Jacques de Marquette
Les étapes de l’immortalité

 (Extrait de De l’âme à l’esprit par Jacques de Marquette. Édition Adyar 1958) Nous avons vu que l’homme est une série de véhicules de conscience, d’expression et d’action emboîtés les uns dans les autres. Le corps physique est le plus humble et le plus inférieur de ceux-ci. L’importance et la valeur des véhicules humains croît […]

 (Extrait de De l’âme à l’esprit par Jacques de Marquette. Édition Adyar 1958)

Nous avons vu que l’homme est une série de véhicules de conscience, d’expression et d’action emboîtés les uns dans les autres. Le corps physique est le plus humble et le plus inférieur de ceux-ci. L’importance et la valeur des véhicules humains croît avec leur élévation le long de l’échelle de Jacob des facultés constituant la totalité de l’être humain.

Nous avons vu que la longévité des degrés successifs de la manifestation humaine croît avec leur élévation vers la spiritualité. Le corps physique est celui qui meurt le premier. Alors la conscience passe par une période de choc et d’adaptation, qui pour les âmes très attachées la vie physique, peut durer des années et même des générations, mais en général ne prend pas plus de quelques jours. Après cette période, le contenu panaché de la conscience, tous les souvenirs affectifs et représentatifs, s’organisent autour du centre de la conscience en couches concentriques correspondant à la qualité de leurs éléments. Le corps des émotions est le premier à disparaître. Puis vient le tour des véhicules constitués par l’ensemble des représentations mentales et des pensées concrètes. Ensuite disparaissent les véhicules des pensées abstraites d’origine concrètes ; c’est-à-dire résultant des jugements synthétiques fondés sur l’expérience sensorielle. La durée de la reviviscence des expériences terrestres est d’autant plus longue que celles-ci ont été plus élevées, mais du point de vue de notre temps astronomique. En effet, comme elles ont lieu sur des plans où le temps coule moins vite, il ne saurait être question de comparer les valeurs respectives des félicités sur les divers échelons du Temps.

Retenons de tout ce que nous avons vu jusqu’ici, que les divers étages de la conscience, constituant l’être que nous connaissons, sont engendrés par l’activité psychologique. Un proverbe allemand disant que « l’homme est ce qu’il mange » est assurément vrai en ce qui concerne le corps physique, en y ajoutant cependant l’action profonde exercée par l’âme sur le corps. Mais il serait beaucoup plus approprié de dire que l’homme véritable, l’ensemble de la vie intérieure constituant de beaucoup la partie la plus importante d’une existence humaine, est formée par les sentiments qu’il éprouve, les idées et les jugements qu’il porte. On a résumé ceci en un dicton : « L’homme devient ce à quoi il pense ».

Ainsi que toutes les religions l’enseignent, on récolte les fruits de ses actes. Nous avons vu que c’est l’ensemble des dynamismes karmiques engendrés par les individus qui, agglomérés aux agrégats karmiques dont ils ont hérité à la naissance, constitue l’élément essentiel du sillage de force créatrice passant de vie en vie. Mais il s’en faut que les dynamismes karmiques, les causes résultant des forces en attente d’expression, créés par les humains pour les plans correspondant à la nature de leurs actions, aient obligatoirement à atteindre une vie future pour pouvoir s’accomplir en engendrant une action d’une nature correspondante à la leur. La plupart des créations karmiques arrivent à terme au cours de la vie du sujet qui les a engendrées et leurs résultats reviennent à celui-ci, selon l’image familière du boomerang. Il récolte ce qu’il a semé en bonne justice.

Ceci pourrait amener à douter de la justice de la conception d’une suite de vies particulières, engendrées par un sillage de forces karmiques qu’elles n’ont pas contribué à former au cours de vies personnelles antérieures. On est porté à considérer comme inique le fait de supporter les conséquences des fautes d’êtres antérieurs avec lesquels on n’a pas de rapport particulier. A première vue, cela paraît vraiment injuste, mais cesse de l’être dès qu’on réfléchit un peu.

En effet, les hommes ont l’heureuse faculté d’oublier plus facilement les moments désagréables que les heures de bonheur, ainsi qu’en témoigne le plaisir pris à évoquer les années d’internat qui étaient un bagne, ou de service militaire qui paraissait particulièrement odieux au moment où on en « jouissait ». A cause de cette faculté précieuse l’existence semble comporter plus d’expériences heureuses que malheureuses, sans cela tous les hommes n’auraient pas un tel attachement pour la vie. En conséquence s’il nous arrive des malheurs que nous n’avons pas conscience d’avoir mérité, il nous arrive aussi une quantité de dons, de bonheurs, de bonnes fortunes que nous n’avons pas mérités non plus, bien que nous les acceptions comme s’ils nous étaient dus. Que nos facultés psychiques et nos qualités morales soient dues à l’hérédité familiale ou qu’elles soient le fruit des pressions sociales comme pensent les sociologues, nous entrons dans la vie avec un ensemble de facultés et de pouvoirs extrêmement précieux qui est comme un don gratuit. Il y a donc plus que compensation entre ces dons reçus sans mérite et les maux reçus sans démérite.

Que si l’on hésite à abandonner l’idée d’une série d’incarnations du même individu, il n’est que de réfléchir à l’impossibilité d’une réincarnation de l’individu. Les seuls faits de conscience, les seules mémoires qui puissent échapper aux divers phases de la seconde mort après la liquidation des mémoires, sont celles qui ont pu passer à travers le crible de l’étage moyen du Mahar Loka, le plan rationnel. Or celui-ci rejette impitoyablement toutes les pensées portant sur des êtres figurés, et tous les sentiments égocentriques ou centripètes qui font la quasi totalité de notre conscience usuelle. L’analyse de nos sentiments et de nos pensées, presque uniquement occupés à acquérir ce que nous aimons et désirons, et à rejeter ou éviter tout ce qui nous déplaît, suffit à nous assurer qu’il n’y a pour ainsi dire rien parmi les émotions, les sentiments et les idées d’une de nos journées qui soit digne et capable de s’élever sur le pur, délicat et subtil monde de l’impersonnalité et de l’universalité.

Donc à peu près rien de ce qui constitue notre conscience particulière, le sentiment que nous avons d’être M. Untel, n’est capable de survivre à la désagrégation des accumulations de mémoires qui liquide les individus.

Mais nous avons soutenu tout au long de cet ouvrage que la vie de l’individu puisait une réelle grandeur dans le fait qu’il était capable d’engendrer des valeurs spirituelles dépassant hautement le niveau moyen de sa vie quotidienne.

Si ces valeurs spirituelles créées par l’homme sont capables de s’élever au-dessus des plans soumis à la mortalité, n’assurent-elles pas la survie de l’individu qui les produit ? Pour comprendre la situation créée par la production de valeurs spirituelles, c’est-à-dire permanentes, par des individus qui ne le sont pas, il faut analyser rigoureusement les divers facteurs en présence.

N’oublions pas que la création de valeurs spirituelles est due à l’intuition de l’existence de mondes de valeurs transcendantes au-dessus du vélum constitué par les limites actuelles des perceptions de la conscience. Les valeurs spirituelles ne sont pas créées sur les plans de l’individu, et ensuite comme déchargées de celui-ci sur les plans de la personne impersonnelle et centrés dans l’infini. Elles sont créées sur les plans supérieurs du sous-plan médian du Mahar-Loka. En effet, il est faux de parler de créations de valeurs ou de véhicules transcendants. Il ne s’agit que de leur organisation au moyen de la substance du plan sur lequel ces véhicules sont constitués. Ce ne sont ni les sentiments, ni les pensées pratiques des individus qui provoquent les organisations des valeurs spirituelles sur les plans de la personne. C’est la « Vis a Tergo », la force propulsive poussant l’âme à gravir les hauteurs et qui provient constamment des impulsions créatrices du Jiva d’Atma, cette projection du Saint-Esprit, qui après avoir provoqué l’organisation des facultés émotives et intellectuelles élémentaires et pratiques, continue à élever son action à mesure que l’organisation de véhicules de conscience progresse de plan en plan.

Et le mécanisme de l’inspiration et de l’enthousiasme se constituerait en quatre temps : 1° La volonté d’expression du Jiva d’Atma à travers le centre de la conscience amène celle-ci à pousser des pointes sur les plans supérieurs à celui sur lequel elle fonctionne généralement ; 2° La conscience ramène de ces incursions dans la transcendance (relative à son état actuel) l’intuition de nouvelles modalités d’être, auxquelles elle tend à s’accommoder car, dans leur splendeur, elles paraissent éminemment désirables ; 3° Cette entreprise nouvelle provoque le déclenchement de nouvelles impulsions ascendantes dans les avenues par lesquelles les énergies créatrices émises par le Jiva d’Atma atteignent les zones profondes de la conscience, et 4° Ce renfort de forces créatrices provoque une explosion d’enthousiasme qui accélère l’organisation des nouveaux organes de conscience à la lisière des plans sur lesquels la conscience n’a pas encore établi de facultés permanentes. C’est là le mécanisme de l’action de la « Vis a fronte », cette attraction exercée sur les aspects supérieurs de la conscience par l’intuition de la perfection, du but lointain de l’apothéose. C’est le ressort du Téléfinalisme du regretté Lecomte de Nouy.

Cet enthousiasme provient plutôt de l’énergie divine du Jiva d’Atma transcendant dont le jaillissement hypostatique est constamment présent au centre d’organisation des véhicules de conscience, que des plans supérieurs à ceux sur lesquels la conscience fonctionne normalement. En effet, après la création des divers plans, leur substance reste à l’état passif jusqu’à ce qu’elle soit activée par des impacts venus d’en bas. Ceci, naturellement, en-dehors des impulsions créatrices permanentes par lesquelles tout l’Univers Manifesté est constamment maintenu dans l’existence et qui suivent la voie normale de la procession involutive.

