(Revue Spiritualité Numéros : 7-8, 15 Juin – 15 Juillet 1945)
Lorsque l’on parle de spontanéité, les esprits non avertis pensent immédiatement à l’impulsion irraisonnée.
En effet, dans le langage courant on dit indifféremment d’une personne primesautière qu’elle se montre impulsive ou qu’elle est spontanée.
Avant d’aborder le problème de la spontanéité il est prudent de s’entendre sur la valeur qu’on attache à ce terme.
Krishnamurti nous parle beaucoup de cette spontanéité, de cette fraîcheur de l’âme qu’il déclare être le couronnement d’une profonde expérience de la vie. L’homme primitif ou dans l’enfance est nettement impulsif. Il n’a pas appris à inhiber ses réflexions. Il laisse déborder ses sentiments en explosions soudaines, au gré de leur puissance d’expansion. Il est toute réaction devant les chocs de l’existence.
Il sera colérique, exubérant de joie, brusquement taciturne, passant du rire aux larmes avec facilité, il obéit aux impulsions de sa motilité en réponse irraisonnée des impressions reçues.
Son cerveau neuf n’a pas encore appris la valeur du jugement, du raisonnement, de la critique intelligente. Son impulsivité se paie par des déboires et accumule sur lui toutes les difficultés d’une existence chaotique.
L’enfant laissé à ses passions devient insupportable, et la vie se charge de lui faire endurer les conséquences de son aveuglement. Son impatience et ses colères détruisent le fruit de ses efforts qu’il déploie pour réussir une œuvre. Son manque de réflexion l’expose aux pires dangers et son avidité lui réserve des déceptions sans nombre.
L’être impulsif est au bas de l’échelle, très près encore de l’animal, mais moins armé que lui, devant les risques de l’inconnu, parce qu’en être humain il a perdu cette finesse de l’instinct qui protège l’animal.
Si ses aînés ne le font pas, la vie se charge d’éduquer l’impulsif, mais à quel prix et avec quelle lenteur, car il ne suffit pas de traverser une expérience désastreuse, encore faut-il savoir en dégager la leçon.
Avant qu’il n’acquière cette sagesse, bien des souffrances lui sont encore destinées par la loi toute simple des causes et de leurs conséquences.
J’insiste ici sur le cas de l’enfant, parce que, de nos jours, où l’on a mis l’accent sur la nécessité de laisser à l’enfant son génie créateur, son originalité, bien des éducateurs se sont mis à confondre cette impulsivité en somme animale avec l’élan original de l’être.
De crainte d’en faire un refoulé, ils laissent l’enfant donner libre cours à toutes ses passions et ne distinguent plus ce qui exprime réellement le dynamisme de la Vie tendant vers les sommets – c’est-à-dire vers une manifestation toujours plus harmonieuse de sa puissance à travers la matière, des violences de l’ego qui cherche à s’affirmer en lieu et place de la vie.
Naturellement, dans l’être jeune, la personnalité doit se développer, doit grandir, s’exprimer, éclater au dehors en gestes intenses et passionnés, afin de prendre conscience d’elle-même et finalement de ses propres limites, mais n’oublions jamais qu’au fur et à mesure que se révèle en nous ce quelque chose d’original qui nous distingue des autres nous devons arriver à percevoir de plus en plus la toute-puissance de la Vie devant laquelle, au fur et à mesure de son développement, la personnalité est appelée à s’effacer.
Lorsque l’on parle des grandes phases par lesquelles passe la conscience : naissance, maturation et éclatement du moi, il ne faut pas perdre de vue que ces trois phases ne sont pas nettement successives, qu’elles se chevauchent et se poursuivent, côte à côte pendant un certain temps.
Tandis que se développent encore certains aspects de la conscience, d’autres se trouvent déjà complètement unis à la totalité, tandis que d’autres encore ne sont même pas éclos. Nous prenons conscience fragmentairement, pourrait-on dire, de l’infini dans lequel nous baignons. Cette prise de conscience est plus ou moins intense selon le genre d’expérience que nous vivons. Notre vie spirituelle est comme soumise à d’apparents reculs pour rebondir avec une force accrue.
Par conséquent, tout en favorisant le développement de la personnalité d’un jeune être, il faut veiller dès le début à diriger cette personnalité vers son ultime destinée qui est l’éclatement, l’anéantissement devant la toute-puissance de l’élan créateur. L’enfant est une forme que la vie place en face d’autres formes : ses camarades, des adultes qui l’entourent, les animaux, la nature toute entière. Vis-à-vis de ces-formes il doit apprendre à se conduire sans se laisser emprisonner ou supprimer par elles. Il doit apprendre à ne pas se soumettre aveuglément aux volontés contradictoires qui l’entourent. Il doit apprendre petit à petit, à affirmer sa propre volonté parce qu’en tant que forme il est dépositaire responsable d’une parcelle de la Vie.
Mais s’il doit refuser sa soumission à l’arbitraire des autres volontés, ce n’est que dans un but : la réserver sans aucune réticence à ce qu’on a nommé la volonté divine. C’est aussi dans le but d’être parfaitement libre dans le don de son être à la totalité.
