(Extrait de Panharmonie par Jacques De Marquette. Édition Panharmonie. 1959)
Le but de cet ouvrage avant tout pratique, est d’examiner les diverses conceptions du Monde pour en déduire un mode d’existence permettant d’éviter les pièges tendus par la vie et de réaliser les possibilités grandioses qu’elle nous offre.
Le respect maximum pour « Ce qui est réellement » que ce soit un Créateur Divin engendrant le monde par la concrétisation de ses pensées créatrices, ou tout simplement le « Tout de l’Univers » qu’il soit statique ou en voie d’expansion et d’évolution, nous a amené à suivre deux règles essentielles du Cartésianisme, celle de l’évidence en n’acceptant rien pour vrai qui ne nous paraisse évidemment être tel, et celle qui enjoint de procéder à des analyses complètes avant de prétendre passer à la formulation de jugements de nature ou de valeur. Bergson a du reste donné le même conseil à ceux qui veulent parvenir à l’intuition, en leur recommandant « d’épuiser l’information » avant de s’efforcer de s’élever au-dessus des opérations intellectuelles. Cet « épuisement de l’information » rejoint évidemment l’analyse complète de Descartes.
Notre respect souverain pour la Cause Première nous impose une saine et modeste méfiance à l’égard de nos opinions. Au nom de la dignité de la personne humaine et de sa liberté de pensée, condition primordiale du développement des facultés morales et spirituelles, nous devons nous garder de croire trop facilement que nous avons une compréhension adéquate des enseignements religieux, ainsi que des lois de la nature. Nous devons au respect des valeurs sacrées que les Religions s’efforcent de servir, de tenir compte de trois facteurs très importants.
En premier lieu, les débats passionnés qui ont marqué les divers conciles indiquent que les théologiens qui ont codifié les dogmes religieux semblent avoir été sujets à toutes les fragilités humaines. Le second est qu’il est bien difficile d’admettre avec un géocentrisme plus que naïf, que le Verbe Créateur de tous les Univers ait « au commencement » formulé ses conceptions créatrices dans un des langages qui devaient être développés sur notre petite terre. L’histoire de la Pentecôte où les hommes venant des quatre coins du monde, entendaient les Apôtres inspirés par le Saint Esprit leur parler en même temps dans chacune de leurs langues respectives, est une indication précieuse sur la nature de la « révélation » d’une inspiration transcendante au moyen d’une langue humaine. Il semble probable qu’une illumination aveuglante et ineffable dans sa généralité ne devienne accessible à l’entendement humain qu’après avoir été « révélée » c’est-à-dire revêtue d’un voile qui, en la précisant, la réduise aux limites des formes d’un langage déterminé. Le fait que les scripteurs des Védas aient reçu leurs révélations en Sanscrit, que Moïse ait entendu la sienne en Hébreu, tandis que l’Archange Gabriel dictait en Arabe les Sourates du Coran à Mohammed, ne prouve pas que Dieu parle Sanscrit, Hébreu, Araméen, Grec, Latin ou Arabe. Cette diversité des langues dans lesquelles les grandes religions ont été révélées ne prouve pas non plus qu’elles aient été toutes illusoires sauf une, ni même sans exception.
L’Histoire de la Pentecôte semble indiquer au contraire que, conformément aux théories de l’Hindouisme et aux expériences mystiques variées, l’illumination éblouissante du contact direct d’une conscience humaine avec des modalités variées de la Réalité Transcendante ne devienne explicite et définie qu’en retombant sur des niveaux de conscience assez bornés pour que la mentalité humaine puisse y trouver des symboles formels permettant d’exprimer cette expérience anormale en termes connus.
Enfin, l’histoire des textes religieux prouve qu’ils sont les fruits d’une longue évolution au cours de laquelle ils ont subi maintes transformations avant d’atteindre la forme dans laquelle ils se sont cristallisés.
En conséquence, si les différentes révélations ont été inspirées d’En-Haut, ce qui n’est pas certain mais n’est pas non plus impossible, étant donné l’identité de leurs prescriptions morales, et comme le Coran l’admet si généreusement : « Il n’est point de peuple qui n’ait eu son Prophète » ; il est probable qu’elles ont consisté en inspirations « idéales » sous forme d’idées pures, constituant ce que notre Maître, Henri Delacroix, nommait « la pensée sans image » et qui ont été transcrites par les écrivains inspirés, en images verbales appartenant à leur langue particulière. Cette nécessité d’une adaptation de la lumière radieuse de l’inspiration, aux petites cases intellectuelles que sont les mots des diverses langues, implique que la pureté éblouissante de l’illumination est trahie par une adaptation au moins partiellement inadéquate de la lettre du langage utilisé, lettre qui selon Jésus est meurtrière pour les éclairs vivifiants de l’Esprit.
C’est ce qui, avec les modifications d’expression et même d’enseignement apportées par l’histoire, explique pourquoi dans chaque religion les textes révélés sont suivis d’une abondance extraordinaire de commentaires et d’interprétations. Chacun des quatre Védas de l’Inde est complété successivement par des vastes collections qui les complètent. Viennent en premier les Brahmanas, développements sur la portée des hymnes et des sacrifices, eux-mêmes suivis des Aranyakas, recueils des réflexions des ermites dans les forêts. Puis viennent les Upanishads, importants traités philosophiques répartis entre les quatre Védas. La Torah Judaïque est commentée d’abord dans les six grands recueils de la Mishna, puis dans les vingt-cinq énormes infolios du Talmud. Le Coran est suivi par d’innombrables Hadith explicatifs. On sait aussi que les Soutras des enseignements du Bouddha sont complétés par le volumineux ensemble des Tripitakas et aussi comme les quelques courts chapitres des Évangiles ont donné lieu aux immenses développements des théologies Chrétiennes.
