Dès que nous nous sentons faibles, nous nous détestons, nous avons l’impression de moins exister, et nous voulons exister, fortement. De toute évidence, nous rejetons notre faiblesse. D’aucuns diront que rejeter notre faiblesse est un bon début pour acquérir davantage de force. Je n’en crois rien. À mon avis, la véritable faiblesse consiste justement à rejeter sa faiblesse, et la véritable force, à l’accueillir, à la laisser être. Pour soutenir cette thèse, j’ai divisé mon texte en quatre parties. Dans la première partie, je définis ce qui, à mes yeux, représente la véritable faiblesse : s’en remettre à des modèles extérieurs. Dans la deuxième partie, je défends la thèse tout juste énoncée, que la force consiste à accueillir sa faiblesse. Dans la troisième partie, je m’interroge sur la possibilité de cet accueil de sa faiblesse. Dans la quatrième et dernière partie, je présente une objection pour l’écarter aussitôt.
L’origine de la faiblesse : s’en remettre à l’extérieur
Lorsque mon propriétaire m’annonce une augmentation de loyer et que je n’ai pas la force de lui faire valoir mon point, à savoir que son augmentation est déraisonnable, je me sens faible. Je rejette alors ma faiblesse. Je me juge sévèrement. Pourquoi un tel rejet ? C’est sans doute parce que j’ai en tête un modèle, un idéal auquel je m’identifie. Selon ce modèle ou cet idéal, je ne devrais pas me laisser faire ainsi. Je m’oppose donc à mon comportement, je le rejette, à condition de me comparer à ce modèle, à « ce qui devrait être ». Ce modèle de force, de plus, est extérieur à moi. Il ne peut pas venir de mon intérieur. Intérieurement, en effet, je suis faible, je suis quelqu’un qui se laisse imposer une augmentation de loyer. Tel est celui que je suis. Mais s’en remettre à ce qui est extérieur plutôt qu’à soi-même est la plus grande preuve de faiblesse qui soit. Donc, si je m’oppose à mon intériorité, à ma faiblesse, toujours à partir d’un modèle extérieur de force, je suis alors vraiment faible.
Avant d’aller plus loin, notez que cet extérieur auquel on s’en remet trop souvent et qui nous rend faibles ne correspond pas seulement aux paroles d’autrui. Même lorsqu’elles reposent sur mes expériences personnelles, mes pensées sont tirées de l’extérieur. C’est que mes expériences passées, étant révolues, sont en dehors ou à l’extérieur de ce que je vis au présent, ici et maintenant. Donc, en m’en remettant à des leçons tirées de mes expériences passées, je suis tout aussi faible que si je m’en remettais à autrui plutôt qu’à moi-même.
Accueillir sa faiblesse, une manifestation de force
Ainsi, la faiblesse consiste à lutter contre sa faiblesse en s’appuyant sur un modèle extérieur — un modèle de force. Dans ces conditions, la force consiste-t-elle à accueillir sa faiblesse ? Par exemple, serais-je plus fort si j’accueillais ma soumission face à mon propriétaire ? Oui, un tel laisser être ou accueil est, à mon avis, une preuve indéniable de force. Pourquoi cela ? Parce que je fais alors face à ma dure réalité, à savoir que je suis faible, et que faire face à sa réalité, surtout lorsqu’elle est dure, est sans l’ombre d’un doute une expression de force. Aussi, songez que cet accueil de sa faiblesse se produit après que j’ai écarté toutes ces injonctions extérieures à rejeter ma faiblesse. Faire ainsi fi de ces pressions extérieures est sans doute aussi une manifestation de force.
Tout cela est peut-être vrai, me direz-vous, mais nous sommes encore loin de la coupe aux lèvres. Cet accueil de soi, de sa faiblesse, ce grand « Je me fous des injonctions extérieures ! », n’est pas encore une véritable manifestation de force. En accueillant ma faiblesse, elle va rester en moi. Je ne serai donc pas véritablement fort. Vous avez donc tort, continuerez-vous de me dire, de soutenir que la force consiste à accueillir sa faiblesse, À cela, je réponds : détrompez-vous, l’accueil de notre faiblesse se traduit par une véritable force, par la plus grande force qui soit.
Tout d’abord, remarquez qu’en accueillant ma faiblesse, je n’agis plus avec faiblesse. C’est qu’on agit avec faiblesse en réagissant à sa faiblesse. Par exemple, en me sentant faible, je réagis en pensant « Pauvre de moi, comme je me sens faible ! », ce qui est précisément une pensée de faiblesse. Et à partir de ces pensées de faiblesse, je pose ensuite des gestes et des paroles de faiblesse. Donc, retenons que se comporter avec faiblesse suppose de réagir à sa faiblesse. Or, lorsque j’accueille ma faiblesse, je la laisse tout simplement être. Je n’y réagis donc pas, ce qui signifie que je ne me comporte pas comme quelqu’un de faible.
