Extrait de La Voix du Nord, 17 décembre 1980.
La biologie est une science qui se développe surtout depuis le début du XIXe siècle. Dans les premières années du XIXe siècle, découverte du fait de l’évolution avec Jean-Baptiste-Pierre- Antoine de Monet, Chevalier de Lamarck. La Philosophie zoologique date de 1809. La théorie cellulaire date de 1839. Dans la première moitié du XXe siècle, on découvre progressivement la composition biochimique du vivant. On découvre la langue avec laquelle sont écrits tous les messages génétiques qui commandent à la construction du vivant, depuis le plus simple, le monocellulaire, jusqu’à l’Homme. On découvre, en 1953, la structure et la composition des molécules qui supportent l’information génétique. On découvre le système de correspondance entre la langue des messages qui contiennent les informations requises pour composer le vivant, et la langue des protéines, qui sont composées d’une vingtaine d’éléments, les acides aminés.
Aujourd’hui on déchiffre le vivant comme on lit dans un livre. Car un vivant est tout d’abord un livre, ou, mieux, une bibliothèque qui contient toutes les instructions requises pour composer cet être capable de se développer, de se nourrir, de se reproduire, de se mouvoir, de sentir et de percevoir, et bientôt, de penser. Le cerveau humain est le système biologique le plus compliqué que nous connaissions à cette heure dans notre minuscule système solaire. L’Homme, on le sait, vient d’apparaître, il y a quelques dizaines de milliers d’années, si l’on entend par Homme celui que les paléontologiques appellent Homo sapiens.
Tous ceux qui étudient la genèse de l’Homme, son apparition sur notre planète Terre, sont d’accord pour voir et pour dire que l’Homme se caractérise, par rapport à l’animal qui le précède dans l’histoire naturelle, par la capacité de connaissance réfléchie. Il a franchi le seuil de la réflexion. L’Homme, disait déjà le biologiste Julien Huxley, c’est l’évolution devenue consciente d’elle-même. Avec cet animal pourvu d’un néocortex extraordinairement développé, apparaît un être capable de connaissance et de connaissance réfléchie.
Comme le souligne presque à chaque page de son livre récent, L’Homme en accusation, (éd. Albin Michel) l’éminent biologiste français Pierre-Paul Grassé, la part de l’inné se trouve réduite, chez l’Homme, au minimum qui est nécessaire pour que l’enfant qui vient de naître puisse se nourrir. Dans l’histoire antérieure de la vie, la part de l’inné est considérable. Elle commande les conduites, les comportements, dans les sociétés animales archaïques, comme par exemple celles des fourmis ou des termites. Au fur et à mesure que l’on avance dans l’histoire naturelle de la vie, la part de l’inné diminue progressivement jusqu’à se réduire à presque rien chez l’Homme. Les sociétés animales sont commandées par une sagesse qui ne leur appartient pas et dont elles ne sont pas libres de se défaire ou de se délivrer. L’Homme est un animal qui a franchi le pas de la réflexion. Il n’obéit plus d’une manière nécessaire ou inévitable aux antiques programmations qui commandaient les conduites des animaux appartenant aux espèces antérieures. Il n’est plus soumis au règne de l’instinct. Mais il lui manque une sagesse qui remplacerait pour lui l’instinct réduit à si peu de chose. Il a eu accès à l’arbre de la connaissance sans avoir eu accès à l’arbre de la sagesse qui est aussi celui de la vie. Il est donc un animal en danger de mort, par le fait qu’il est entré dans l’ordre de la connaissance réfléchie, qu’il n’est plus sous le gouvernement des antiques programmations animales, et qu’il n’a pas encore su trouver une norme qui lui permette de vivre et de se développer.
Cette question de la norme est fondamentale. Les uns disent qu’il n’y a pas de norme, que chacun en décide à son gré, que c’est une question de choix ou d’option. D’autres recherchent les normes de la société humaine dans l’histoire naturelle antérieure de l’Homme, dans les sociétés animales par exemple. Le biologiste Pierre-Paul Grassé fait observer que, du strict point de vue biologique, l’Homme est un animal exceptionnel dans la nature, du point de vue anatomique, physiologique et surtout neurophysiologique. A cause de son cerveau, l’Homme ne peut pas être réduit à des êtres qui lui ressemblent du point de vue anatomique et physiologique, comme par exemple les grands singes anthropoïdes. Parce qu’il a franchi le pas de la réflexion, parce qu’il est un animal métaphysicien, il est vain de chercher dans les sociétés animales antérieures, intégralement programmées et soumises aux impératifs des normes biologiques inscrites dans les gènes, des modèles, des prototypes. La société humaine idéale n’est pas du tout à chercher dans les sociétés des fourmis ou des termites.
Si l’on ne peut pas trouver les normes qui sont nécessaires au développement de l’Homme dans les sociétés animales antérieures, la question est de savoir où les trouver. L’enseignement de la biologie est absolument nécessaire, mais il n’est pas suffisant. La biologie nous enseigne par exemple que chaque être vivant, et donc tout être humain, est une singularité, un poème unique, exclusif, irremplaçable. Les amants ne se trompent donc pas lorsqu’ils se disent l’un à l’autre qu’ils sont l’un à l’autre irremplaçables. Si chaque être humain est une composition unique, originale, inouïe et qui ne sera pas répétée, il est absurde de parler d’égalité au sens strict. La notion d’égalité a un sens pour les triangles que l’on peut superposer. Elle n’a pas de sens pour des êtres humains dont chacun est unique. Cela condamne tout système politique qui viserait à annihiler ou écraser ces différences, ces singularités.