Cette abondance d’élucidations prouve la relativité des interprétations des textes révélés, et par conséquent l’importance de la qualité des facultés d’interprétation des fidèles qui y cherchent la lumière. Il ne s’agit pas seulement de connaître et d’accepter les opinions des théologiens. Il faut surtout être capable de retrouver dans leurs écrits le sens le plus élevé qu’ils ont voulu y inclure, et dans la mesure où ils ont été inspirés par des illuminations spirituelles, il faut pouvoir se dépouiller des obstacles intérieurs empêchant notre conscience de s’ouvrir aux lumières dont ces textes sont les signes symboliques.
Ainsi dans la recherche de la vérité suprême à travers les textes religieux, comme dans celle de la communion mystique, ce couronnement de la pratique religieuse, tout en tenant compte du fait que pour une part importante, les « Écritures » sont d’origine historique, c’est-à-dire humaine, il est de la plus impérieuse nécessité de pratiquer dans le domaine mental aussi bien que dans celui de la morale une vigilante catharsis ou purification de l’âme. Cette purification constante de la conscience est le premier échelon de la « Scala Mystica » par laquelle l’âme peut s’élever aux sphères sublimes de l’extase spirituelle. C’est pourquoi, à mesure que nos lumières intérieures progressent, nous sommes amenés à rejeter certaines idées anciennes et surtout les attachements sentimentaux qu’elles provoquaient. D’où la vanité des querelles sur les textes religieux, car même en prenant la précaution de se mettre d’accord sur le sens des termes employés, les interlocuteurs ayant chacun un fond psychologique différent, n’arrivent jamais à parler exactement de la même chose en employant les mêmes termes. Les persécutions religieuses sont non seulement léonines, mais stupides, car il est impossible de transmettre une idée à un autre cerveau dans toute la richesse qu’elle a pour nous. Tout ce à quoi le tyran, qui se croit orthodoxe, peut prétendre, c’est à une satisfaction d’amour-propre en obtenant une profession de foi vide du sens qu’il cherche à propager et qu’en tout cas il est le seul à posséder comme il le désire. D’autre part, il convient de conserver la claire conscience que nos interprétations personnelles sont fragiles et révisables car elles ne font que traduire l’ensemble des valeurs noétiques que nous avons pu accumuler jusqu’ici et qui ne sauraient sans une invraisemblable inconscience, être considérées comme adéquates et définitives. Ce qui compte n’est pas ce que nous pensons mais la sincérité et la ferveur de notre effort pour être fidèles à l’idéal le plus haut que nous puissions concevoir.
A titre d’exemple examinons le Monothéisme sur lequel les croyants des trois filles de la Bible, Judaïsme, Christianisme et Islam sont censés s’unir. De quel Dieu s’agit-il réellement pour leurs fidèles ? Il y en a au moins trois niveaux de connotations éthiques et philosophiques répandues avec d’innombrables variantes dans les milieux religieux. Dans le seul Judaïsme et pour la même époque, on a déjà signalé des variations entre les caractères de Dieu conçus par Abraham, Isaac et Jacob. La plus ancienne représentation générale est celle d’un Monarque Assyrien orgueilleux, jaloux et vengeur, c’est-à-dire rancunier. Comme un dictateur ou un chef de bande en lutte contre des ennemis, Il veut pouvoir compter sur le dévouement exclusif et poussé jusqu’au fanatisme de tous ses fidèles sujets. Il ne se relâche de sa rigueur envers eux que dans la mesure où ils le couvrent de louanges, d’actions de grâce, et de présents ayant d’autant plus de valeur à ses yeux qu’ils leur ont coûté davantage, comme le sacrifice d’un fils premier-né. L’excuse des primitifs qui avaient ces idées était qu’elles correspondaient au comportement des féroces tyrans dont ils craignaient la prépotence. Avec le temps cette conception s’est adoucie pour ne plus être que celle d’un Père Fouettard infiniment sensible au crime de lèse-majesté et à la comptabilité rigoureusement tenue. Ne laissant passer aucune infraction, il précipitait ses fils insoumis dans les enfers variés, où, condamnés à une éternité de tortures terribles, ils étaient en proie à des pleurs et à des grincements de dents, éminemment agréables à sa dignité outragée.
A cette conception d’un Roi céleste rancunier et exigeant, s’opposera après un ou deux millénaires de progrès moraux, celle d’un père plein d’une tendresse sans mesure ni bornes, d’un Roi d’amour à l’indulgence inépuisable. Fait à la mesure de l’homme, c’est un père débonnaire et d’un démocratisme frisant la démagogie, pour lequel ses sujets, comme les électeurs, ont toujours raison : un « Bon Dieu » en sucre d’orge fondant, tout dégoulinant de mansuétude et bien incapable de faire une peine même légère à ses créatures. Du reste il n’a créé l’enfer que pour faire peur aux petits enfants afin qu’ils laissent leurs parents bien tranquilles, ce qui fait que les catéchistes modernes nous disent qu’ils ne sont pas sûrs qu’il y ait un enfer, mais qu’ils sont bien certains que, s’il y en a un, il est vide… Entre ces vues extrêmes, il y en a toute une variété combinant les deux notions d’un justicier inflexible et d’un père infiniment plus tendre que celui de l’enfant prodigue.
Étant donné la hiérarchie des structures de l’Univers et les facultés qu’a l’homme de fonctionner sur les divers plans jusqu’auxquels il a haussé ses véhicules de conscience, et les problèmes assez insolubles qui naissent dès qu’on essaie d’interpréter les lois à l’œuvre sur un certain plan métaphysique à la lumière de celles régnant sur notre monde physique crucifié sur l’espace temps ou vice-versa ; les philosophes arrivèrent très vite à l’idée d’un Dieu transcendant échappant complètement aux inconvénients résultant de la confusion des règnes, des plans et de leurs valeurs particulières.