Retenons donc que l’enthousiasme est un don de la présence divine intérieure en nous, du Daimon de Socrate, peut-être notre Ange Gardien ; que son explosion est suscitée par le retour à la conscience claire des aspirations qui ont poussé des pointes sur les plans supérieurs, et que cette explosion d’enthousiasme renforce les régions les plus hautes de la conscience organisée et la rend encore plus apte à pousser ses tentacules à travers les interstices de plus en plus serrés des plans supérieurs. Et l’enthousiasme vibrant à l’égard du Vrai, du Beau, du Bien, et principalement dirigé vers leur Source Sacrée, le Créateur de l’Univers, en l’amour de qui il s’achève, est le principal facteur de l’apothéose qui peut permettre à l’âme de s’élever lever à l’immortalité. On peut dire que ce beau don, cet Eucharisme, est à la fois une « poussée » de la grâce provenant de la présence intense des impulsions créatrices du Jivatma, des opérations créatrices du Saint-Esprit, au centre de notre être, et un « appel » des splendeurs à venir dont il éveille l’intuition.

Qu’il nous soit permis d’ajouter ici que l’immortalité personnelle ne nous paraît pas devoir dépasser la durée du temps, tel que le Créateur a engendré celui-ci au début de son geste créateur des démiurges engendrant les petits univers solaires-particuliers. Les Grecs croyaient déjà que les Dieux étaient des Chronides, des fils du Temps. Celui-ci, lui-même, créé par la Cause sans Cause, ne dure qu’aussi longtemps que le Créateur « lui prête vie » et l’immortalité qu’il conférait aux Dieux et aux Héros demi-dieux, également immortels, ne durait que ce que durait sa propre existence. Il nous semble vraisemblable que la création d’un centre personnalisé de conscience sur le plan de l’Être qui lui donne la réalité, ne survivra pas à l’Univers qui disparaîtra à la « consommation des siècles », avec même les plus hautes créatures, les Archanges les plus sublimes, les Démiurges les plus puissants (mais pas libres !).

Nous avons indiqué comment on pouvait concevoir la fonction d’un centre individualisé de conscience sur les plans de la personne, laquelle n’a généralement ce qu’on pourrait appeler un foyer défini qu’au moment où elle franchit le quatrième sous-plan séparant l’intelligence rationnelle des intuitions supra-intellectuelles. Il est rare d’en rencontrer un qui soit arrivé à la véritable liberté intérieure qu’on sent chez les grands Yoguis Indiens et qui surprend tellement les Occidentaux, étonnés par ces êtres dans lesquels on perçoit à la fois une communion intime avec l’éternité, le dépouillement total et l’impassibilité absolue qui s’accompagne de l’impression que bien qu’ils soient éveillés, ils ne sont point réellement présents dans leurs corps.

La tâche est donc beaucoup plus difficile pour les Occidentaux, lourdement handicapés par leur ambiance et par l’attitude envers la vie qu’ils reçoivent inconsciemment de tous leurs contacts sociaux. En particulier les habitudes alimentaires courantes constituent un obstacle presque infranchissable à l’éveil des expériences spirituelles. Dans tout l’Orient Bouddhiste et Hindou, le végétarisme est une règle absolue pour tous les candidats à l’ascèse ainsi que l’abstinence totale de boissons fermentées. Il en est du reste de même en Occident dans les Ordres contemplatifs qui en sont la cime spirituelle et qui proscrivent l’alimentation carnée. Cependant nous allons voir que les progrès de la psychologie moderne mettent à la disposition des Occidentaux des méthodes qui peuvent les aider à triompher des difficultés supplémentaires qu’ils rencontrent.

Étudiant l’Hindouisme depuis 1906, ayant fait cinq séjours aux Indes, fréquentant plusieurs grands Ashrams (écoles d’initiation spirituelle), et ayant été accepté comme disciple par un des Gnani Gourous les plus renommés, qui nous a envoyé donner des conférences aux groupes de ses disciples répandus dans l’Inde du Nord, du Goujérate au Bengale ; d’autre part, ayant fini un cycle complet d’études philosophiques à la Sorbonne jusqu’au doctorat d’Université, et de plus dirigé de nombreuses œuvres sociales et idéalistes en Europe et en Amérique, nous pouvons discerner plus ou moins clairement la façon dont les problèmes et la pratique de la vie spirituelle se transposent en passant d’Occident en Asie, ou vice-versa. Naturellement il s’en faut de beaucoup que nous ayons pénétré à fond tous les mystères et acquis toutes les maîtrises. Une telle prétention serait plus que grotesque et suffirait à faire classer dans les rangs des charlatans éhontés. Mais le proverbe nous assure que dans le royaume des aveugles, les borgnes sont rois.

C’est ce qui nous enhardit à présenter, malgré ses imperfections nombreuses, cet essai au public occidental. En décantant le problème de l’ascension spirituelle de toutes les incidences qui risquent d’en estomper le contour, le premier pas de l’entrée sur la Voie menant à l’évanouissement de l’individu et à l’expansion indéfinie de la personne, c’est l’affranchissement des mille liens sentimentaux qui retiennent la conscience captive des attraits du monde extérieur et inférieur d’où sortent les expériences sensorielles. C’est aussi le grand enseignement du Bouddhisme.

Aucun progrès spirituel n’est possible sans un fond sérieux de sérénité, aussi supérieure aux souffrances et aux contrariétés qu’aux déchaînements d’allégresse et de joie. Pas de création de la Personne sans l’Ataraxie, la haute sérénité, dans laquelle les Anciens voyaient à la fois le but poursuivi par les Sages, et le témoignage du succès de leur entreprise. La preuve que cette élimination de toutes les passions discordantes est la condition préliminaire de la vie spirituelle, est indiquée par ceci que, lorsque Jésus rencontrait ses disciples, il leur disait : Que la Paix soit avec vous ! » «  Je vous donne ma paix ».

Théoriquement il semble qu’il soit facile de se débarrasser de la domination des sentiments, en s’exerçant comme les Bouddhistes à percevoir le caractère éphémère des biens terrestres dont le désir provoque en nous de tels déchaînements sentimentaux. C’est ce que Spinoza avait en vue lorsqu’il conseillait de juger toute chose « sous l’espèce de l’éternité ». La tradition Hindoue recommandé de ne pas lutter directement contre les défauts et les sentiments indésirables, ce qui a pour effet de provoquer en eux une exacerbation aboutissant à une réaction de défense, mais de s’attacher au développement des qualités opposées. Il ne s’agit pas simplement de détruire toutes les passions et les attachements sentimentaux en les affamant en quelque sorte, par la concentration sur des zones d’intérêt plus élevées, mais de les transmuer en aspirations intenses à servir les nobles causes, aspirations qui ultimement doivent être sublimées en élans spirituels vers la Source Divine du Vrai, du Beau et du Bien. On sait que les tièdes n’entreront pas au Royaume des Cieux.

Cependant si l’énergie est indispensable au rassemblement et à l’organisation des matériaux des plans supérieurs du Cosmos, elle est moins indispensable que la paix intérieure. En effet, il ne faut pas oublier que l’énergie spirituelle, la tension potentielle créatrice, croit beaucoup plus intensément dans le passage d’un plan à celui qui lui est supérieur, que par l’accumulation d’énergies sur le plan sur lequel on se trouve. Cette ascension a pour moteur premier, l’intuition de la présence sur le plan supérieur de valeurs hautement désirables. Et cette intuition ne peut atteindre la conscience claire que lorsque celle-ci n’est pas agitée par des vagues passionnelles. Donc une fois de plus, les extrêmes se touchent ici. Le maximum d’énergie intérieure ne peut s’atteindre que dans le maximum de quiétude et de détente intérieure.

Par Analogie, on comprendra à la lumière de ce petit fait, d’où proviennent les contradictions constantes que les intellectuels impénitents reprochent aux mystiques. Dès qu’on n’est pas dans l’Unité pure, laquelle pour les intellectuels n’est qu’une vaine abstraction, les choses ont toujours une certaine complexité qui les ouvre à la contradiction sans cependant être incohérentes. D’autre part, on comprendra immédiatement que toutes les disciplines soi-disant initiatiques, faisant appel au développement de la volonté, de « la maîtrise », de « l’attitude qui en impose », peuvent bien donner des résultats plus ou moins spectaculaires sur le plan social, mais sont frappées de stérilité en ce qui concerne le « Grand Œuvre », la « transmutation du plomb vil en Or pur », de l’égoïsme en altruisme, qui est la base fondamentale de la vie spirituelle. Toutes les traditions spirituelles valables enseignent que sans Catharsis, sans purification intérieure, point d’ascension spirituelle. Et la plus accessible de ces démarches cathartiques est la purification de l’alimentation par l’adoption du végétarisme et de l’abstinence.

Cette petite digression nous, aide donc à comprendre l’importance primordiale de la paix et de l’équilibre intérieurs, sans lesquels aucune réalisation spirituelle n’est possible.

Tandis que les forces physiques peuvent se développer par l’exercice, la manière la plus sûre de développer les forces spirituelles consiste à s’ouvrir à l’influx de la Grâce. Or, son énergie spirituelle nous atteint au mieux lorsque nous sommes en paix intérieurement. Comme l’établissement de la paix intérieure demande la domination des passions et que celle-ci nécessite une grande énergie spirituelle, on se trouve devant un cercle qui, pour n’être pas vicieux, n’en serait pas moins dirimant, si nous ne pouvions faire appel à des formes moins précieuses et moins rares d’énergie, que celles provenant des plans les plus élevés de la conscience.

Grâce aux découvertes de trois grands psychologues du début de ce siècle, le Français Ribot, le Danois Lange et l’Américain W. James, on peut élaborer une méthode d’éducation des sentiments qui fait rentrer leur direction dans un domaine accessible à la majorité des Occidentaux. Le cadre de cette étude nous réduit à ne donner qu’une esquisse d’un programme de culture spirituelle.

En guise de conclusion au présent ouvrage, nous en préparons un autre sur le développement de l’ensemble des facultés humaines à fin d’aiguiller la vie des individus vers le maximum de chances possibles d’atteindre à l’immortalisation. Guyau et d’autres philosophes ont tenté de décrire ce que serait la Religion, ou l’Irreligion de l’avenir. Nous n’avons pas cette prétention, d’autant plus que toutes les grandes religions ayant produit d’admirables mystiques, parvenus à la communion transcendante, nous paraissent bonnes à la condition d’être pratiquées avec abnégation et amour.