Lorsque l’être comprend, lorsqu’il sent vivre en lui la toute-puissante magie de l’unité cosmique, il est libre des formes et réalise sa fin dernière en tant qu’individu.
A ce moment, il est toute spontanéité. Ce n’est pas sa volonté à lui, homme limité et ignorant, qui fait jaillir une réponse aux impacts extérieurs, c’est l’harmonie de la Vie totale, c’est la sagesse de cette Vie qui se traduit à travers tous ses actes.
Si l’impulsivité est la réponse irréfléchie d’une personnalité aux événements extérieurs, la spontanéité est au contraire une expression harmonieuse et infiniment sage, quoiqu’immédiate, de la totalité par un de ses instruments. L’impulsivité jette une série de cris, la spontanéité module une mélodie.
Entre ces deux extrêmes se place la longue période de tâtonnements et de calculs, la longue étude de l’aride leçon.
Etre impulsif c’est sentir vivement les sollicitations, les attaques du monde envers le bloc de solitude que constitue le « moi ».
Mais être spontané, c’est être au centre de cet élan vital qui traverse le monde, dont celui-ci est né, c’est ressentir miraculeusement toute la magie de cette vie, c’est remplir la solitude de l’homme par ce pouvoir d’omniprésence que seule possède l’unité. C’est prendre en soi chaque être et chaque chose et vivre en chacun d’eux au maximum de la compréhension. La .réflexion et le calcul habituels ne semblent plus choses nécessaires parce qu’un pouvoir plus étendu les englobe en lui. L’homme spontané n’a plus besoin de scruter volontairement, intellectuellement, les faces d’un problème. La Vie en lui, par le moyen de l’intuition, fait apparaître à sa conscience la solution dans sa divine simplicité.
Il ne supprime pas l’intelligence, bien au contraire, celle-ci s’épanouit et fait entrer en jeu des facultés auprès desquelles le lent raisonnement et l’esprit d’analyse paraissent bien caducs. Il sait par expérience qu’il porte en lui la potentialité de la Vie Elle-même. Il se sent reforgé par sa puissance irrésistible. Son être se transforme perpétuellement dans un splendide épanouissement.
Il ne pèse plus ses actes, il ne demande plus ce qu’il doit faire, ce qui est bien ou mal, non par recul vers l’impulsivité, mais parce que cet élan qui dynamise son être est plus rapide que les détours si lents de l’esprit. Il sait à la seconde ce qu’il doit faire par un pouvoir plus fort, plus éclairé que notre réflexion. Il est aux antipodes de l’état impulsif. L’impulsif reçoit ses ordres de la matière tandis que l’être spontané traduit parfaitement les desseins de l’Esprit.
Pour arriver à ce sommet de notre destinée, il nous faut faire appel avec intensité, avec ténacité à toutes les facultés de notre intelligence comme aux richesses inépuisables de notre cœur. Cette intuition qui se traduit dans le visible par l’acte spontané, l’acte gratuit, toujours harmonieux, n’est que la conjonction de deux puissances développées au maximum : l’amour impersonnel et la raison lucide.
Tout le long de la route nous oscillons continuellement entre le cœur et la raison.
Celle-ci le plus souvent détruit en nous les découvertes merveilleuses dont notre amour nous enrichit, parce que le mental est au service de l’égoïsme humain. Par crainte de perdre ses conquêtes, notre mental réprime l’élan de notre amour, qui d’un coup d’aile voudrait quitter les cercles de la terre.
Quand notre amour sera assez puissant pour secouer toute crainte, toute faiblesse, pour s’élancer au-devant de la vie, quelque soit l’apparence du visage qu’elle revêt, lorsque déferlera en nous la passion du Divin, c’est-à-dire de la Vie, alors notre raison verra se décupler ses possibilités.
Au lieu d’être prudente, réticente, sceptique, elle sera toute audace, elle sera submergée par la puissance du dynamisme que notre amour aura appelé en nous.
Car l’amour lance un incessant appel aux forces de la Vie, et la Vie répond. C’est là d’ailleurs que réside tout le secret de la prière et du « miracle ». Par son désir intense et par la certitude de son exaucement, l’homme se branche sur le pouvoir du dynamisme cosmique. Il s’ouvre à lui au lieu de s’enfermer dans les murailles de l’ignorance séparatrice, il plonge en l’unité et, revenant à la surface, il en rapporte dans son être visible un témoignage de son pouvoir illimité. Il est lui-même le propre agent de sa transformation par le contact qu’il prend avec cette énergie qui est l’unique essence de toute création, avec cette énergie dont l’existence n’appartient plus au domaine mystique puisqu’elle se trouve actuellement prouvée par les sciences.
Le grand levier de notre destinée est donc toujours ce pouvoir merveilleux dont la seule présence évoque l’absolu : l’amour de plus en plus parfait, généreux, dépouillé de calcul, de retour sur soi-même, l’Amour rayonnant, l’Amour qui donne et jamais ne retient, l’Amour qui d’un regard peut transformer une vie.
Que notre amour toujours s’intensifie, qu’à chaque brûlure de l’existence il purifie sa flamme, qu’aucune déception n’ait le pouvoir d’en amoindrir l’éclat, que tout en lui se transmue en lumière !
Madeleine GROFFIER