Celles-ci engendrent de faux problèmes, comme celui qui consisterait pour un Chrétien à demander pourquoi le Tout-Puissant pouvant créer n’importe quel univers et donner à ses créatures une intelligence capable de les guider sûrement vers l’accomplissement de Sa volonté, leur a cependant donné une organisation sensorielle dotant les objets extérieurs d’aspects susceptibles d’éveiller la concupiscence qui les détourne de l’élévation spirituelle indispensable au salut. Ceci fait du Créateur le « grand tentateur ». C’est du reste une explication possible du passage redoutable de la prière de Jésus « et ne nous induis pas en tentation » qui intrigue tant les esprits réfléchis. Il est vrai que ceux-ci ne sont pas trop nombreux, ce qui explique aussi qu’une autre notion fondamentale de l’organisation spirituelle de l’Univers, bien qu’également indiquée dans le « Pater Noster » reste très souvent inaperçue. Il s’adresse au Père « qui est dans les Cieux » ce qui, joint aux allusions « au septième ciel » postule la constitution septénaire de l’Univers, et par conséquent la multiplicité des véhicules psychiques groupés sous le nom générique d’âme. Il est bien difficile de ne pas voir dans les sept châteaux de l’âme de Ste Thérèse, les sept Hekaloth ou demeures de la vieille Mercaba dont les idées ont inspiré la mystique Juive pendant plus de mille ans, que Jésus connaissait certainement très bien car elle était courante chez les Esséniens et parait avoir inspiré son enseignement : « Il y a plusieurs demeures dans la Maison de mon Père » et aussi les sept plans psychologiques qui répondaient dans la conception Hindous de la nature humaine aux sept plans de la pensée créatrice de Saguna Brahman organisant un Univers à travers Ishvara créant la Trimourti.
A mesure qu’on analyse les représentations fondamentales de l’Univers dans les grandes religions, on s’aperçoit que leurs divergences portent surtout sur des points de détails extérieurs, engendrés par les formes contemporaines des civilisations au sein desquelles les textes religieux ont été cristallisés. A condition de ne pas se laisser hypnotiser par ces aspects superficiels et de ne pas perdre de vue le rôle essentiel des religions qui est d’élever la conscience des hommes vers des niveaux toujours plus élevés de rapports avec l’Essence de l’Univers, on éprouve devant leur développement à travers l’histoire, l’impression qu’elles forment comme une grandiose symphonie dans laquelle les motifs principaux sont repris par les différents groupes instrumentaux et développés dans des tonalités différentes, mais dont les déroulements parallèlement ascendants font du chœur spirituel formé par leur ensemble, le radieux et magnifique diadème spirituel couronnant ce que l’Occident nomme : la Création, « l’Œuvre des six jours » et constituant la lumière guidant l’humanité vers les cimes comme la colonne de feu conduisant Israël à travers le désert.
Notre propos n’est point de nous attarder sur la beauté esthétique et spirituelle du Chœur des religions, mais de rechercher quels enseignements pratiques nous pouvons tirer de cette revue ultra-sommaire, dans l’organisation de notre vie, afin de bien diriger notre voyage terrestre.
Après avoir interrogé les religions sur la nature et la destinée de l’homme, et aussi très superficiellement, hélas, comparé leurs messages avec les faits mis en lumière par la physique, la psychologie et la sociologie, nous en arrivons maintenant aux données de l’expérience spirituelle, terrain où ces deux courants d’information se rencontrent et se complètent. En effet, la mystique est à la fois le couronnement pratique des enseignements des religions, et, en tant que fait d’expérience ayant été éprouvée par des centaines de milliers de sages et d’ascètes de tous les âges et de toutes les religions, elle a tous les caractères d’un fait social et humain accessible à l’expérimentation scientifique. Le temps est venu de rompre en visière avec ce que Bacon appelait les idoles du forum, de la tribu et du théâtre, en faisant le point de nos conceptions modernes sur les situations respectives de la Théologie, de la Mystique, de la Philosophie et de la Science. Pendant quinze siècles, la Philosophie a été réduite au rôle de servante de la Théologie. Celle-ci, assurée de détenir la science absolue, confinait la réflexion philosophique dans les cadres rigides de l’orthodoxie; tandis que la science expérimentale reléguée dans les officines des Alchimistes et les antres des magiciens dut attendre la fin du XVIIe siècle pour se développer librement. Les situations sont renversées. Sur les socles vacants des idoles théologiques on a érigé celles de la nouvelle religion scientiste, les déesses Raison, Science, Efficience, Vitesse, Tumulte, Production et Démocratie etc… dont les tenants aussi fanatiques que les inquisiteurs moyenâgeux sont prêts à reléguer dans les extérieures non seulement les fidèles des anciens Dieux « ces hypothèses inutiles » mais aussi les esprits nuancés de l’école criticiste qui, à la suite de Kant, Renouvier, Lalande, Bergson et les modernes anti-Aristotéliciens, continuent à penser que la subtilité de la réalité vivante échappe aux cadres rigides des lits de Procuste scientifico-sociaux constitués par les généralisations statistiques des hommes qui pèsent, mesurent, comptent et dissèquent les apparences évanescentes des réalités fluides, subtiles et évanescente de la vie.
La mystique constitue comme un trait d’union entre les deux dogmatismes opposés des religions et du Scientisme. Longtemps persécutée par les diverses orthodoxies, elle jouit aujourd’hui de leurs faveurs car elle apporte un renouveau de vitalité à la vie religieuse. De même la volatilisation de la matière et les difficultés considérables éprouvées par les physiciens à trouver dans nos langages engendrés par les expériences sensorielles des vocables adéquats aux états transmatériels des milieux cosmiques nouvellement ouverts à leurs recherches, les amène à considérer avec un esprit beaucoup plus ouvert, les contradictions relevées dans les relations que les mystiques donnent de leurs incursions dans les domaines variés où l’expérience est libérée des restrictions spatiales.