La méthode que nous décrivons sous le nom de Panharmonie est, en ce qui concerne l’empire indispensable sur les sentiments, basée sur le fait mis en lumière par les trois penseurs susnommés. Les sentiments ne naissent qu’après le passage des perceptions à travers les organes innervés par le grand sympathique. On voit un tigre bondir hors de sa cage et se diriger vers nous. Comme un éclair cette perception engendrée par les centres visuels, met en branle une foule d’associations qui font juger que nous sommes menacés. Ce simple jugement ébranle d’autres associations, amenant des décharges nerveuses dans les viscères abdominaux innervés par le grand sympathique, et après ce circuit qui a duré une fraction de seconde, « la peur nous tient au ventre ».

A la suite de cette peur, ou de toute autre émotion causée par des perceptions qui, elles, ne sont pas affectées originellement d’une charge émotive, nous prenons des attitudes réflexes de protection, de fuite, de défi, de soumission, etc…

Ces attitudes sont associées aux émotions particulières comme des réflexes conditionnés de Pavlov, et par suite de cette association invétérée, le fait de prendre des attitudes induit l’éveil des sentiments correspondants. A force de jouer Cyrano, les comédiens sentent naître en eux une âme de mousquetaire. A force de vivre le rôle de Jeanne d’Arc, ses interprètes sont peu à peu envahies par l’héroïque pureté de la Sainte. Nous avons tous connus des arrivistes assoiffés de considération qui, après avoir ostensiblement et longtemps joué les âmes charitables et les « bons paroissiens » pour être admis parmi « les gens biens », ont fini dans la peau d’authentiques philanthropes.

Un éducateur avisé peut donc, en étudiant minutieusement les comportements et habitudes psychologiques de sujets, leur composer des scènes à jouer, ou des exercices à accomplir qui feront naître en eux les sentiments opposés à ceux qui doivent disparaître pour permettre à la fois le retour à l’équilibre et l’établissement de la tendance générale à la sérénité qui est nécessaire à l’envolée de l’âme vers les cimes spirituelles.

Naturellement ceci peut s’étendre à d’autres attitudes psychologiques qu’à l’inquiétude sous toutes ses formes. Étant donné la liaison étroite entre les mouvements corporels et l’enrichissement des centres nerveux fournissant les conditions organiques de l’établissement de circuits sentimentaux, cette méthode est nettement supérieure à celle reposant sur des suggestions faites à 1’oreille des sujets pendant leur sommeil.

Cette dernière méthode n’est que statique, utilisant seulement des matériaux accumulés dans la conscience et les centres nerveux. Au contraire notre méthode active est créatrice de disponibilités psychologiques rendant possible l’édification de nouvelles habitudes sentimentales sur des niveaux encore jamais atteints. C’est pourquoi nous donnons à ce chapitre la « Panharmonie » le nom de « Psychopoétique » ou création de l’âme sur les plans de l’Individualité, rencontrant ainsi les préoccupations développées par M. Souriau dans son si intéressant ouvrage « Avoir une âme ».

Cette psychopoétique comprend deux phases, à l’instar des méthodes des pédagogues avisés qui, après avoir calmé les enfants par des exercices de reprise en main au commencement de la classe, les initient à des connaissances nouvelles. A une première phase de catharsis, d’élimination des obstacles psychologiques par des manifestations expressives appropriées, succède une autre consacrée à la création de nouvelles attitudes sentimentales préparant l’élévation des niveaux de la conscience, depuis la simple quiétude jusqu’aux élans confiants, libres et assurés vers les cimes de l’admiration, de l’amour le plus généreux et de la communion libératrice. Ainsi aux harmonies intérieures réalisées statiquement et édifiées sur les créations antérieures, succèdent des séries d’harmonies ascendantes qui non seulement élèvent l’âme à des niveaux psychologiques supérieurs, mais l’orientent vers l’établissement de la tendance permanente au dépassement.

Cependant la pédagogie ne résout pas à elle seule le problème de la préparation aux élévations intérieures. La normalisation de la vie sentimentale, son épuration et son élévation vers des niveaux toujours plus élevés, appellent des compléments variés qui seuls permettront à la conscience, après avoir franchi la barrière hermétique qu’on ne peut traverser qu’en se dépouillant de tout égocentrisme et de tout attachement, de s’élever vers les splendeurs indicibles des sphères confinant aux régions tangentes à l’Universalité immuable de la Spiritualité.

Les Hindous décrivent trois voies d’accès à la libération ; celle de l’amour de Dieu, de l’adoration, ou Bhakti Yoga ; celle de la Connaissance, de la fusion intuitive avec les facettes noétiques de l’essence universelle, ou Gnani Yoga ; celle de l’héroïsme, du sacrifice total de l’individualité sur les autels de la consécration à l’accomplissement constant de la Volonté Divine, ou Karma Yoga. Le Saint, le Sage et le Héros sont les trois élus de l’immortalisation, et leurs voies sont celles de l’amour, de la connaissance intuitive et de l’abnégation.

Même sur la voie de l’union par l’amour, la Psychopoétique ne peut conduire l’âme qu’au seuil du monde spirituel, à la limite entre l’âme de l’individu « conscient et organisé » et celle de la personne qui s’épanouit graduellement sur les plans de ce que les Grecs nommaient le « NOUS », l’intelligence rationnelle. St Paul le Pneuma ou « Souffle » et les Hindous le Karanasharira.

Pour arriver à la libération par l’amour, il faut dépasser tous les exercices de la psychopoétique et s’efforcer de mériter la grâce par des élans éperdus et constants de l’âme vers le Divin objet de son adoration, élans dont la véhémence fera d’elle, ainsi que disait Boehme, un homme enivré de Dieu, comme Ramakrishna, comme les magnifiques Soufis de l’Iran et du Sindh, comme Saint François et la petite Sainte Thérèse. Bienheureuses les âmes qui ont mérité d’entrer sur ce sentier nommé Bhakti Yoga aux Indes, « le Yoga de l’adoration ».

Le Gnani Yoga, deuxième forme de libération, est plus adapté à la société occidentale qui attache une si grande importance à la science. Cependant cette recherche de la connaissance doit être poursuivie non pas en vue d’acquérir le pouvoir d’utiliser pratiquement les lois de la Nature, mais pour servir de base à l’extension de la faculté de communion avec la Volonté Divine à l’œuvre dans les lois de la Nature. Les opérations de celles-ci réalisent les phases progressives du règne de la Volonté Divine « sur la terre comme au Ciel », dans les moments successifs du Devenir, où elles tendent à reproduire les splendeurs de la Perfection du Monde des Essences, au sein du règne immuable de l’Être.

De même que nous désignons sous le nom de Psychopoétique une culture qualitative des facultés de l’âme, la préparant aux envolées sublimes menant à la communion et à l’extase; nous nommons « Cosmopoétique » la création d’un Univers intérieur de plus en plus riche, grâce à une culture intellectuelle organisée de manière à la fois à meubler la conscience du plus grand nombre de connaissances utiles à la pénétration des secrets de l’univers, à l’appréciation de ses splendeurs, et aussi orientée vers l’intégration délibérée de la conscience aux harmonies de plus en plus élevées que la Connaissance permet de découvrir dans les relations causales sur les plans les plus subtils de l’Univers.

On sait que les objets, les choses, les individus, n’ont pour nous d’autre valeur que celle que notre richesse intérieure nous permet de leur attribuer. Comme le dit le fameux vers de Shakespheare, « There is nothing good or evil but thinking makes it so », les choses ne sont bonnes ou mauvaises qu’en fonction de notre jugement. Un spectacle de la nature qui déchainera un prodigieux élan d’admiration fervente et d’enthousiasme créateur dans l’âme riche d’un artiste, n’éveillera que des sentiments platement utilitaires dans une âme inculte. On donnerait n’importe quoi pour pouvoir passer une heure dans la conscience d’un Dante, d’un Shakespeare, d’un Pascal, d’un Goethe, d’un Rembrandt, d’un Bach, d’un Beethoven ou d’un Debussy et être capable de voir l’univers avec leurs yeux et de le sentir avec leur âme…

C’est nous qui donnons leur valeur à nos expériences en fonction de la richesse de notre expérience passée. Chaque nouvelle acquisition intellectuelle enrichit quantitativement notre univers intérieur; Chaque élévation du niveau sur lequel nous recevons la vie, enrichit qualitativement celle-ci en nous amenant à percevoir de plus en plus clairement les aspects par lesquels les objets individuels participent des normes divines dont les lois de la nature sont les expressions.

En augmentant constamment la qualité de notre monde intérieur, nous devenons capables de donner de plus en plus de valeur à notre expérience vitale, aux enrichissements que nous sommes à même de donner aux objets rencontrés et dont la valeur, ainsi accrue par notre valeur accumulée, apporte une contribution sans cesse plus belle et plus haute à notre univers intime. Les anciens Grecs nommaient Cahos le monde primitif de la Démesure livré aux déchaînements aveugles des passions titanesques, et Cosmos le règne des lois Divines de l’Harmonie souveraine. L’idéal du Sage consistait à établir peu à peu en son cœur le règne des Harmonies Cosmiques grâce à la subjugation des passions bestiales par la Volonté d’Harmonie, pour employer l’expression de Prat, le noble disciple de Renouvier.

Cette Cosmopoétique ou création d’un Univers intérieur à la fois riche en étendue, en beauté et en qualité spirituelle par l’élévation aux harmonies identifiant la conscience humaine avec la Volonté Créatrice sur tous les plans de son expression, serait le nom occidental du Gnani Yoga de l’Inde. Sa poursuite relativement plus aisée pour les Occidentaux, si éminemment amoureux du Savoir pour le Savoir, ces Occidentaux cultivés qui avant tout « cherchent à comprendre » ; est féconde de nobles joies dès les premiers pas de sa réalisation. Sitôt que l’homme comprend que, par ses conséquences sur l’éclaircissement du regard qu’il jette sur le monde, la connaissance est en soi infiniment plus précieuse que toutes les applications pratiques qu’il en peut tirer, une vie nouvelle toute de richesse et de poésie commence pour lui. Il marche d’émerveillement en communion et d’enthousiasme en contemplation. Il ne s’agit plus seulement de supporter les misères du temps par les « consolations de la Philosophie », ni d’une tour d’ivoire du haut de laquelle on peut cultiver le « Suave Mari Ma no » ; mais des transports constants d’une communion créatrice entre le sujet, riche des perceptions des lois cosmiques à l’œuvre en son sein, et leurs opérations sur les mouvements historiques des règnes de la nature ou des sociétés humaines, vers lesquelles son enthousiasme le projette.

