Fritjof Capra
Conception systémique de l'esprit

Le nouveau concept de l’esprit sera d’une valeur considérable dans nos tentatives de surmonter la division cartésienne. L’esprit et la matière n’apparaissent plus comme appartenant à deux catégories différentes ; ils représentent plutôt deux aspects différents du même phénomène. Par exemple, la relation entre l’esprit et le cerveau, qui a semé la confusion chez d’innombrables savants et philosophes depuis Descartes, devient maintenant parfaitement claire. L’esprit est la dynamique de l’auto-organisation, tandis que le cerveau est la structure biologique à travers laquelle cette dynamique est mise en évidence.

(Revue 3e Millénaire ancienne série. No 8. Mai-Juin 1983)

L’esprit est la dynamique  de  l’auto-organisation. Le cerveau est la structure qui met cette dynamique  en évidence.

1. L’ordre stratifié des systèmes naturels.

Au cours des trois premières décennies de ce siècle, la physique atomique et subatomique a conduit à une révision déchirante de la plupart des concepts et des idées fondamentales sur la Réalité. Cela a déterminé un changement profond de notre vision du monde. La vision mécaniste de Descartes et Newton a été remplacée par une vision holistique et écologique, semblable à celle des mystiques de tous les âges et toutes les traditions.

Les grandes lignes de ce nouveau paradigme ou de cette nouvelle vision de la Réalité émergent maintenant dans d’autres domaines que celui de la physique : en biologie, en psychologie et en sciences sociales. La théorie des systèmes semble être le cadre conceptuel idéal pour la description de ce nouveau paradigme, un cadre qui est holistique et écologique et qui met en évidence l’interrelation et l’interdépendance de tous les phénomènes et la nature intrinséquement dynamique de la Réalité.

La vision systémique est un regard sur le monde en termes de relations et d’intégration. Les systèmes sont des tout intégrés dont les propriétés ne peuvent être réduites à celles d’unités plus petites. Au lieu de se concentrer sur des « briques » fondamentales ou sur des substances fondamentales, l’approche systémique met l’accent sur les principes fondamentaux d’organisation. Les exemples de systèmes abondent dans la nature. Chaque organisme — de la plus infime bactérie jusqu’aux humains en passant par les plantes et les animaux — est un tout intégré et, donc, un système vivant. Les cellules sont des systèmes vivants, de même que les tissus et les organes du corps, le cerveau humain en est l’exemple le plus complexe. Mais, les systèmes n’apparaissent pas que dans le cas des organismes individuels et de leurs parties. Les mêmes aspects de totalité intégrée sont mis en évidence par les systèmes sociaux — tels qu’une famille ou une communauté — et par les écosystèmes qui sont formés d’un ensemble d’organismes et de matière « inanimée » en interaction mutuelle.

Tous ces systèmes naturels sont des tout dont les structures spécifiques sont engendrées par les interactions et l’interdépendance entre leurs parties. Les propriétés systémiques sont détruites lorsqu’on dissèque un système — physiquement ou théoriquement — en des éléments isolés. Bien que nous puissions distinguer des parties individuelles dans tout système, la nature du tout est toujours différente de la simple somme de ses parties.

Un autre aspect important des systèmes est leur nature intrinsèquement dynamique. Leurs formes ne sont pas des structures rigides mais des manifestations souples, bien que stables, de processus sous-jacents. La pensée systémique est une pensée « processus » : la forme est associée au processus, l’interrelation à l’interaction et les opposés sont unifiés par l’oscillation.

Une propriété importante des systèmes vivants est leur tendance à former des structures à plusieurs niveaux, structures caractérisant les systèmes à l’intérieur des systèmes. Par exemple, le corps humain contient des organes — systèmes composés de plusieurs organes, chaque organe étant constitué de tissus et chaque tissu étant constitué de cellules. Ils sont tous des organismes vivants ou des systèmes vivants, qui sont constitués de parties plus petites et qui agissent en même temps comme des parties des totalités plus larges. Les systèmes vivants mettent donc en évidence un ordre stratifié. Il existe des interconnexions et des interdépendances entre tous les niveaux des systèmes, chaque niveau interagissant et communiquant avec l’ensemble de son environnement.