Le caractère le plus général de l’expérience mystique étant son ineffabilité, elle ne peut naturellement apporter aucune confirmation aux affabulations théologiques. Au contraire, c’est pourquoi les théologiens l’ont combattue, elle, indique nettement que ce ne sont pas les professions de fidélité aux textes orthodoxes qui délivrent l’âme des obstacles intérieurs s’opposant à son apothéose. C’est dans la purification de tous les attachements aux jouissances et aux biens matériels, et aussi et surtout aux synthèses sentimentales et mentales du passé que l’âme trouve la clef des champs infinis de l’Esprit. Cependant l’expérience de mystiques innombrables de tous les âges et de toutes les religions montre que la purification ne fait qu’ouvrir les barrières s’opposant à l’accès aux plans sublimes du monde sans forme. Il faut que la purgation soit complétée par un effort créateur intense et ardent par lequel les élans véhéments de l’âme vers l’Unique actualisent sur les plans successifs des mondes subtils, les échelons de l’échelle de Jacob qui lui permettront, suivant l’expression de Plotin, de « prendre pied » sur le plan de la Proximité, celui de la « Gloire du Trône » des vieilles traditions Babylo-Judaïques de la Mercaba.
Mais les épanouissements intérieurs et sublimisants du Mysticisme sont beaucoup plus qu’une confirmation, de la validité de telle ou telle description scripturale. Les félicités de l’extase mystique ont été éprouvées non seulement par des dévots de toutes les grandes religions, mais aussi en dehors de tout cadre confessionnel, par des mystiques laïques, de grands savants, de nobles âmes s’efforçant dans le désintéressement et l’humilité de porter le plus haut possible leur service du Vrai, du Beau et du Bien. La, pratique d’une religion particulière n’est pas indispensable à l’élévation de l’âme jusqu’aux plans anonymes de l’Esprit, encore que l’ascèse religieuse soit la voie la plus généralement suivie.
De plus la compagnie des hommes pieux est un des facteurs importants de l’élévation du niveau moyen de la conscience. C’est pourquoi le Bouddhisme fait de la communauté des moines ou Sangha un des Tri Ratna, les trois joyaux de la religion, avec le Bouddha et sa Bonne Loi ou Dharma.
Cette universalité de l’ascension mystique vers la contemplation est une garantie de réalité et d’efficacité pour l’homme moderne désirant vivre de plus en plus en harmonieuse union avec la Réalité Transcendante de l’Univers, dont la perfection est telle que toutes les hautes religions affirment qu’elle ne peut être ni vue, ni décrite, ni comprise. L’argonaute de l’Esprit y trouve l’assurance de la possibilité de s’élever réellement vers Celui qui, transcendant au Temps, à l’Espace et même à l’Être, ne saurait être atteint, mais peut être comme frôlé par l’âme qui après avoir créé en elle de lumineuses richesses intérieures qui l’ont élevée, les abolit dans l’abnégation et le renoncement absolus pour se donner totalement à l’Unique qui est au-delà de l’Éternité, de l’Infini et de la Perfection.
La réalité incontestable des joies infinies de l’expérience mystique doit donc amener tout homme réfléchi et libre, à concevoir que trois mondes d’une valeur de plus en plus haute s’ouvrent à ses aspirations vers le progrès et le bonheur. Sur le plus bas, il peut les rechercher dans une harmonisation de plus en plus intime avec les cadres naturels et sociaux de sa vie ; par la pratique du naturisme et l’observance sur le plan physique des lois de la morale éternelle résumée dans les principes du Don Joyeux de Vinoba, répétant de nos jours le « Vends tes biens et suis-Moi » de Jésus.
Le deuxième monde ouvert à la recherche du bonheur dans l’harmonie est celui de la vie intérieure sous ses trois aspects de réceptacle conscient des valeurs sublimes du Vrai, du Beau et du Bien, avec leurs véhicules : les Arts, les Sciences et l’action Belle et Bonne.
Tous les esprits cultivés proclament que les joies de la vie intérieure, résultant du culte des beaux-arts, de la poésie et de la littérature, de la recherche désintéressée de la Vérité et de la Justice sont non seulement plus pures et élevées, mais aussi plus intenses et « transportantes » que les satisfactions des harmonies réussies sur le plan de l’action pratique au sein de la nature ou de la Société.
Cependant, étant donné que seules les consciences ayant accès au monde des causes peuvent goûter ces joies élevées, celles dont l’altitude intérieure ne s’élève pas jusqu’aux « bonheurs que la main n’atteint pas », taxent ceux-ci de rêves creux. Ils s’enorgueillissent d’être des réalistes, de « fins gourmets », des artistes dans l’art du bien-vivre ou encore de grands hommes d’affaires, puissamment efficients, considérant avec hauteur les privilégiés qui se détournent du banquet grossier de la vie matérielle pour aspirer à des bonheurs non seulement plus subtils et précieux, mais aussi plus durables. En effet, tandis que les biens matériels sont à la merci des fluctuations des marchés et des conjonctures sociales, les biens culturels durent autant que la vie et peut-être beaucoup plus.
Enfin, le passage sur la terre offre à l’homme la possibilité de développer sa nature spirituelle latente et, suivant le conseil de Jésus, de s’« amasser des richesses dans la maison du Père qui est aux Cieux ». Pour quiconque est capable d’une vue d’ensemble des possibilités variées de la vie humaine, il serait insensé de ne pas l’organiser en subordonnant toutes les autres activités à celles qui développent les facultés et les richesses spirituelles. Ceci pour des raisons péremptoires. En premier lieu, de l’avis des innombrables mystiques dont beaucoup ont figuré parmi les plus grands sages de l’humanité, les joies spirituelles, qui peuvent s’élever jusqu’à la félicité, sont encore beaucoup plus intenses par rapport aux joies esthétiques et culturelles, que celles-ci le sont en comparaison des plaisirs plus ou moins intenses mais superficiels engendrés par le succès dans la vie des affaires ou de la politique, sans parler des satisfactions élémentaires de la gastronomie, c’est-à-dire le « gouvernement du ventre », ou « des amours » que l’on recherche un bandeau sur les yeux, ce qui pour les Grecs indiquait que le discernement, le sens des valeurs réelles, en était exclu.
D’autre part, si l’homme a la possibilité de développer en soi une âme éternelle faite à l’image du Créateur et susceptible d’être assimilée à Celui-ci (s’il y en a un) et si, comme cette âme est développée par la production de ses valeurs spirituelles qui sont également la source des plus hautes jouissances accessibles à l’homme, ce serait la plus grande folie de ne pas subordonner toutes les autres recherches humaines à cette observance de la volonté du Créateur formulée par tant de religions. Ceci à la fois dans l’esprit du pari de Pascal, c’est-à-dire dans le plus haut respect pour les volontés d’un Créateur au moins hypothétique ; et aussi dans le souci de l’hédonisme le plus raisonnable.