Vers la fin de sa vie, notre cher grand ami A.-K. Coomaraswamy aimait à répéter que la chose la plus importante pour l’homme était d’arriver à assurer le salut de son âme. Il entendait par là l’élévation de la conscience depuis les plans du devenir et du temps qui coule à celui où elle communie de plain-pied avec. l’Essence Immuable de l’Univers, à la fois immanente au centre ontogénétique de l’origine de tous les êtres et par sa projection créatrice vers eux, et transcendante aux manifestations les plus élevées de la création, supérieures même aux sublimes harmonies des sphères des Pythagoriciens, à la pure perfection des Lois de la vie émanant de la source Originelle du Vrai, du Beau et du Bien.

Certes, les vieux Richis avaient raison, comme l’Ecclésiaste avait raison. Tout n’est que vanité. L’Univers n’est que Maya, l’illusion. Mais cette illusion à la réalité de laquelle Dieu nous « tente » de croire « et ne nos inducas in tentationem », est une magnifique, une prodigieuse illusion, riche de toutes les perfections et de toutes les splendeurs des imaginations créatrices du Père. Les perfections esthétiques révélées par les sens dans les spectacles de la vie universelle, sont bien peu de chose en comparaison des perfections mathématiques, logiques, rationnelles que l’intelligence, délivrée des entraves de la forme, discerne dans les cascades ontogénétiques du devenir en voie de se cristalliser dans les relations parfaites, émanant de l’Être immuable. La recherche de la Connaissance n’atteint vraiment au Yoga qu’à partir du moment où l’intérêt, après s’être élevé de la contemplation des opérations des Lois Divines au sein des phénomènes naturels et sociaux jusqu’à l’étude de ces Lois en elles-mêmes, se tourne enfin vers le Créateur dans un grand élan de soumission à sa volonté, d’adhésion à son œuvre et d’Amour reconnaissant.

L’action la plus féconde à laquelle on puisse se livrer pendant la vie terrestre, est certainement la création de la Personne intemporelle. Celle-ci peut résulter de quatre sortes d’activités : 1° Des méditations spirituelles ou « récollections » au cours desquelles la conscience s’efforce de « neutraliser » par sa volonté tendue vers les cimes, toutes les préoccupations qui la situent sur le monde terrestre, pour s’élever aussi haut que possible sur les divers plans de sa participation intime aux étages de la chaîne ontogénétique qui la rattache à sa Source Divine. Ceci correspond au Rajayoga des Hindous, le Yoga Souverain ; 2° Des activités purement altruistes dans lesquelles toute trace d’intérêt individuel et d’ambition égocentrique et autophilique ont été éliminées. Ce travail purement altruiste et désintéressé, contribue puissamment à transférer le centre de la conscience au-dessus de la frontière séparant l’individu mortel de la personne immortalisante, en remplaçant l’égoïsme par l’altruisme, et en considérant l’action dans le cadre de l’ensemble et de la totalité au lieu de la restreindre au souci des cas particuliers (à rapprocher de la « Théorie de la totalité » de Staline, mais en partant du point opposé de l’horizon des idées dans une confirmation du vieux proverbe : les extrêmes se touchent) . Ceci correspond au Karmayoga des Hindous, l’Union par l’action dépouillée d’égocentrisme : l’action héroïque. C’est l’essence du message de notre grand modèle indien, Vinoba 3° Des activités purement dévotionnelles, en accordant le plus de temps possible à l’oraison, à l’élévation de l’âme vers sa cime intérieure, à l’adoration de la Cause sans Cause de l’Univers, afin que l’âme, devenant « ce à quoi elle pense », comme disait Plotin, par suite de ses efforts constants pour sortir d’elle et se déverser dans le sein transcendant de sa Source Divine, finisse par lui permettre de sortir de sa prison formelle actuelle, comme les serpents sortent de leur peau au printemps. Mais ici la peau est de nature psychologique. C’est l’ensemble des habitudes mentales et sentimentales contractées au cours de la vie égocentrique. Cette voie est celle de la Dévotion, le Bhaktiyoga ; 4° Des activités intellectuelles tendant à dépasser la considération des aspects extérieurs des divers objets sur lesquels portent nos études et nos activités matérielles pour nous efforcer de prendre conscience des deux « élans historiques » qui les constituent et dont elles sont les témoins : A) L’élan historique évolutif : Tout l’enchaînement de causes et d’effets, à partir des premières différenciations vitales au moment du refroidissement de l’atmosphère qui permit la condensation de l’eau sur notre globe, et l’élaboration des règnes, familles et espèces dont les objets observés sont des cas particuliers. Cette histoire pourrait être considérée comme située sur un plan horizontal, celui du temps rapide du devenir historique. B) Dans le sens vertical, l’élan ontogénétique, influx causal permanent provenant des sources sublimes des essences sur le plan du temps immuable de l’être, et qui pénètre de sa présence créatrice et « actualisante » l’ensemble des acquits évolutifs de ces êtres, en assurant leur conformité aux exigences immuables de la « nature réelle » ou « nature naturante » de leur être spécifique. Il s’agit ici de la présence au sein de chaque être et de chaque moment de son histoire, de ce Royaume des Cieux dont Jésus nous a dit qu’il était en nous et à la Justice duquel il nous a invités à nous référer toutes les fois que nous voulions œuvrer utilement sur la terre. « Cherchez d’abord le Royaume des Cieux et Sa Justice et le Reste vous sera donné par surcroît ».

Ainsi donc il faut prendre l’habitude de considérer toutes choses sur le triple point de vue : A – De leur appartenance à la totalité des manifestations actuelles de la vie, ce que le Père Teilhard nomme la Biosphère, B – De leur appartenance à une lignée évolutive d’histoire des diverses étapes de l’élan vital dont elles représentent l’aboutissement actuel. C – De la présence dans tous les phénomènes de la simultanéité intemporelle de l’Être immuable au sein de leur « premier commencement » le moment de la projection ontogénétique de la faculté créatrice de leur essence dans le cycle « historique » de leur évolution dans les champs mouvants du devenir avec l’achèvement de l’apothéose de leur élan vital dans le retour au sein du Père à la consommation des Temps. Cette apothéose peut être instantanée et simultanée au premier commencement, pour la conscience supérieure des humains. Ceci est un des mécanismes possibles du « ravissement » avec perte de conscience ou de l’extase.

Cette habitude constitue l’essentiel de la Cosmopoétique. On peut encore y ajouter la comparaison constante des valeurs esthétiques, poétiques, sentimentales et morales contenues dans les objets considérés et dans leurs relations mutuelles, avec les valeurs dont la perception nous a été communiquée et facilitée par les enseignements esthétiques, intellectuels, moraux que nous avons reçus et dont l’ensemble constitue la Culture. Ces comparaisons assurent la permanence la sérénité en « démonétisant » toutes les fausses valeurs qui sont à l’origine des passions.

La pratique délibérée de la Cosmopoétique, étendue aux arts et aux lettres, amène à se familiariser avec l’histoire des arts auxquels les œuvres appartiennent, ainsi qu’avec la vie des artistes et les sources de leurs inspirations, sources internes comportant les différentes phases de leur évolution intime pendant la vie et sources externes ayant pu influer sur la conscience des artistes: des créateurs ou des inventeurs.

Ainsi considérée, la Cosmopoétique ou l’Eucosmie poétique est le couronnement de la culture individuelle par l’accumulation des incursions qui amènent la conscience de l’individu à se dépasser pour s’organiser des reposoirs sur les plans des idées générales et de la contemplation des lois universelles pour, à la longue, acquérir droit de cité sur les sphères transcendantes où s’épanouit la Personne.

Mais à cette phase où l’âme jouit de l’Eucosmie, de la beauté du monde harmonieux dont elle a créé la noble image constituant l’assise précieuse de sa vie, doit en succéder une autre, complètement différente. A l’Eucosmie qui attribuait le maximum de valeur au monde de l’expérience individuelle, doit succéder une période de destruction du bel univers si riche et si harmonieux que nous avons tant œuvré à enrichir de toute manière. La Cosmopoétique avec ses magnifiques élans de gratitude pour la beauté et la richesse du monde, a permis à l’âme de franchir le mur impénétrable aux âmes intéressées seulement aux fausses valeurs matérielles auxquelles est interdit l’accès du monde de la personne, intermédiaire entre le tombeau spirituel du monde des formes et l’éveil à la vie illimitée de monde des lois universelles. Elle a pu pénétrer dans le monde des âmes nobles, libérées des entraves sordides du culte du moi et de la grossière volonté de puissance et de conquête.

