrière son enveloppe l’Être absolu. Les fins de l’ivresse extatique et du yoga sont donc tout à fait distinctes.

Quant aux procédés pratiques tels que ceux qui caractérisent vraiment le yoga, on ne les retrouve jamais chez les non-civilisés; ils ne sont, en aucune façon, assimilables aux pratiques empiriques et violentes des sorciers ou « chamans », qui recourent à des excitations physiques de diverses sortes, mais généralement intenses. Le caractère hautement méthodique des exercices du yoga évoque une origine scientifique, bien plutôt que chamanique.

Même certains exercices du yoga qui ne paraissent pas avoir de portée psychologique immédiate produisent des effets psychologiques attestant que la méthode est loin d’être empirique. Certains yogins peuvent par un entraînement respiratoire surtout, arrêter leur cœur à volonté. Le Dr Th. Brosse a pu, au cours d’une mission d’étude dans l’Inde, examiner un sujet qui y parvenait aisément. L’auscultation ne décelait plus de bruit cardiaque et le pouls n’était plus perceptible. L’électrocardiogramme seul révélait la persistance de contractions cardiaques fibrillaires, impossibles à percevoir par tout autre moyen. L’efficacité des exercices du yogin était donc très remarquable car l’électrocardiogramme obtenu était tel qu’en dehors du yoga il n’aurait pu s’observer que chez un malade très gravement atteint; pourtant le yogin expérimentait à volonté et se trouvait, après comme avant, en santé parfaite. Les autres sujets étudiés présentaient des phénomènes moins accusés, il est vrai, mais en tous points concordants (cfr : Ch. Laubry et Th. Brosse, Documents recueillis aux Indes sur les « Yogins » par l’enregistrement simultané du pouls, de la respiration et de l’électrocardiogramme, dans Presse Médicale, n° 83 du 14 oct. 1936).

Il est donc évident que pour obtenir des pouvoirs physiologiques supranormaux, les yogins agissent, non empiriquement, mais en vertu d’une théorie, en concevant par celle-ci un rapport direct entre leur discipline psychique et leurs exercices physiologiques. Dans ces conditions, les pratiques somatiques du yoga apparaissent comme foncièrement irréductibles à celles des « sauvages » et on ne peut ranger le yoga à côté des techniques des non-civilisés.

Filliozat rejette la thèse extrême de Leuba en insistant sur le caractère complexe du yoga. Les expériences psychologiques, minutieusement réglées, que prescrit cette discipline et les états psychiques auxquels elle donne lieu doivent être examinés scientifiquement, de même que les phénomènes physiologiques qu’elle produit, car le yoga est une « technique du corps » (selon l’expression de M. Mauss, Les Techniques du Corps, dans Journal de Psychologie, 1935, p. 271 sq.) en même temps que de l’esprit. C’est une opinion répandue, écrit l’auteur, qu’il y a deux sortes de yoga, un yoga spirituel qui est une mystique vraie et un yoga physique qui se réduit à une gymnastique. Le yogin parfait allie nécessairement dans sa pratique les deux disciplines, physiologique et psychologique. Le texte religieux le plus célèbre de l’Inde, celui où elle trouve communément une des plus hautes expressions de sa pensée mystique, la Bhagavad-Gîtâ, insiste aussi bien, dans ses descriptions des conditions du yoga, sur l’attitude matérielle et la discipline respiratoire du yogin que sur sa méditation. D’ailleurs, si l’auteur n’était pas accoutumé, par la fréquentation des philosophies occidentale et chrétienne, à opposer l’esprit et la matière, il ne serait pas porté à supposer qu’en associant dans sa technique les exercices physiques et psychologiques, le yoga fusionne des tendances contraires, originellement distinctes.

Par surcroît, le yoga est, au sens de l’Inde, une philosophie. La philosophie, connaissance intégrale du Monde et de l’Être, est un moyen d’atteindre la fin suprême de l’homme, la « délivrance ». L’âme humaine n’est autre que l’Âme universelle s’oubliant dans un monde phénoménal illusoire. Quand, par la philosophie, elle prend conscience de la vérité dernière, elle échappe à son rêve dégradant pour se retrouver dans son être absolu. Le yoga, dans sa forme la plus complète, se présente ainsi comme un mélange complexe de discipline psychologique, d’entraînement physique, de spéculation philosophique et de méthode religieuse. Et il n’y a donc absolument rien, dans tout ceci, qui doive avoir été emprunté aux non-civilisés.