Cette conception fonctionnelle des diverses étapes de l’ascension humaine fait de celle-ci le couronnement de l’élan vital Bergsonien, comme une magnifique et grandiose vague s’élançant depuis les profondeurs obscures des tâtonnements des premiers âges jusqu’à l’azur des nues, et dont chacun des moments prépare harmonieusement à travers l’éclatement des vieux moules périmés, les organisations suivantes jusqu’à l’explosion finale dans l’infini.
La satisfaction des appétits élémentaires et fondamentaux provoque le développement de l’intelligence rudimentaire nécessaire au façonnement des outils. L’usage de ceux-ci amène peu à peu les perfectionnements qui engendrent les techniques, développe cette intelligence combinative et prévoyante dans son utilitarisme. La multiplication des rapports entre les individus au sein des groupes sociaux de plus en plus nombreux, leur extension aux autres groupes sociaux, éveille l’éclosion des aspects supérieur de l’intelligence pratique dans la souplesse des associations et leur extension à des généralités qui vont permettre des analyses desquelles sortent les abstractions, passages de l’intelligence pratique aux phases supérieures et métaphysiques de l’activité mentale.
Celles-ci libèrent la conscience des lisières impures du plat utilitarisme pour lui permettre d’abord de discerner les valeurs gratuites, mais infiniment précieuses du Vrai, du Beau et du Bien et ensuite de vouloir les servir avec un pur et ardent amour. Comme Platon l’a si bien montré dans son Banquet, cet amour évolue en sublimant ses modalités depuis l’amour pour les belles formes et les beaux corps jusqu’à celui qui s’adresse aux nobles sentiments et aux belles pensées pour s’élever finalement à l’amour pour le Souverain Bien, essence universelle et transcendante de la Beauté. La conscience alors, arrivée à l’extrême cime de la création est prête à se hausser aux dissolutions définitives dans l’Unité Transcendante supérieure même aux essences et à l’Être Universel.
C’est là une vue qui nous semble non seulement majestueusement belle, mais aussi compatible avec l’ensemble des conclusions finales des religions, des sciences et des philosophies.
C’est le cas même pour les matérialistes intransigeants, n’admettant pas la survie après la mort, et considérant la recherche de toutes les satisfactions physiques comme légitimes. En effet, nous avons vu avec Épicure que dès qu’ils s’élèvent au-dessus de l’empirisme le plus grossier et le plus bestial pour réfléchir un peu aux divers aspects de la jouissance, ils en arrivent à juger que celle-ci est avant tout un processus psychologique, résultant de leur aptitude à enrichir les données brutes des sensations physiologiques. Épicure avec sa fameuse déclaration « Avec un verre d’eau et un peu de pain, le sage est plus heureux qu’un roi » est encore dépassé par le Yogui tout nu des Himalayas qui puise dans la simple respiration un prétexte à entrer en communion avec la quintessence du dynamisme cosmique présent au sein de chaque souffle d’air.
A côté de ces cimes élevées de la haute sagesse matérialiste ou agnostique, tous les matérialistes cultivés admettent que la culture augmente considérablement le nombre des possibilités de jouissances et leurs valeurs respectives. En conséquence dès qu’un individu s’élève au-dessus de la simple animalité pour devenir le « roseau pensant » de Pascal, il doit s’efforcer de s’élever au subjectivisme des hédonistes qui se satisfont simplement de goûter au maximum l’heure qui passe.
Ceci les amène donc à vouloir développer au maximum leur faculté de percevoir les valeurs incluses dans les choses, ou de leur en attribuer, ce qui revient au même. Ceci mène à s’efforcer de développer constamment la connaissance des relations unissant les objets à toute la série historique des faits dont la succession causale les a engendrés tels qu’ils tombent sous nos sens, ainsi que la perception de celles qui les unissent présentement à tous les objets similaires en relation avec eux, et enfin de faire effort pour les situer dans l’ensemble évolutif des divers milieux naturels ou sociaux au sein desquels ils trouvent les conditions de leur expression actuelle. Pour développer au maximum possible cette faculté d’étendre presque indéfiniment les êtres par la connaissance de leurs relations, il est nécessaire de pousser aussi loin que possible l’enrichissement de la conscience par l’étude diligente des diverses sciences et des diverses formes d’histoire. On tendra ainsi vers la valorisation infinie du moment qui passe par toutes les valeurs incluses dans l’Univers et qui poussait Faust arrivé au maximum de la connaissance à vouloir éterniser le moment qui passe dans son : « Verweile dock, du bist so shoen », dans une prescience de la pensée de Claude Bernard disant : « Si je savais quelque chose à fond je saurais tout ».
Pour les diverses écoles, ou confessions, du Judaïsme, du Christianisme et de l’Islam, les perspectives ouvertes à l’homme dépassent considérablement les modalités et conditions de son séjour sur la terre.
Les Israélites ont un triple devoir. Dieu, sous son aspect de Kadosh, le Saint, leur a ordonné « Soyez Saints comme je suis Saint ». Ce commandement qui semble être l’origine de celui de Jésus « Devenez parfaits comme mon Père qui est dans les Cieux », implique un effort constant de dépassement de soi-même par la création de valeurs spirituelles de plus en plus subtiles et sublimées. Le deuxième grand devoir de l’Israélite envers l’Éternel est d’obéir fidèlement à ses commandements et aux 613 prescriptions, les Mitzwoth, qui en découlent dans la vie quotidienne. Cette observance est doublement nécessaire. En premier lieu elle réalise la fidélité individuelle à l’engagement d’Abraham dans la conclusion de l’Alliance avec l’Éternel et celui de Moïse dans sa confirmation de l’Alliance sur le Sinaï.