Certes, me direz-vous, peut-être qu’en accueillant ma faiblesse, je n’agirais pas comme quelqu’un de faible, mais il n’en demeure pas moins que je serai faible, que je me sentirai faible intérieurement. Encore une fois, comment puis alors soutenir qu’accueillir sa faiblesse se traduit par une force énorme? Voici pourquoi je soutiens cela avec la plus grande confiance. Ma faiblesse fait partie de ma vie, si bien qu’en l’accueillant, j’accueille ma vie elle-même. Or, dans l’accueil de ma vie, je me sens transporté par elle. Cet élan, ce transport, me donne une force extraordinaire. Donc, clairement, en accueillant ma faiblesse, je suis quelqu’un de très fort, non seulement parce que je ne m’en remets pas à quelque chose d’extérieur, à un modèle extérieur, mais aussi parce que je me transforme en une force de vie.
Le dernier raisonnement équivaut à celui-ci. En accueillant ma faiblesse, j’accueille ma vie — car ma vie consiste à être faible ! Or, en accueillant ma vie, une énergie énorme — l’énergie de la vie ! — me traverse. Traversé par cette énergie, je connais une force immense.
De la possibilité de se laisser être
Ce laisser-être face à votre faiblesse, ce « oui » qui lui est adressé, ne doit pas non plus venir de l’extérieur. Par exemple, il ne doit pas venir du fait que vous lisez présentement ces lignes, qui vous proposent en effet de dire « oui » à ce que vous vivez — votre faiblesse. Si vous vous en remettez à mes paroles, vous allez peut-être vous dire en pensée ce « oui », mais ce « oui », s’il vous vient ainsi de l’extérieur, de ce que je vous ai dit, ne sera pas un véritable accueil de votre intériorité. Cet accueil ne viendra pas de vous, du plus profond de vous ; et s’il ne vient pas de vous, vous ne vous accueillerez pas vraiment.
Ce « oui » doit donc venir de l’intérieur, et uniquement de lui. « Comment » ce grand et honnête « oui » peut-il venir de l’intérieur ? Cela est possible si je me libère de toute influence extérieure. Comment se libérer des pressions extérieures ? Cela est possible à la condition de voir que tout ce qu’on me suggère comme modèle n’a aucune valeur réparatrice. Il faut voir que les modèles m’égarent et me causent du tourment, étant donné notamment qu’ils me rendent faible. Mais en dehors de ce qui vient de l’extérieur, que cet extérieur soit les paroles d’autrui ou celles qui reposent sur mes expériences passées, je ne connais rien. Si je prends conscience de cela, si je comprends que je ne sais ou ne connais absolument rien qui puisse vraiment me tirer de l’impasse, qui puisse me sortir de ma faiblesse, alors je serai confronté à cette dernière. Je cesserai de la fuir. Je la laisserai être.
Une objection rapidement écartée
Certaines personnes se sont construites comme des gens forts. Elles y sont parvenues en se donnant des modèles de force. Plus précisément, par l’action, l’effort et la répétition, ils ont intériorisé ces modèles. Ils sont devenus intérieurement forts en luttant afin d’incarner en eux ces modèles de force. Or, j’ai dit ci-dessus que la force ne venait qu’en écartant de notre esprit tout modèle extérieur de force. Étais-je dans l’erreur ? Pas tout à fait. En fait, ces gens qui, par l’effort et la lutte, ont réussi à se construire comme des individus forts ne sont peut-être pas si fort que cela. Leur force est venue de l’extérieur, de modèles venus de l’extérieur. Cela signifie qu’ils peuvent s’effondrer très rapidement si un événement venant de l’extérieur se produit. Ils sont des colosses aux pieds d’argile. Ce n’est pas le cas pour les gens dont la force vient d’un accueil de soi. Comme leur force est intérieure depuis le début et jusqu’à la racine, aucun événement extérieur ne peut les ébranler. C’est ce que j’appelle une véritable force.
En conclusion, rappelons que la force apparaît lorsqu’on ne s’identifie plus à rien, à aucun modèle, de sorte qu’une ouverture à notre vécu intérieur, notamment à notre faiblesse, devient possible. Dès lors, je ne résiste plus à ma vie. En ne lui résistant pas, je suis invulnérable. Ce n’est qu’en lui résistant que nous pouvons nous effondrer. La vie, parce qu’on lui résiste, nous brise tôt ou tard. Mais lorsque nous avons acquis une force qui est en fait une souplesse, nous embrassons nos épreuves et nous y répondons avec une force animée du souffle de la vie.