Après avoir admis cette conclusion, Filliozat présente sa propre thèse, que nous sommes, à tout le moins, obligés de considérer comme inacceptable. En effet, il écrit : « Le yoga nous apparaît donc bien, par tous ses traits, non pas comme un chamanisme immémorial adopté par une philosophie mystique, mais comme l’exemple unique d’une méthode mystique dominée par une psycho-physiologie de tendance matérialiste (c’est nous qui soulignons) … C’est bien, en effet, tendre au matérialisme, sinon l’avoir atteint, que de traiter sur le même plan les phénomènes somatiques et psychiques, que de ramener la nature de l’âme à celle d’un des éléments, le vent atmosphérique (loc. cit. p. 219-220). « Dans le yoga, la discipline de la respiration s’appelle prânâyâma. Le souffle est le prâna, mais ce mot ne désigne pas seulement l’haleine, il s’entend, d’après les traités médicaux indiens, de l’élément moteur de l’organisme conçu sous la forme du vent » (p. 216). Et Filliozat, victime d’une aberration philologique, expose alors une théorie du prâna, qu’il considère, non comme l’énergie vitale mais exclusivement comme… le vent atmosphérique ! Nous ne voyons pas l’intérêt que présenterait la réfutation de pareille assertion, regrettable sous une plume par ailleurs si autorisée.

Nous terminerons de préférence cette étude par l’exposé sommaire d’une thèse à caractère historique. Il était d’usage, naguère, de considérer que la civilisation hindoue commençait avec l’invasion des Aryens, mais en 1921, on a mis à jour, au N.-E. de l’Indus, des ruines très anciennes, bien antérieures à cette migration (et par conséquent à la plus ancienne littérature sanskrite). Il s’agit des ruines du Mohenjo-daro, dans le Sindh, et de celles de Harappa, dans le Pendjab, qui ont permis de reconstituer une civilisation remontant à 4 ou à 3.000 ans avant notre ère.

Les fouilles ont livré des plaquettes sur lesquelles est représenté un personnage à trois yeux, coiffé de cornes de buffle, assis dans la posture bien connue dite des Bouddha, et environné d’animaux sauvages. Ce personnage a justement paru, à Sir John Marshall, représenter le grand dieu de l’Inde, Çiva, qui a trois yeux (les deux yeux physiques et l’ajna). (cfr : Mohenjo-daro and the Indus Civilisation, Londres, 1931, tome I, p. 44; tome III, p. 98) . Çiva qui passe pour le prince des yogins est le maître des bêtes (en sanskrit Paçupati) et sa monture habituelle est un bœuf; il s’agit donc vraisemblablement de Çiva pratiquant le yoga.

Dans un important ouvrage (Yoga, Essai sur les Origines de la Mystique indienne, Paris-Bucarest, 1936, p. 12 et 299), Mircea Eliade présente une thèse que Filliozat, résolument adversaire de l’existence de toute civilisation indienne pré-âryenne, qualifie de « plausible et séduisante, mais, assez arbitraire et non convaincante. » Çiva et le yoga, dit Mircea Eliade, peuvent être autochtones dans l’Inde depuis l’époque de la vieille civilisation de l’Indus. La date où ils apparaissent pour la première fois dans la littérature sanskrite n’est pas nécessairement celle de leur origine mais peut-être simplement celle de leur admission dans la culture indo-âryenne. Le yoga ne serait pas né à l’époque des Upanishads; il remonterait à un passé pré-âryen, mais aurait été accepté par les milieux Aryens ou âryanisés au temps des Upanishads.

Cette théorie admet donc l’importance du rôle joué par une culture pré-âryenne. En cela, elle se rapproche beaucoup plus que les autres de l’explication des faits, telle que la Tradition nous l’a transmise, et aux termes de laquelle le Yoga est bel et bien une technique atlantéenne. L’Atlante connaissait la nature de son Soi Divin, il connaissait les forces secrètes de la Nature, et les moyens de s’en servir. Il n’avait, par conséquent, aucune notion de ce que nous appelons aujourd’hui le surnaturel, et le fait qu’un moderne Occidental pourrait considérer comme miraculeux n’était pour l’homme de la Quatrième Race qu’un phénomène de la nature dont il connaissait la cause.

Après la chute de l’Empire Blanc, la Sagesse Atlante fut conservée partiellement (mais souvent en s’exotérisant, donc en se dégradant) dans l’Amérique Centrale et dans l’Amérique du Sud précolombiennes. Elle passa en Crète et en Égypte, où elle donna naissance aux Mystères. Dans la Grèce archaïque la mythologie fut son plus précieux conservatoire. Dans l’Inde, elle fut reçue sous la forme la moins altérée et la plus efficace : le Yoga.

Mais que nous voilà loin des considérations historiques de M. Filliozat !…

VILLY SCAFF