D’autre part la fidélité rigoureuse de l’Israélite aux Mitzwoth, est indispensable pour créer en son âme les valeurs qui lui permettront d’être digne de la Shékhina, la grâce lumineuse projetée constamment par l’Éternel et que chaque Israélite peut recevoir dans la mesure où il évite le mal et observe fidèlement la volonté du Créateur. Or cette réception de la Shékhina est doublement importante. D’une part elle développe peu à peu en l’individu sa troisième âme, ou Neshama, dont on a vu que c’est le véhicule élevant l’homme à l’immortalité de la vie future. Notez que c’est non seulement par les propres efforts du fidèle que la Néshama est constituée peu à peu, mais aussi avec l’aide des grâces efficientes dont la Shékhina est l’instrument.
Cette efficience spirituelle de la Shékhina est aussi active dans la réalisation du troisième but accessible à la fidélité du Juif pieux, c’est-à-dire l’avènement de l’ère Messianique. Pour qu’un fils de la lignée de David puisse venir établir sur la terre le Règne souverain de la Volonté du Créateur, il faut que, par l’intermédiaire d’un grand nombre d’âmes Juives pieuses et fidèles, la Divine Shékhina, que, selon la théorie du Peuple Élu, Israël seul peut recevoir directement de l’Éternel, ait été suffisamment répandue sur la terre par le « Peuple Sacerdotal » pour que les valeurs spirituelles réduisent à l’impuissance les suppôts du mal. Remarquons que selon cette vue, c’est pour le bien de tous les peuples que le Messie reviendra sur terre et non seulement pour celui d’Israël. Il est possible de voir dans la théorie de l’élection d’Israël un privilège enviable par les non-Juifs, mais en réalité, si cette théorie est justifiée, il est vraisemblable que notre vieille devise « Noblesse Oblige » s’impose au premier chef aux Israélites et exige d’eux plus que de toutes autres catégories de fidèles des efforts suprêmes de spiritualisation, c’est-à-dire du dépassement de tout ce qui fait les délices du Néphesh, du vieil homme de St Paul.
Notons d’autre part que la sanctification de la vie réclamée de l’Israélite par le Kadosh « soyez saints comme je suis saint », comme l’élévation à la perfection du Père, enjointe par Jésus, exige non seulement la suppression de tous les élans inférieurs ; mais l’élévation de la conscience jusqu’à la similitude avec celle du Créateur. Cela implique un effort surhumain pour sublimer constamment toutes les formes de la conscience, c’est-à-dire les élever par l’élargissement des connaissances, l’approfondissement de leurs implications et l’universalité de leur portée, jusqu’au dépouillement de toute forme particulière et de tout égocentrisme limitant l’Unité absolue de l’Esprit. Donc pour cette voie, si l’acte suprême de l’homme est l’humilité totale du Sage, il ne peut donner toute sa valeur au dépouillement suprême que s’il l’accomplit du sommet d’une haute pyramide de valeurs et de biens culturels accumulés par de longs efforts d’études, de compréhension et d’appréciation.
L’Islam, basé sur la même tradition, exige la soumission (c’est le sens même de son nom) totale de l’homme à la volonté du Créateur. Dès qu’on analyse les conditions de cette soumission, on s’aperçoit qu’elle implique la compréhension de la volonté Divine. Ceci exige des efforts mentaux considérables pour enrichir et développer la sagesse de l’homme jusqu’au point où elle sera capable non pas de comprendre, mais de percevoir la volonté du Créateur constamment à l’œuvre au sein de toutes ses créatures. D’où, ici encore, la nécessité de la culture intérieure et de sa condition préliminaire, une solide et vaste instruction. Et l’on sait qu’aux temps de sa grandeur médiévale, l’Islam a produit une brillante pléiade de grands savants. Cette importance suprême de l’instruction et de la culture intérieure qu’elle entraîne et qui permet à l’homme de s’assujettir consciemment à la Volonté Divine, est exprimée par un Hadith disant: « L’encre des Fquis (savants qui sont censés être sages) est plus précieuse que le sang des héros ».
D’autre part, tout en accordant la plus grande valeur à la Science et à la Sagesse, l’Islam par son école mystique le Soufisme, insiste aussi beaucoup sur la nécessité du dépouillement, de la Fana, l’atténuation du vieil homme des passions, du nafs, correspondant au Néphesh d’Israël. Il reconnaît aussi la valeur de la « Sainte Ignorance », et considère parfois que non seulement les simples en esprit, mais même les simples d’esprit peuvent être élevés à la proximité. Mais ceci n’est pas une conséquence du fait que leur ignorance les préserve de l’égoïsme, cet ennemi de la spiritualité, mais bien de ce que, tandis que la majorité des ignorants sont appelés à la continuation d’un sort médiocre, la Providence peut accorder sa « Baraka », sa Grâce, à qui lui plaît.
L’Islam fait encore état de deux autres véhicules psychologiques, le Kalb ou cœur et le Sirr. Le Kalb est une sorte de miroir potentiel de l’Univers, capable de réaliser, comme le Néshama, à peu près l’image transcendante de Dieu. En effet, une sourate dit « Le Ciel et la terre ne sauraient me contenir, mais le cœur de mon fidèle adorateur peut me contenir ». Le Sirr semble correspondre à « la fine pointe de l’âme » de la Mystique Carmélitaine ou au « Fünklein », l’étincelle spirituelle de la Théologie germanique. La tradition mystique ne semble pas cependant les considérer comme relevant d’autres méthodes d’ascèse que des techniques générales de l’atténuation du moi dans la glorification de l’Unique.
Enfin l’Islam résume en une image parlante l’importance de la création de valeurs spirituelles, donc éternelles, durant notre bref séjour sur la Terre, avant d’entreprendre le grand voyage vers un rivage si éloigné que la plupart ne l’aperçoivent même pas. « La vie est comme un bazar (marché) à l’entrée d’un désert et où les voyageurs font leurs provisions avant, d’entreprendre la traversée », et où il faut qu’ils accumulent le plus de vivres possibles sans perdre leur temps à écouter les conteurs ni se laisser distraire par les danseuses ou les montreurs de serpents.