Maintenant commence la culture spirituelle proprement dite. Elle prendra le contre-pied du culte des splendeurs de la Création, et en détruira tous les échos en l’âme du fidèle. Il devra se souvenir de la sublime histoire de Rabia de Bassorah, une sainte Soufie du Haut Moyen-âge. Elle vivait depuis plusieurs années dans une minuscule cellule de terre battue, sans fenêtres et dans laquelle elle ne pouvait ni se tenir debout, ni s’étendre complètement. Elle ne prenait qu’un repas par jour apporté par une fidèle servante qui nettoyait en même temps sa hutte. Un jour la servante dit a la sainte : « O Maîtresse, nous sommes au printemps de l’année, le désert est couvert d’un tapis de verdure enrichi de fleurs d’une beauté radieusement fraîche, et sous les premiers rayons du soleil levant, tandis que mille parfums s’élèvent de la terre, les chœurs des oiseaux célèbrent merveilleusement la gloire de Dieu ! Venez; ô Maîtresse, venez rendre grâce au Créateur pour la beauté de ses œuvres ! » Ce à quoi la sainte répondit : « Je n’aurais garde, ô chère fille, de sortir pour aller contempler les œuvres du Créateur, de crainte que leur beauté ne me détourne même un instant de la contemplation du Créateur Lui-même. »

Après avoir loué Dieu dans ses œuvres et l’avoir servi à travers celles-ci et à travers ses créatures, vient le moment où il faut ne penser qu’à Lui, en suivant l’auguste précepte du Coran : « Souvenez-vous de Dieu », et conformément aux enseignements de Saint Jean de la Croix, cette cime du mysticisme initiatique catholique, lorsqu’il recommandait à ses saints moines de chasser de leurs pensées même de personnages sacrés, car, disait-il, « elles-mêmes viennent du Tentateur [1] et écartent l’âme de l’Union avec l’Objet Sacré de sa recherche.

La Cosmoclastie, la destruction du monde à laquelle doit se livrer le candidat à la vie spirituelle, ne porte naturellement que sur les belles images que nous en avons créé en nous, en enrichissant nos perceptions brutes de toutes les richesses distillées par notre imagination créatrice, nourrie par l’étude et stimulée par l’amour. Nous sommes naturellement bien impuissants quoiqu’en prétendent les magiciens à modifier les expressions créatrices des volontés du Seigneur. Du reste, le suprême devoir est de s’incliner devant elles avec une soumission absolue et ce n’est que parce que l’attachement aux aspects extérieurs est, comme ceux-ci eux-mêmes, le fruit de notre nature d’ombre, que nous voulons nous en détacher pour arriver à nous fixer exclusivement sur la pure lumière invisible qui règne aux abords du Trône du Très Haut.

Alors commence le dernier stade de l’évolution, l’étape suprême. il nous faudra dépasser les joies terrestres les plus nobles et les plus pures, celles qui nous paraissent les plus naturelles et les plus légitimes comme les jouissances esthétiques ou les joies des relations humaines les plus chères, pour nous élever au-delà de toute possibilité de satisfaction d’aucune de nos tendances humaines, au-delà du bonheur, à la communion avec l’Essence du Tout, dans le, dépassement de tout ce qui fait de nous des êtres séparés et distincts de son unité.

La première grande étape élevant l’homme au-dessus des préoccupations « terre à terre » avait été celle où, par la Culture, et en dehors de toute aspiration à la possession privée, il s’était fait un monde intérieur riche de toutes les beautés de l’Art, de la Science et des plus nobles émotions et dont les splendeurs toujours disponibles constituaient une constante compensation aux médiocrités de la vie économique, politique et mondaine. Longtemps nous avons considéré les aspects prestigieux du Vrai, du Beau et du Bien comme les représentants les plus éminents de la Geste Divine, les formes adorables de Son absolue perfection. Nous avons puisé dans leur contemplation les joies les plus élevées, les plus pures, les plus sublimes que la vie nous ait permis de connaître. Elles ont été pour nous un pur palladium nous mettant au-dessus des atteintes des titans de la démesure.

Maintenant toutes nos joies, toutes ces allégresses perdent leur valeur, ont presque comme un goût de cendres. Après avoir été l’aliment le plus précieux de la vie de l’âme aux jours heureux de sa jeunesse, alors que l’exaltation de toute sa capacité de perception et d’action constituaient la phase radieuse de sa création, de la psychopoétique ; voici que nous éprouvons devant elles un sentiment de désenchantement. Nous sommes comme ces jeunes amateurs de théâtre ou de ballet qui, après avoir été enlevés par les muses jusqu’à l’empyrée esthétique devant le spectacle vu de la salle, sont effondrés lorsqu’ils passent dans les coulisses et constatent que les acteurs et les danseuses qui semblaient des créatures quasi surhumaines, portent des vêtements défraîchis, tiennent d’une voix fatiguée des propos qui n’ont rien d’héroïques ou sentent un peu la sueur, tandis que les décors ne sont plus que de pauvres postiches tendus sur des cadres d’un bois de qualité médiocre. Nos grandes joies esthétiques reposent donc, elles aussi, du moins quant à leurs prétextes, sur un cortège d’illusions et de prestiges…

Et cependant elles nous sont infiniment chères. Elles ont été longtemps ce que nous avons connu de plus beau, de plus noble et en nous apercevant de leur caractère relatif, de la valeur illusoire de leurs supports temporo-spatiaux, nous sommes envahis par une émotion poignante, quelque chose comme celle d’un marin à la fin de sa carrière. Pendant toute sa vie d’homme il a vécu sur un bateau qui était pour lui comme l’autel flottant de la patrie, consacrant toute son activité, tout son enthousiasme à la bien servir dans l’accomplissement total de son devoir quotidien, et constamment prêt à faire sur cet autel et avec lui, le sacrifice suprême lorsque cela serait nécessaire, les yeux fixés sur le drapeau symbolisant ses aspirations les plus hautes. tes. Et maintenant : « sac à terre » ! Plus de bateau, plus d’uniforme plus de drapeau constituant le dôme de son univers. Une nouvelle vie commence dans l’anonymat de la vie civile, où l’individu vieilli doit trouver en lui seul ses raisons de vivre.

Ou bien encore « le Crépuscule des Dieux » de ce qu’on pourrait appeler la démonétisation des valeurs esthétiques s’apparente un peu au sentiment d’une mère qui, après avoir élevé une famille nombreuse avec une immense tendresse verrait tous ses enfants, filles et garçons entrer dans les Ordres cloîtrés à l’orée de leur vie adulte. Après avoir vécu de l’aliment de la plus tendre et de la plus noble sollicitude, voici maintenant que l’âme pourrait se sentir dans la solitude d’un effroyable désert sentimental, privé de la présence physique des êtres qui, en lui permettant de se donner à eux, étaient les sources d’infinies richesses humaines et spirituelles.

Mais tout au fond de la conscience, fond qui en est aussi la cime, la « fine pointe de l’âme » des grands mystiques, la situation n’est pas aussi tragique. En effet, ce n’est que par comparaisons avec les nouvelles valeurs fraîchement perçues et dont la valeur s’avère transcendante à celles qui formaient le plafond prestigieux de notre empyrée, que notre ancien univers de valeurs s’écroule. Les nouvelles présences sont d’un prix en comparaison duquel toutes les autres s’avèrent fictives, et nous font bien sentir que les anciennes valeurs du Vrai, du Beau et du Bien, telles que nous les concevions, ont à peine une ombre de réalité en présence de la réalité infinie de la transcendance. L’âme sent bien qu’il s’opère en elle ce que Nietzsche nommait : « Le renversement de toutes les valeurs » et que ce renversement est tout à son avantage. Le drame de la démonétisation de ce qui fit le beau décor de notre vie, décor si beau et dans lequel on était si bien, n’est donc pas terrible car, en réalité, il ne peut se produire qu’à partir du moment où l’appel de la transcendance est assez clairement perçu pour constituer un ferme point d’appui pour la vie spirituelle. Les beaux décors, les belles histoires et les belles musiques ne perdent leur valeur que parce que nous communions directement avec la pure beauté dont ils n’étaient que les cadres prestigieux.

L’« Harmonie Universelle » ne nous laisse donc pas entre deux chaises. Cependant l’entrée dans le monde nouveau, celui des abords de l’Esprit, constitue une réelle épreuve comme tous les dépaysements, épreuve d’autant plus pénible qu’il s’agit d’un changement de notre région intérieure la plus précieuse, celle qui était le sanctuaire de nos valeurs les plus chères. L’âme ainsi dépouillée se sent comme un alpiniste qui, en arrivant au sommet de la plus haute montagne du monde s’apercevrait qu’il est tout nu, ayant perdu non seulement ses vêtements, mais tout son équipement de grimpeur.

Il lui faut donc entreprendre avec ardeur la tâche qui lui permettra de s’adapter aux nouvelles conditions de sa vie et de son être. Mais cette tâche est d’une nature toute nouvelle. Dans la formation de l’individu par les diverses étapes de son instruction il s’agissait avant tout de s’enrichir par l’étude et le travail, en acquérant des biens d’origine extérieure. Dans le développement de la personne, il fallait promouvoir la capacité de donner de plus en plus de valeur aux objets du monde extérieur et aux facultés de la vie intérieure. Ceci engendre une attitude de plus en plus richement généreuse envers les êtres et les choses, dans la création du plus bel univers intérieur, le seul accessible à la conscience.

Après la Psychopoétique et son aboutissement, la Cosmopoétique poussée jusqu’à l’Eucosmisme, commence une autre phase fondamentalement différente, celle de la mise en œuvre des réalités spirituelles. Il ne s’agit plus en effet de création puisque tout ce qui est spirituel, c’est-à-dire fait partie de l’entourage de l’esprit, existe déjà depuis le commencement des Temps. Il ne saurait être question d’en organiser des formes, alors qu’il est même en-dehors du temps réceptacle, et par conséquent sans aucune possibilité d’expression ni de contact avec l’espace, même « imaginaire ». Pour la même raison il ne peut non plus s’agir de constituer un centre spirituel individuel sur le plan voisin de l’Esprit dont la célèbre définition assure que le centre en est partout et la circonférence nulle part. Il s’agit encore moins d’une éducation consistant à « faire sortir » de ces régions spirituelles des productions qui n’en sauraient sortir sans cesser d’être spirituelles. Nous avons déjà indiqué que la seule manière pour l’âme de « prendre pied » sur les plans spirituels est de s’évertuer à s’y « déverser » de toutes les manières possibles dans des élans d’abnégation et de dépersonnalisation de toutes ses facultés. Et le nom qui paraît le mieux s’adapter à l’ensemble des techniques de dépersonnalisations serait celui de Pneumatagogie, qui signifie « stimulation » ou « fomentation » de l’esprit.