Les différents aspects de l’organisation de la matière vivante se manifestent par une variété de processus et phénomènes qui peuvent être considérés comme étant les différentes facettes d’un seul et même principe dynamique, le principe d’auto-organisation. Un organisme vivant est un système qui s’auto-organise, c’est-à-dire que son « ordre » n’est pas imposé par l’environnement mais établi par le système lui-même. Les systèmes qui s’auto-organisent montrent un certain degré d’autonomie ; par exemple, ils tendent à établir leur taille en accord avec les principes internes d’organisation, indépendamment de l’influence de l’environnement. Cela ne signifie pas que les systèmes vivants sont isolés de leur environnement ; au contraire, ils interagissent continuellement avec lui, mais cette interaction ne détermine pas leur organisation.

Une théorie très détaillée des systèmes qui s’auto-organisent a été élaborée par un nombre de chercheurs de différentes disciplines sous la direction d’Ilya Prigogine. Les aspects d’auto-organisation décrits par cette théorie concernent les différents processus d’« auto-maintien » — par exemple, l’auto-renouvellement, la régénération ou l’adaptation aux changements de l’environnement — mais aussi la tendance vers l’auto-transcendance qui se manifeste dans les processus d’apprentissage, de développement et d’évolution.

2. Le phénomène de l’esprit et la pensée systémique.

Pour pouvoir appliquer la vision systémique de la vie aux organismes supérieurs et, en particulier, à l’homme, il est nécessaire d’aborder le phénomène de l’esprit. Gregory Bateson a proposé de définir l’esprit comme un phénomène systémique caractéristique des organismes vivants, des sociétés et des écosystèmes. Il a établi un ensemble de critères devant être satisfaits par les systèmes pour qu’il y ait esprit. Tout système satisfaisant à ces critères serait capable de traiter de l’information et de développer les phénomènes que nous associons à l’esprit : penser, apprendre, se souvenir, etc. Selon Bateson, l’esprit est une conséquence nécessaire et inévitable d’une certaine complexité qui débute bien avant que les organismes ne développent un cerveau et un système nerveux supérieur.

Les critères définis par Bateson pour qu’il y ait esprit se révélèrent très proches des caractéristiques des systèmes auto-organisés. En fait, l’esprit est une propriété essentielle des systèmes vivants. Ainsi que le dit Bateson : « L’esprit est l’essence du vivant. » Du point de vue systémique, la vie n’est pas une substance ou une force, et l’esprit n’est pas une entité interagissante avec la matière. L’esprit et la vie sont tous les deux des manifestations du même ensemble de propriétés systémiques (un ensemble de processus qui représentent la dynamique de l’auto-organisation).

Le nouveau concept de l’esprit sera d’une valeur considérable dans nos tentatives de surmonter la division cartésienne. L’esprit et la matière n’apparaissent plus comme appartenant à deux catégories différentes ; ils représentent plutôt deux aspects différents du même phénomène. Par exemple, la relation entre l’esprit et le cerveau, qui a semé la confusion chez d’innombrables savants et philosophes depuis Descartes, devient maintenant parfaitement claire. L’esprit est la dynamique de l’auto-organisation, tandis que le cerveau est la structure biologique à travers laquelle cette dynamique est mise en évidence.

Le fait que le monde vivant soit organisé en structures à niveaux multiples signifie qu’il y a également des niveaux d’esprit. Dans l’organisme, par exemple, il y a des niveaux divers de « mentation » (ou activité mentale) impliquant les tissus, les cellules et les organes et, ensuite, il y a la « mentation neurale » du cerveau qui est, elle aussi, constituée de plusieurs niveaux correspondant à différentes phases de l’évolution humaine. L’ensemble de ces « mentations » constitue ce que nous pourrions appeler l’esprit humain ou « psyché ». Cette totalité intégrée de l’activité mentale comprend la conscience de soi, l’expérience consciente, la pensée conceptuelle et le langage symbolique — caractéristiques qui existent sous une forme rudimentaire chez divers animaux mais qui se dévoilent complétement, seulement, chez les humains.