Comme l’Hindouisme, le Christianisme présente une variété de pratiques de la vie spirituelle, allant des persistances anachroniques d’offrandes au Dieu féroce des Assyriens jusqu’aux nuances les plus délicates et les plus subtiles de l’aspiration à l’Union spirituelle avec l’Infini et le Transcendant. On reculerait avec horreur devant certaines pénitences voisines des actes morbides des sectes d’Aissaoua, comme par exemple les sanglantes processions des « Flagellantès » du Mexique, si elles étaient censées réjouir l’Éternel en tant que preuve d’amour pour Lui. En réalité, il ne faut voir dans les disciplines pénibles que s’infligent certains mystiques chrétiens comme les ceintures portées à même la peau et garnies de pointes acérées s’enfonçant dans la chair, comme faisait Pascal, ou certains pieux ascètes du moyen-âge qui léchaient les repoussants crachats sur le sol, que la volonté de mortifier la chair, non point pour faire plaisir à Dieu, mais bien pour atténuer l’empire qu’elle exerce sur les appétits de l’âme. A travers le corps c’est la concupiscence qui est visée et non pas l’offrande d’un sacrifice agréable à Dieu. Mais ces pratiques ne dépassent pas celles du malheureux ascète ignorant de l’Inde que nous présente le Hatha Yogui se livrant à des macérations parfois repoussantes qui faisaient autrefois l’étonnement des touristes et la fortune relative des charlatans.
La grande tradition mystique Chrétienne plane bien au-dessus des divagations qui furent le fait d’égarés plus ou moins dévoyés. Tandis que le clergé séculier loin de s’abandonner à la recherche de la Sainte Ignorance couvre le monde de Collèges et d’Universités poursuivant les formes les plus élevées de la connaissance, on y trouve comme dans les autres religions une réplique des grandes écoles parallèles de la Mystique Hindoue. Celle-ci décrit trois formes typiques de la recherche de l’Union Sacrée, ou Yoga. On s’efforce d’arriver à celle-ci soit par la pratique assidue de la prière et de l’amour de Dieu, ou Bhakti Yoga ; soit par l’étude, la connaissance et la méditation de la splendeur des œuvres du Créateur reflétant la perfection de sa Sagesse, le Gnani Yoga, yoga de la connaissance; soit par le sacrifice héroïque de toutes les aspirations à la fortune ou au bonheur personnel, pour consacrer toutes les énergies et les moyens d’action dont on dispose, au service de Dieu du Karma Yoga, l’Union par l’action.
On aura reconnu les voies suivies par les Franciscains et les Carmélites, celles des Bénédictins et des Dominicains et celles des Jésuites.
Sans trop forcer les démonstrations on pourrait rapporter ces trois catégories et efforts spiritualisants aux sillages particuliers des trois personnes de la Sainte Trinité, comme aussi, et peut-être plus clairement, à ceux des trois essences de la Trimourti Hindoue. Mais pour notre simple propos qui est d’indiquer aux aspirants à la vie totale, et peut-être infinie, la règle de vie la mieux adaptée au destin de l’homme réel, il suffira d’insister sur la recherche de l’Union par la voie de la connaissance. C’est à la fois la plus conforme avec la mentalité occidentale et la moins inadaptée à notre civilisation.
En effet, il n’est guère d’agglomération Occidentale qui n’offre une bibliothèque bien garnie aux candidats à la culture sous tous ses aspects. D’autre part avec l’instruction obligatoire tous ont mis en quelque sorte le pied à l’étrier dans la chevauchée vers la connaissance. Enfin, c’est aussi le domaine où l’on risque le moins de s’endormir dans la fallacieuse illusion d’un progrès apparent.
Tandis que, prenant nos bonnes intentions pour des réalités, nous pouvons facilement nous croire de grands héros et des grands saints aussi longtemps que nous ne sommes pas mis au pied du mur, il est facile à un homme d’une intelligence normale de se rendre compte en comparaison de la faible valeur de ses facultés, de la nécessité et de la difficulté d’édifier et d’enrichir un univers intérieur qui, en quelque mesure que ce soit, réponde au cosmos de la Création.
Cette modestie, ce sentiment de l’insignifiance des valeurs édifiées jusqu’ici par le mystique en son âme, constitue un stimulant précieux aux efforts suprêmes que l’ascète doit accomplir pour s’élever jusqu’à la proximité du Trône de la Gloire Céleste, au centre du Royaume des Cieux dont l’accès est fermé aux tièdes et aux velléitaires.
Il est bien vrai que les efforts intenses grâce auxquels l’âme se dépasse le long de l’échelle des valeurs jusqu’à s’évader du vieil homme du passé, à la manière d’un serpent sortant de sa peau au renouveau, sont stimulés par le double sentiment de l’aspiration à l’union Divine et par la conscience de l’immense distance séparant la créature du Créateur. Mais quels que soient les efforts du pèlerin de l’autre rive, comme disent les Bouddhistes, de l’accès au Nirvana, la plupart des religions admettent qu’ils seraient voués à l’échec sans l’aide de la Grâce.
La nécessité de celle-ci résulte pour les théologiens, de la différence non de degré, mais de nature entre les créatures et le Créateur, différence telle que l’addition infinie de mérites relatifs ne saurait arriver à combler l’abîme entre le relatif et l’Absolu. Mais alors surgit le problème de l’extension de la Grâce. Est-elle donnée indifféremment à toutes les âmes ou bien n’est-elle accordée qu’à quelques unes ? Dans le premier cas suivant le principe « Res ullius, res nullius », elle perd son caractère de faveur pour n’être qu’un des processus réguliers de l’évolution universelle. Dans le second cas est-elle accordée aux seules âmes choisies par le Créateur, ou bien destinée à toutes les âmes qui s’en sont rendues dignes ? On se trouverait presque acculé à un dilemme : ou bien la grâce est une faveur accordée par le Tout-Puissant à qui il lui plaît sans égards aux mérites des récipiendaires, et Dieu est libre mais fait figure de capricieux, ou bien cet aide suprême à l’apothéose individuelle va, quasi automatiquement, à qui le mérite. Alors Dieu est assujetti à une loi cosmique qui le dépasse comme c’est le cas pour les Dieux de la Trimourti Hindoue, ou dans le cas de l’Absolu Transcendant sans aucun contact possible avec les particularités terrestres, la grâce n’est ni une faveur, ni même une mesure personnelle, mais elle est, comme la Shékhina pour les Juifs, éternellement présente et accessible à tous les humains qui ont pu hausser leur sublimation intérieure jusqu’au niveau où il est possible à la grâce de trouver en eux des réceptacles suffisamment affinés pour qu’elle puisse s’y déposer.