Et comme toutes les techniques de dépassement, la Pneumatagogie comprend deux paliers complémentaires. D’abord se libérer des attachements et des assujettissements de la conscience aux phénomènes qui, après l’avoir alimentée et éclaircie, sont devenus des entraves, une prison rigide. Ensuite développer au maximum les avenues de déversements de la conscience dans l’Unité de l’Esprit, de « projections », d’extases de la conscience claire et égocentrique dans ce que nous nommerons la transconscience de l’Esprit, état dans lequel la localisation de la conscience en un lieu particulier a disparu ainsi que la perception d’opposition, d’antériorité ou de postériorité des moments successifs de la durée intérieure. Comme c’est la phase la plus immédiatement accessible à qui a eu des expériences d’extase et de transconscience, on commencera par la dévalorisation des perceptions extérieures et des valeurs que nous y attachons.

Après avoir considéré les créatures et les apparences de l’Univers comme des hérauts somptueux proclamant la magnificence des œuvres du Créateur, on s’aperçoit que ce ne sont que des masques, des personnes » au sens propre, qui nous cachent l’Unique Réalité, comme les individus terrestres nous cachaient les valeurs générales et les splendeurs abstraites de la personne. Le monde brillant des couleurs splendides et des formes radieuses, n’est que celui des illusions engendrées par le monde intermédiaire entre les mirages du monde de la chute, de la matière et de l’individu, et le Règne absolu de l’Unique, le Wahid de l’Islam, l’Ekam Advaitam de l’Hindouisme, « l’Ehad » de la Thora, notre Père Éternel… en-dehors de qui, il n’est rien d’absolument valable et réel.

A la lumière de ce fait écrasant qui ôte toute valeur absolue à tout ce qui n’est pas Dieu Lui-même, on comprend toute la profondeur terriblement déconcertante de ces sublimes alexandrins de Racine qui font de lui un des plus grands initiés de l’Occident, l’égal des Shakespeare et des Dante :

« Et la mort à nos yeux qui ravit la clarté,

Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté. »

Comment mieux nous rappeler l’enseignement des anciens que le corps n’était que le sarcophage de l’âme, laquelle ne revenait à sa vie véritable qu’en s’en évadant…

A la lumière de ce fait fondamental, il sera très utile de s’efforcer de « désarmer » les pièges que les images créées par les sens offrent constamment à nos âmes. On sait aujourd’hui parfaitement bien que toutes nos perceptions sensorielles, les couleurs, les aspects des objets, les sons, les odeurs, les sensations thermiques, celles des contacts, doivent toutes leurs caractéristiques à nos organes des sens et ne nous renseignent en rien sur la nature réelle des objets qui sont à leur origine. Kant, dans son admirable « Critique », avec son intuition géniale, avait déjà perçu ce fait, mais aujourd’hui le dernier des candidats au baccalauréat le sait d’une sûre certitude. Il s’ensuit que toute notre vie pratique, dans ce que nous nommons la conscience claire à l’état de veille, le Jagrat des Hindous, se passe dans un immense et perpétuel carnaval, où tous les objets que nous rencontrons, animés ou inanimés, sont complètement travestis. Donc tous les hommes soucieux de sortir des balbutiements, des trébuchements et des brassières de l’enfance intellectuelle, et aspirant à suivre l’injonction de l’oracle antique : « Homme, deviens ce que tu es », doivent faire un effort suprême pour ne plus s’abandonner aux contes d’enfants des imageries d’Épinal de la nursery (nourricerie) dans laquelle l’humanité vagit depuis des millénaires.

Nous abordons ici le troisième grand pas de l’ascension qui mène la conscience humaine à son apothéose. Cette ascension correspond assez dans ses trois étapes au développement progressif de la conscience à travers les trois castes supérieures des Hindous. La première des trois castes Aryennes, celle des Vaisyas, commerçants dont l’idéal est de s’adapter parfaitement aux nécessités du succès de l’action dans le cadre de la société, contribue par ses activités à la formation de l’âme sociale. Puis la caste des Kshatryas, celle des défenseurs et des gouvernants, élève leur intérêt et leurs aspirations au-dessus de la réussite matérielle, jusqu’au souci des intérêts durables de la collectivité dont ils ont la garde, intérêts collectifs et moraux dont la permanence les élève dans la noble région où l’historique s’approche de la pérennité auguste de l’intemporalité. Puis dans la caste des Brahmanes, l’intelligence rationnelle doit franchir le pas qui la sépare de l’intuition métaphysique ou plutôt métamorphique, pour s’élever à la communion avec la présence de l’énergie créatrice de l’Esprit toujours affleurant sous toutes les apparences du devenir.

Il faut donc pour sortir des jougs et des lisières étroites de la prison intérieure constituée par les habitudes engendrées par nos sensations et perceptions illusoires, que nous fassions effort pour prendre l’habitude, toutes les fois que nous entendons un émouvant poème, une musique prestigieuse, voyons un merveilleux tableau, un paysage grandiose ou un visage adorable, d’élever des actions de grâce à Celui qui a mis dans Sa création, les possibilités et les lois grâce auxquelles l’évolution nous a permis de créer en notre conscience, les perceptions dont les rencontres de couleurs, de formes, de sons et de proportions, engendrant les plus sublimes joies esthétiques noétiques et morales. Whitehead a signalé avec force cette nécessité de rompre avec la naïveté qui pousse les poètes à adresser des hymnes à la beauté ou à la valeur des êtres et des choses, tandis que c’est à nous en réalité que reviendrait le mérite de la création de ces beautés, création simultanée à leur perception consciente.

C’est éminemment vrai, mais il est encore plus important de ne pas oublier que c’est à l’ensemble des lois du Cosmos englobant les diverses manifestations de son devenir dans l’Univers, que nous devons cette prodigieuse faculté de pouvoir retirer les plus magnifiques, les plus élevantes, les plus émouvantes des félicités esthétiques, de la perception souvent subconsciente de la pure beauté résultant des rapports entre les lois créatrices à l’œuvre dans le devenir des divers aspects de l’univers. Lorsque nous aurons pris cette habitude, il nous sera plus facile de ne plus attacher de créance aux informations de nos sens, et ainsi affranchis des oripeaux des illusions sensorielles, de nous ouvrir à la perception intuitive des relations qui s’étendent entre le monde extérieur et le centre dynamique de l’élan vital qui crée la succession d’états de conscience constituant notre identité individuelle. Alors nous serons beaucoup plus près, non pas de l’Unique auquel nous ne pouvons accéder que dans la cessation de notre « existence », notre « situation hors de Lui »; mais de Celui que les anciens Manichéens nommaient le « Consolateur », le Paraclet. Il est présent au centre d’activités créatrices engendrant les centres d’émergences des vibrations dont les impacts sur nos sens sont les éléments des sensations dont la perception et l’élaboration engendrent les objets constituant notre milieu. C’est la prémonition de sa présence sous-jacente au sein des objets ambiants, qui engendre le sentiment de félicité ineffable ressenti dans les communions esthétiques au cours desquelles nous pouvons nous élever au-dessus des pures joies résultant de la beauté archétypique des modalités des créations, pour avoir l’intuition de la pureté éblouissante de sa source divine. Pureté éblouissante due à l’absence de tout autre caractère que celui d’être une parfaite source d’activité créatrice.

L’évolution de l’individu s’est accomplie par l’activité matérielle et intellectuelle, la conquête, l’absorption,. l’assimilation, l’édification des facultés mentales de plus en plus claires et précises, portant sur des individus restreints, définis et limités. A cette phase, purement utilitaire, conquérante et thésaurisante, a fait suite la phase intermédiaire de la Cosmopoétique. Alors la conscience, après avoir mené à bien le développement de ses outils psychologiques, et compris la vanité des biens extérieurs, abandonne leur poursuite pour se tourner avec sagesse vers l’enrichissement de la vie intérieure qu’elle considère désormais comme son être réel.

Si l’homme n’avait pas la possibilité d’élever sa conscience jusqu’aux régions les plus proches de la Réalité Spirituelle, la Cosmopoétique serait le magnifique couronnement d’une vie humaine noblement et intelligemment conçue et vécue. Mais tel n’est pas le cas, ainsi que le présent ouvrage s’est efforcé de l’indiquer. Les harmonies magnifiquement riches de l’Univers intérieur édifié dans la conscience du Sage, ne sont que le plus précieux, le plus sublime des biens que ce monde illusoire et éphémère de l’espace-temps permet à l’homme d’acquérir. Même ce splendide univers, aux beautés si sereinement accomplies, n’est qu’une parodie indigne des augustes perfections du Royaume des Cieux. Il fait partie de « ce monde » dont le Royaume du Christ n’est pas.

La « Cosmoclastie » étendant la Catharsis, l’épuration des mystiques, jusqu’à la destruction des beautés formelles les plus raréfiées et les plus hautes des constructions les plus élevées de la Cosmopoétique, est la condition préliminaire de la libération réelle de tous les liens qui retiennent encore la conscience prisonnière de la durée du temps psychologique, longtemps après qu’elle s’est détachée de tout désir pour les biens matériels de l’espace-temps, et même pour leur projection sur les plans inférieurs de la durée intérieure de la conscience axée sur les résultats des constructions intellectuelles et sentimentales portant sur des abstractions provenant des apparences de l’espace-temps.

L’élévation ou plutôt le réveil, pour ne pas employer une expression empruntée à la spatialité, de la conscience à sa source sublime, consiste surtout en la réunion des divers éléments de la « quiétude » mystique, dans le complet abandon des « puissances » variées de la personne, qui font obstacle à l’irruption de l’ineffable réalité spirituelle, au-dessus de toute forme et même de toute durée. Ceci semblerait constituer la préparation de la disparition de toute conscience personnelle avec la disparition de la durée intérieure. En conséquence il semblerait que la Cosmoclastie, cette forme supérieure de la Catharsis, devrait s’achever en une quiétude absolue avec la cessation de toute activité de la conscience, avant de passer à la phase active de la Pneumatagogie.