L’évolution biologique est un fait, mais ce fait ne doit pas être confondu avec telle ou telle théorie explicative du fait de l’évolution. Le français, l’espagnol, le portugais, l’italien, sont des langues qui descendent ou procèdent à partir d’une souche commune, le latin. Nous connaissons par ailleurs la langue latine, et nous avons une idée des transformations qui ont abouti, à partir de cette langue latine, aux langues dites romanes. Le sanskrit, le grec, le latin et bien d’autres langues comportent des parentés qui ne sont explicables que si l’on fait appel à l’hypothèse d’une langue originelle dont on postule l’existence, l’indo-européen. On ne suppose pas que le français dérive de l’italien, ni de l’espagnol. Mais on sait que le français, l’italien, l’espagnol et d’autres langues dites romanes procèdent à partir de cette souche commune qui est le latin. De même le grec, le sanskrit, le latin procèdent d’une langue inconnue et que l’on s’efforce de reconstituer.
Le zoologiste procède et raisonne de la même façon. Il ne dit pas que l’Homme actuel descend du singe actuel. Mais il prétend qu’il existe des parentés anatomiques, physiologiques, neurophysiologiques et biochimiques qui ne s’expliquent que si l’on remonte à une origine commune, une souche commune, antérieure au développement des Simiens et des lignées qui vont conduire jusqu’à l’Homme actuel.
La théorie de l’évolution, considérée en elle-même, ne signifie donc que ceci : les groupes zoologiques apparaissent progressivement et dans un certain ordre, qui va du simple au complexe, dans l’histoire naturelle de la vie, et il existe certains liens de parenté, des relations physiques ou plutôt génétiques entre ces groupes zoologiques, des liens de dépendance et d’origine. Mais il faut distinguer soigneusement la théorie de l’évolution, prise en elle-même, et les théories qui prétendent expliquer le fait de l’évolution. Ainsi il existe des écoles de biologistes qui prétendent expliquer le fait de l’évolution par des mutations fortuites, des mutations faites au hasard, et une sélection naturelle. C’est l’école néo-darwinienne.
Pierre-Paul Grassé, dans son livre récent comme dans les précédents, montre que cette théorie soi-disant explicative de l’évolution est impossible dès lors que l’on connaît comment de fait l’histoire naturelle s’est réalisée. C’est à la paléontologie à nous dire comment en réalité cette histoire s’est effectuée. Et la connaissance de cette histoire est incompatible avec l’hypothèse d’une série de créations résultant de hasards dans les mutations génétiques. Pierre-Paul Grassé est sans doute aujourd’hui sur notre planète, l’homme qui connaît le mieux l’histoire naturelle des espèces. Rappelons pour nos lecteurs qu’il est le directeur, et pour nombre de chapitres l’auteur, du monumental Traité de Zoologie publié chez Masson. Lorsqu’on connaît comme c’est son cas l’histoire naturelle de la vie, on ne fait plus appel au hasard des mutations fortuites pour expliquer cette aventure qui est une genèse, qui est une création, depuis le monocellulaire jusqu’à l’Homme. Nous avions noté dans une chronique antérieure que le racisme des théoriciens du national-socialisme allemand avait tenté d’abuser des données de la zoologie pour fonder d’une manière prétendument scientifique sa thèse qui revenait en fait à considérer certaines races comme étrangères à l’espèce humaine. Grassé, tout au long de son livre, est terrible dans sa condamnation de ces tentatives qui existaient déjà au siècle dernier et qui fleurissent de nouveau de nos jours chez certains scientifiques.
Il reste que pour découvrir la norme ou l’ensemble des normes qui sont nécessaires pour que l’humanité se développe, pour qu’elle ne se détruise pas elle-même, pour qu’elle se réalise, la biologie est une science indispensable, infiniment précieuse, mais elle n’est pas suffisante. La biologie nous renseigne sur le passé et le présent de la vie, mais non sur son avenir. Le problème est de savoir quel est l’avenir de l’Homme, quelle est sa finalité ultime, quelle est sa raison d’être. Les sciences expérimentales ne suffisent pas pour déterminer cette finalité. Les diverses politiques qui se partagent aujourd’hui les faveurs de l’humanité sont fondées sur des options, sur des préférences, sur des répugnances. Il reste à trouver une norme objective de développement pour l’Homme, une norme qui ne soit pas arbitraire. Pour la découvrir, si elle existe, il nous faut entrer dans une analyse métaphysique qui tente de répondre à la question : Qu’est-ce que l’Homme ? Il se peut même que l’analyse métaphysique ne soit pas suffisante pour répondre à cette question et qu’il nous faille consulter, pour découvrir la finalité ultime de l’Homme, l’auteur de l’Univers. Il se peut que la théologie soit indispensable pour répondre à la question ultime. Il faut donc se demander à quelles conditions la théologie peut et doit être une science.