Tout ceci naturellement, du point de vue admettant les idées traditionnelles sur la constitution septénaire du Cosmos, considérée soit comme la création directe d’un Dieu personnel, universel, soit comme créée par un ou plusieurs démiurges, soit engendrée par des projections ayant leur origine dans un Absolu Transcendant. Du point de vue plus empirique et immédiat de la réflexion sur les successions d’états psychologiques dont les consciences humaines les plus sensibles sont conscientes et de ceux dont elles peuvent induire l’existence en partant de ceux qui leur sont familiers, il semble indispensable pour permettre aux états de conscience variés de passer à la pure spiritualité, absolument homogène, c’est-à-dire sans aucune différence intérieure, et d’autre part absolument illimités de faire état de l’intervention d’un principe efficient qui, tout en étant capable d’une vraie création dans le temps, soit entièrement transcendant aux facteurs ontogénétiques qui sont à l’origine des différentiations qualitatives à l’orée du monde de la multiplicité, monde des créatures, même de celles qui sont quasi spirituelles comme les âmes.
Si bien que, même pour les individus qui entendent rester dans une prudente réserve quant aux analyses minutieuses des métaphysiques ou théologies, il parait nécessaire de faire état au-dessus des plans éthérés des légions subtiles de « l’invisible », d’une transcendance qualitativement efficiente intermédiaire entre les causes premières et l’Unique qui est transcendant même à l’Être. Cette vue a au moins l’avantage de nous délivrer de tous les cadres définis dans lesquels nous avons tendance à inclure nos concepts et même nos états de conscience, et aussi de contribuer à entretenir en notre sentiment d’existence personnelle, une attitude de respectueuse humilité vis-à-vis de l’Unité subtile, à la fois transcendante à l’espace, au temps, à toute qualité et même à l’Être, qui est ainsi postulée.
Alors pour employer l’expression de Bergson, notre âme sera réellement ouverte, alors elle sera en posture de se laisser porter vers la transcendance par les aspects les plus sublimes de l’Élan vital dont elle chevauchera la crête.
Nous conclurons cette revue hâtive en remarquant que si les diverses théologies revêtent des formes intellectuelles assez différentes, elles s’accordent à recommander la lutte contre la nature inférieure et l’abstention de toute « nuisance » envers le prochain, la recherche de la sagesse non seulement pour la pénétration des textes religieux, mais aussi pour un effort de compréhension des phénomènes naturels et de leurs lois, et promettent à l’âme une survivance plus ou moins longue après la mort du corps et dont la nature est conditionnée par celle de la vie terrestre.
A l’exception de l’attente d’une vie post-mortem, c’est précisément le genre de vie recommandé par l’Hédonisme empirique et agnostique dès qu’il dépasse la grossièreté élémentaire pour s’élever au véritable Épicurisme. L’échelle des valeurs qu’il propose aux matérialistes intelligents et cultivés est à peu près identique à celle des philosophes spiritualistes. Ils ont cependant vis-à-vis des croyants le handicap provenant de leur refus d’admettre une transcendance. Cette négation fait qu’ils n’ont pas dans la création de leurs étages psychologiques internes le stimulant que le croyant puise dans sa foi en un Père infiniment supérieur et vers lequel il faut s’élever en se dépassant. Il s’ensuit que les matérialistes ont tendance à se complaire dans leur état actuel, n’admettant pas l’existence de niveaux de valeurs supérieures à ceux auxquels ils ont atteint. D’où le spectacle affligeant de si nombreux individus qui, bien qu’ayant reçu une certaine instruction, mais l’ayant mal digérée et n’étant pas arrivés à la transmuer en ce sentiment nuancé des valeurs qui est la culture, mettent au-dessus de tout les jouissances de la gastronomie, laquelle, rappelons-le, signifie le « gouvernement du ventre ». Par contre il est très rare de voir un homme hautement cultivé rechercher avec prédilection les plaisirs des gastrolâtres. Au contraire la plupart des grands savants ont un régime d’une simplicité et d’une frugalité quasi monacale. Ceci nous a amené à dire (Harmonie 1935) que l’étude du budget d’un individu paraît un sûr critère de sa culture, car la place occupée par les dépenses alimentaires et les boissons, à budget égal, décroît à mesure qu’il s’élève sur l’échelle des valeurs. Si bien qu’au « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es » on peut ajouter « montre-moi tes comptes et je connaîtrai tes valeurs préférées, c’est-à-dire ta valeur ». Celle-ci, nous le répétons, dépend moins des connaissances acquises que de leur transmutation en culture, c’est-à-dire la faculté d’accorder de plus en plus de valeurs aux objets — ce qui permettrait au sage d’Épicure, n’ayant que les biens matériels les plus modestes, de jouir d’une vie plus riche et heureuse que celles du monarque le plus opulent.
Ceci fait que tout homme vraiment intelligent, même s’il lui manque certaines antennes qui lui permettraient les intuitions spirituelles, doit organiser sa vie de manière à accéder à la vie intérieure qui par la culture remplace les horizons bornés de l’expérience sensorielle par les perspectives illimitées et la vision des choses sous l’aspect de l’Éternité comme le recommandait Spinoza. Et cette pratique de la vie créatrice utilisant les circonstances de la vie à la production des valeurs élevant sans cesse vers l’Infini, est la Panharmonie dont nous allons décrire les modalités.