Ceci serait semblable à l’entrée dans le Nirvana définitif de ceux des Bouddhistes qui n’ont en vue que la grande libération. Mais, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, cette notion ôte tout sens, toute raison, toute valeur à la Création. Ceci est contraire non seulement à la grande tradition réaliste sur laquelle reposent les Théologies Judaïques, Chrétiennes et Islamiques, mais aussi à l’essence de l’Hindouisme qui est réaliste à sa manière, ainsi que le déclare formellement avec sa haute autorité le vice-président de la République Indienne, le Professeur Dr Sarvapalli Radhakrishnan dans sa magistrale histoire de la Philosophie Hindoue.

Au contraire, la pratique des étapes finales de l’ascension spirituelle vers le salut éternel, consiste en une alternance de périodes de contemplation passive et de prières intenses dans lesquelles l’âme s’évertue littéralement à s’élever de toute son essence vers la Source Sacrée de celle-ci, et de toutes ses lumières intérieures et des transparences qui leur succèdent lorsqu’elles se sublimisent, vers la Toute Transparence de l’Unique qui est transcendant à toute lumière perceptible.

C’est à une telle vie, dans la pratique alternée de la contemplation et de la prière que les Sages de l’Orient, qu’il s’agisse de Bikkus des Bouddhistes, de Sanyasins et de Gourous Hindous ou de Faquirs et de Soufis Musulmans, consacrent les dernières années de leur séjour sur terre, quittant leurs biens et même leurs familles, pour s’abîmer ou plutôt pour s’élever dans la présence de l’Unique.

Lorsque quelques auteurs occidentaux déclarent que « les méthodes spirituelles de l’Orient ne sont pas applicables aux Occidentaux », ils veulent dire en réalité que ces méthodes sont incompatibles avec les mœurs occidentales courantes. En ceci ils ont absolument raison.

Mais, ils ont absolument tort, s’ils entendent que les facultés les plus élevées des âmes des Occidentaux sont d’une autre essence que celles des Orientaux et que celles qui sont assoiffées d’Union Divine doivent avoir recours à d’autres méthodes. L’erreur complète de ces auteurs est démontrée par le fait que l’expérience multiséculaire de milliers de moines adonnés à la spiritualité pratique a amené les Occidentaux qui cherchent dans les Ordres contemplatifs, Chartreux et Carmélites, l’union mystique avant la fin de leur séjour sur terre, à vivre comme leurs frères d’Orient dans la pauvreté et l’humilité, en suivant le même régime alimentaire et en employant en adorant les mêmes méthodes, et qu’ils arrivent exactement aux mêmes résultats.

La fraternité des religions est déjà réalisée dans la communauté de la Source Sacrée de leurs inspirations et de leurs révélations, et dans l’unité des formes de vie et des méthodes d’ascèse des âmes épurées qui, dans toutes les confessions, aspirent à la Communion avec le Sacré. Lorsque les âmes « fidèles » de toutes les religions comprendront qu’en face des fils de la matière, de la violence, de l’orgueil et de l’ombre, elles constituent la grande communauté « des hommes qui prient », les « gens de la Prière », comme diraient nos frères Musulmans, tous les espoirs seront permis à l’humanité occidentale. Alors son élite aura abandonné ses aspirations aux vains pouvoirs et aux fausses valeurs de ce monde où, comme disait Jésus, « les voleurs les prennent, les vers et la rouille les consument », pour rechercher les vraies richesses du « Royaume du Père qui est aux Cieux », richesse dont la pureté absolue échappe à toutes les atteintes de l’espace et du temps, comme aux souillures de la diversité.

En résumé la naissance d’une unité de conscience sur les plans de l’Être immuable, au-dessus du temps fluide des choses en marche vers la mort, dépend de la répétition de créations d’aspirations spirituelles engendrées par des élans d’amour complètement dépersonnalisé et en-dehors de tout sentiment de soi-conscience. Sur le plan de la transcendance à la personne soi-consciente, où seuls les mouvements créateurs complètement impersonnels peuvent s’élever, chacune des aspirations et des adorations pour la Source Sublime de l’Essence du Vrai, du Beau et du Bien, contribue à créer comme une lignée d’émergence de Réalité transcendante, lignée provenant des intuitions venant d’Atma, qui, à travers ses Jivas, nous donne la force vitale et dont la projection dans l’être défini (donc limité) est peut-être notre Ange Gardien, source constante d’appels à une vie axée vers le retour à la pure et universelle unité. Cette lignée retournant à son origine céleste, à ce même Atma, père des Jivas, lui rapporte des longs pèlerinages de ses projections dans l’espace-temps, une moisson d’expériences réunies qui, sans l’enrichir réellement, correspondrait à ces gerbes de fleurs éphémères que les excursionnistes, après une journée passée dans la nature, rapportent en ville, dans leurs sanctuaires familiaux. La création de ces gerbes de fleurs spirituelles que seul le parfait amour, uni à la connaissance épurée et à l’abnégation totale peut créer, réalisant l’injonction de Jésus-Christ : « Devenez parfaits comme mon Père qui est dans les Cieux », donnerait un sens à la création de l’Univers. En effet, à la « Consommation des Siècles », entraînant la disparition de la Création, il resterait de celle-ci un fruit intemporel, dont le Créateur n’aurait fourni que le germe et les conditions nécessaires à sa création, tandis que ses créatures éphémères l’y auraient produit.

Ainsi donc, si cette conception est moins satisfaisante pour notre égoïsme et notre vanité que celle qui nous octroie une vie immortelle individuelle comme celle de Dieu lui-même, laquelle, grâce au sacrifice du Sauveur, serait assurée d’une félicité éternelle, obtenue sans autre peine que la Foi en la Bonté de Celui qui lui assure un si infini bienfait, elle n’en attribue pas moins à la vie humaine une valeur immense. En effet, même si l’unité consciente qui constitue le centre de notre vie intérieure n’est pas capable d’atteindre à l’immortalité à la fin de cette vie en créant au sein de la transcendance une lignée causale d’œuvres spirituelles qui l’élèveraient au-dessus des cycles récurrents du devenir ; elle a au moins le pouvoir d’enrichir le patrimoine spirituel collectif de l’humanité d’une façon permanente. Et cette faculté de pouvoir apporter une petite contribution à l’édification des valeurs spirituelles éternelles voulues par le Créateur, est une satisfaction d’une magnifique grandeur, bien consolante pour toutes les âmes sensibles à la beauté de l’idéal du Service, qui fut le noble titre de Bayard et l’origine de la devise du Prince de Galles « Ich dieu ». Les hommes ne seraient pas condamnés à n’avoir d’autre élément de survie que leurs chromosomes dans leurs enfants, ou leurs œuvres littéraires ou artistiques ou leur participation aux drames de l’histoire. Êtres éphémères, ils auraient pourtant l’honneur suprême de pouvoir collaborer avec le Créateur, dans le Sein duquel subsisteraient du reste tous les éléments constitutifs de leurs véhicules successifs.

Ce serait, sur le plan cosmique, assez comparable au sort des cellules nerveuses de nos centres cérébraux. Elles sont porteuses de conscience pendant quelque temps, puis elles vieillissent, se désintègrent, sont éliminées et remplacées par des cellules nerveuses neuves. Mais la conscience continue à progresser en quantité et en qualité malgré le remplacement constant de ses milliards de supports. Cette conception est à la fois compatible avec celle de Pascal, considérant l’humanité comme un grand corps échappant à la mort, et celles des Sociologues qui expliquent (assez mal du reste) les facultés humaines dépassant le cycle de la croissance intellectuelle au cours d’une même vie, par la participation à la sphère noétique engendrée par les relations psychologiques des individus vivant en société. Elle correspondrait aussi aux théories des psychanalystes attribuant l’intuition, l’inspiration et la connaissance des faits ou langues non apprises à la participation de la conscience individuelle à un « subconscient » racial, au sein duquel les générations se succèdent en y déposant leurs apports.

Elle retrouve également certaines hautes doctrines israélites.

Cependant, cette conception est fort différente eschatologiquement des conceptions précédentes prises dans un sens purement rationaliste et matérialiste.

Elle est, en effet, fondamentalement spiritualiste. Elle considère les consciences comme puisant leur source dans l’unité originelle de la pensée créatrice des sept plans successifs de la projection de celle-ci vers l’inclusion dans l’espace-temps comparable aux invaginations de la lame épithéliale dans les tissus conjonctifs des embryons, préparant le retour des fusées créatrices des arcs des élans vitaux bergsoniens dans leur marche exfoliatrice ascendante. A l’origine cet élan vers la différenciation et la création de particularités individualisantes semble bien due au vouloir vivre personnel des divers Jivas d’Atma. Mais bientôt la conscience individualisée ayant acquis des facultés assez souples et assez fluides pour le développement de l’altérité [2], s’ouvre à l’intuition, et entre dans ce que M. Lalande nomme la phase de la dissolution des caractères individuels pour s’identifier, de plus en plus, avec les lois générales de l’évolution de la volonté normatrice. Cette action dissolvante qui permet à la conscience de franchir les étapes du retour à l’unité, retour universalisant, dépersonnalisant et immortalisant, semble bien être opérée sous l’impulsion de ce que Royce appelait le « Homing instinct » [3] de l’homme, c’est-à-dire sous l’empire de la « Philia » des Grecs, la sympathie fondamentale que les créatures ressentent les unes pour les autres, source de toutes les formes de l’amour, depuis les affinités chimiques et l’instinct grégaire de sociétés animales et humaines jusqu’aux envolées universalisantes et dépersonnalisantes de l’extase mystique. Cette sympathie fondamentale inhérente aux consciences animant toutes les formes de la Création, serait due aux échos en elles de l’Unité de l’Esprit Unique, émanant du Sacré-Cœur, la source ontogénétique de l’Univers et dont tous les élans créateurs des myriades de créatures ne sont que les différenciations provisoires et superficielles. C’est donc une réédition moderne de l’ancien mythe des morceaux écartelés d’Osiris, cherchant à reconstituer le Dieu épars dans l’espace-temps.

C’est aussi l’idée hindoue considérant la Geste Universelle comme l’action de Dieu sur Lui-même et par Lui-même. Elle est compatible avec le Monothéisme radical et le spiritualisme fondamental. Elle l’est également avec les lois physiques du XIXe siècle. « Dans la nature, rien ne se crée et rien ne se perd, tout se transforme ».