Dans l’ordre stratifié de la nature, les esprits humains individuels sont déployés dans les esprits plus vastes des systèmes sociaux et écologiques, et ceux-ci sont intégrés dans le système mental planétaire qui, à son tour, doit participer à une sorte d’esprit universel ou cosmique. Il est évident que cette conception de l’esprit a des implications d’une importance radicale pour nos interactions avec l’environnement naturel ; ces implications sont en complet accord avec les traditions spirituelles.

3. Vision systémique et vision traditionnelle.

La convergence entre la vision systémique et la vision traditionnelle n’est pas accidentelle. La nouvelle vision de la Réalité est une vision écologique, mais dans un sens qui dépasse de loin les préoccupations concernant la protection de l’environnement. Elle trouve un appui dans la science moderne, mais elle est fondée sur une perception de la Réalité qui va au-delà du cadre scientifique, vers une conscience intuitive de l’unité de la vie, de l’interdépendance de ses multiples manifestations et de ses cycles de changements et de transformations. Quand le concept d’esprit humain est compris comme étant un mode de Conscience dans lequel l’individu se sent lié au cosmos tout entier, il devient clair que la conscience écologique est véritablement d’ordre spirituel. En fait, l’idée d’un individu lié au cosmos est exprimée par la racine latine du mot religion — religare (relier fortement) — et aussi par le mot sanskrit yoga, signifiant « union ».

Il n’est donc pas surprenant que la nouvelle vision de la Réalité soit en accord avec beaucoup d’idées des traditions mystiques. Les parallèles entre science et mysticisme ne sont pas limités à la physique moderne ; ils peuvent être étendus, de par les mêmes justifications, à la nouvelle biologie systémique. Deux thèmes fondamentaux reviennent constamment dans l’étude de la matière vivante et inorganique et ils sont aussi souvent soulignés dans les enseignements des mystiques — l’interconnexion et l’interdépendance universelles de tous les phénomènes et la nature intrinsèquement dynamique de la Réalité. Nous trouvons aussi dans les traditions mystiques certaines idées qui sont moins significatives pour la physique moderne ou ne le sont pas encore mais qui sont cruciales pour la vision systémique des organismes vivants.

Le concept d’ordre stratifié joue un rôle prédominant dans de nombreuses traditions. Tout comme dans la science moderne, il implique la notion de niveaux multiples de réalité qui différent par leurs complexités et sont mutuellement interagissants et interdépendants. Ces niveaux comprennent, en particulier, des niveaux de l’esprit, considérés comme des manifestations différentes de la Conscience cosmique. Bien que les visions mystiques de la Conscience dépassent de loin le cadre de la science contemporaine, elles ne sont nullement en désaccord avec les concepts systémiques modernes de l’esprit et de la matière. Des considérations semblables sont applicables au concept de libre arbitre, qui est tout à fait compatible avec les visions mystiques lorsqu’on l’associe à l’autonomie relative des systèmes auto-organisés.

Les concepts de processus, de changement et de fluctuation, qui jouent un rôle crucial dans la vision systémique des organismes vivants, sont soulignés dans les traditions mystiques orientales et tout particulièrement dans le taoïsme. L’idée des fluctuations considérées comme le fondement de l’ordre, introduite par Prigogine dans la science moderne, est l’un des thèmes majeurs de tous les textes taoïstes. Les sages taoïstes reconnaissent l’importance des fluctuations dans le cadre de leurs observations du monde vivant et en sont arrivés à souligner également les tendances opposées mais complémentaires qui semblent constituer un aspect essentiel de la vie. De toutes les traditions orientales, le taoïsme est celle qui présente la perspective écologique la plus explicite, mais toutes insistent sur l’interdépendance mutuelle de tous les aspects de la Réalité et sur la nature non-linéaire de ces interconnexions.

La vision systémique de l’esprit et de la vie a beaucoup de conséquences importantes non seulement pour la science, la philosophie et la religion, mais aussi pour la société et la vie de tous les jours.

Elle va changer radicalement notre manière de considérer la santé et la maladie, notre relation avec l’environnement naturel et beaucoup de nos structures sociales et politiques. En fait, il est probable que la nouvelle vision de la Réalité déterminera une transformation culturelle sans précédent, un véritable temps de changement pour la planète tout entière.

N.D.L.R. Les intertitres appartiennent à notre rédaction. La traduction de l’américain de cet article a été faite par Basarab Nicolescu.