Toutes les formes précises, groupements temporaires de portions différenciées d’énergies, allant des atomes, des molécules, des grains de sables, des brins d’herbes, aux humains, aux nations, aux races, aux planètes, aux systèmes solaires, sont évanescentes. Mais parmi les formes les plus élevées, celles des consciences individualisées, au sein des ensembles psychologiques ou les âmes les plus évoluées étant les plus subtiles, sont celles qui durent le plus longtemps. A la limite atteignant à la création d’une lignée causale projetée sur le plan de l’être, elles peuvent durer autant que le temps de l’Être immuable dans sa tengeance au temps du devenir, c’est-à-dire autant que la Création.

Nous avons déjà dit que nous n’osons porter plus loin ou plus haut notre entreprise d’interprétation. Mais nous espérons que le lecteur sentira que si cette conception est plus ou moins exacte, elle donne une importance extrême à notre vie à nous, individus. En effet, nous n’avons pas d’autre chance d’apporter notre contribution à l’enrichissement du Cosmos. De plus nous avons tous celle d’atteindre à la vie éternelle si, par des efforts héroïques et de suprêmes élans d’amour nous universalisons assez notre vision des choses, tout en purifiant de tout égoïsme notre cœur, ce centre de notre conscience, pour permettre à la Grâce du Sacré-Cœur essentiel de l’Univers d’infuser en nous ses énergies spiritualisantes qui assureront notre établissement dans le Royaume des Cieux.

Cette vue donne une importance extrême au Personnalisme, au Créativisme et aux Philosophies du dépassement. L’axiologie bien entendue nous engagerait déjà à organiser notre vie de manière à engendrer le maximum de valeurs de façon à avoir la vie la plus belle et la plus riche possible, ce qui est déjà fort précieux en soi.

L’idée que la valeur et le bonheur de la seconde vie que nous mènerons après la mort du corps sera la conséquence directe de la valeur que nous aurons su donner aux quelques milliers de jours que nous aurons eu à passer sur la terre, renforce considérablement cette incitation à œuvrer avec ardeur à tirer le meilleur parti de toutes les occasions de développer nos facultés et d’enrichir notre vie intérieure qui devient l’artisan du capital psycho-spirituel sur lequel nous aurons à vivre. Cette richesse conditionne étroitement la durée et la qualité de nos séjours sur les différents plans psychologiques des mondes intermédiaires.

La possibilité, au moins plausible, que nous n’aurons pas d’autre chance d’arriver à la vie éternelle que celle qui nous est donnée en cette vie, confère à la fois à notre existence terrestre un caractère tragiquement dramatique et une valeur suprême. Comme les espaces de silence de Valéry dont chacun est le gage d’un fruit mûr, chacune de nos heures, non seulement prépare avec une sûre efficacité les divers habitats dans lesquels nous vivrons notre après-vie, mais peut être employée d’abord à gravir les cimes intérieures d’où nous pourrons envoyer les missives téléguidées de nos projections spirituelles, puis à engendrer ces envols vers la transcendance jusqu’à atteindre une cadence qui en fera un sillage continu comme le jet de ces lances de pompiers, qui leur permet d’atteindre des hauteurs bien au-dessus des obstacles opposés par le feu à leur être physique, semblable à celui qui préservait la Valkyrie de l’approche des pèlerins indignes.

Naturellement les images ne sont pas des preuves. Ce ne sont que des symboles n’ayant d’autre valeur que celle que nous pouvons leur donner. Cependant, elles aident à faire naître en nous des sensations de mouvements psychologiques, et de passage de plan en plan du monde des valeurs ; sensations qui aident à donner plus de souplesse et plus de subtilité aux rythmes par lesquels notre conscience s’efforce d’échapper aux habitudes fossilisantes.

En conséquence, nous conclurons que l’existence humaine est une prodigieuse aventure. Elle met à la portée de l’homme des possibilités de transmutation et de métamorphose intérieures dont les perspectives dépassent de loin les plus intéressantes de celles ouvertes par les voyages autour de notre globe ou la possibilité, encore bien hypothétique de voyages interplanétaires.

La Vie met à notre portée un outillage psychologique qui fait, de nous les plus puissants des magiciens. Elle nous offre la possibilité prodigieuse de devenir des collaborateurs, ou plutôt des serviteurs du Créateur, dans la production de valeurs spirituelles dont la réalité enrichira réellement son œuvre. Enfin et surtout, elle nous donne la perspective de la création au sein d’une des demeures de la Maison du Père, d’une permanence des œuvres de notre âme au service de Celui-ci. Car c’est l’amour intense pour Dieu qui constitue le dynamisme spirituel créateur par excellence. Les constructions rationnelles les plus subtiles, les plus ingénieuses et les plus pures peuvent nous permettre d’atteindre les cimes qualitatives d’où nous pouvons projeter nos essences sur le monde de la proximité spirituelle à la manière de ces alpinistes qui, après avoir atteint une cime avant le lever du soleil, peuvent voir leur ombre projetée par celui-ci sur les nuages couronnant ces cimes au moment où les premières flèches horizontales d’Apollon les atteignent…

Mais c’est seulement sur les ailes de l’Amour total pour le Père, que les lignées conscientes des efforts de laudation et de service des âmes reconnaissantes et fidèles, peuvent établir la projection de leur amour, rassemblant toutes les forces de leur vie pour les unir au rayonnement du Centre Sacré de toute création, le Sacré-Cœur, l’Unique Intermédiaire entre le Créateur et la multiplicité des œuvres réalisées par les « opérations » du Saint-Esprit… Union qui serait l’entrée dans la Vie éternelle, dans la sortie du temps du Devenir et de la mortalité. Cette conception de l’immortalisation nous semble être un développement acceptable du pari de Pascal étendu à la formation d’un programme de vie menant à l’apothéose. Et ce programme ne fait en rien appel aux vieilles représentations anthropomorphiques du Créateur considéré comme un terrible tyran assybrie assoiffé de sang dont il aimerait qu’on répande des flots sur ses autels, et qui, même après s’être modernisé, voudrait encore être craint, adulé et même flagorné par ses créatures bien stylées et craignant les foudres de son effroyable vindicte. Cette thèse échappe également à la tentation de restreindre notre analyse à notre petite planète, ni même à notre système solaire, pas plus qu’à un seul cycle d’évolution cosmique.

D’autre part, elle abandonne l’idée du péché, considéré comme un outrage direct ou indirect au Créateur, offensé dans sa personne ou dans ses lois et qui châtierait les âmes rebelles par des souffrances correspondant aux coups de règles appliquées par un maître d’école acariâtre sur les doigts des écoliers indociles. Un proverbe indien affirme que « le Sage est aussi indifférent aux outrages que les Himalayas au sifflement d’un serpent ». Comment ne pas sentir que les braves théologiens qui veulent que les outrages à la majesté divine soient punis rigoureusement, sont eux-mêmes coupables d’un terrible outrage à la Souveraine Majesté qui ne serait pas même l’égale de notre Jaurès national qui, dans sa sagesse débonnaire disait : « Ne m’insulte pas qui veut ! » La conception hindoue, ici reproduite, ne voit dans la souffrance que la conséquence logique et juste des déviations à l’encontre des lois de l’Univers, déviations qui portent en elles-mêmes leur châtiment puisqu’en opposant le sujet aux sources mêmes de l’harmonie, de l’ordre, de la santé et de la vie, elles le privent plus ou moins complètement de ces biens.

Enfin elle répudie également toute assimilation du Créateur à un tyran sadique en repoussant résolument l’idée que les sacrifices et les souffrances que les humains s’infligeraient pour être agréables à Dieu, réjouiraient tellement le cœur lubrique de celui-ci qu’il comblerait de grâces et de bienfaits ceux qui l’aiment assez pour se torturer afin de lui faire plaisir. Une des conséquences de ces attitudes est l’idée que tout ce qui est agréable à la créature est désagréable au Créateur et que le sentier qui mène à Lui est hérissé d’épines et de rocs tranchants déchirant, ensanglantant les pieds des postulants au salut. Pour quiconque a bien saisi le mécanisme de l’origine des sensations agréables, il est évident que la vie des fidèles s’efforçant à harmoniser leurs actions avec les normes imposées au monde par le Créateur ne demande sur tous les paliers successifs de l’ascension humaine, que des sacrifices provisoires de biens inférieurs pour obtenir des joies plus élevées, plus intenses et plus durables. Même le grand sacrifice auquel l’âme est conviée à l’achèvement de sa radieuse création Eucosmique n’est en réalité que l’ouverture dans la belle prison intérieure que l’âme cultivée s’est donnée, d’une porte libératrice ouvrant toute grande la voie de l’apothéose finale.

Ceux qui ne sauront pas faire ce sacrifice suprême seront assurés d’une longue vie dans les félicités du plus haut des cieux temporaires, et ils auront été les bons serviteurs du maître de la Vigne. Les âmes qui, même à la fin d’une longue vie consacrée au service et à la recherche des valeurs temporelles sauront faire un effort héroïque pour briser la coupe dans laquelle elles buvaient les joies distillées par les sirènes des rivages de l’Espace-Temps, afin de se tourner de tout leur cœur, de toute leur âme et de toutes leurs forces, vers le Père qui est aux Cieux, et l’aimer d’un amour total ; ont la perspective de recevoir comme l’ouvrier de la onzième heure, la suprême récompense, dans l’admission dans son sein. En effet, un des points essentiels des idées que nous avons exposées est qu’au-dessus du monde de l’espace-temps et de la quantité, le progrès et la libération menant au salut sont d’ordre purement qualitatif et que tout effort vers la pure qualité qui est l’amour, rencontre la grâce infinie du Sacré-Cœur.

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1 Introduction à la Mystique Comparée pp. 153 et ss.

2 Nom donné par M. Lalande au remplacement de la Conscience égocentrique et centripète par une attitude cosmocentrique avec communion avec les valeurs incluses dans les autres consciences.

3 Instinct du pigeon voyageur, poussant l’âme à retourner au pigeonnier spirituel qu’elle a quitté pour virevolter dans les champs de l’illusion.