(Revue Être. No 3. 14e année 1986)
Voyager comme tournent les derviches. Pour déshabiller l’espace. Ecrire sur cela c’est entendre une rumeur, la propagation d’un silence.
Les nuits « sur les routes » sont lourdes de bruits ; ahans des moteurs, cris, transistors, appels haut-parleurs dont l’enchevêtrement tisse une profonde solitude au sein de laquelle se réjouit l’être de l’homme et du monde.
Cette rumeur ne désemplit pas le silence mais le précède ; peut-être qu’elle le crée au fur et à mesure de l’écoute… Et l’oreille, enfin assagie, désappropriée de sa volonté, découvre l’inhabituelle paix, l’insondable qui jamais ne tarit…
C’est cette amplitude que soulignent les murmures incessants de la nuit trempée par les étoiles et les néons des restauroutes qui, seule rassasie la soif incommensurable de celui qui ne dort plus, accueille et offre son regard à l’entour invisible, au désert proche…
Entendre, certainement à notre insu, cette précipitation sonore, ne plus pouvoir identifier cette cadence de sons et de bruits, c’est lâcher soudainement le pied de la margelle qui recouvrait l’inconnu ; enregistrer l’inaudible…
La joie vient de ce que nous ne pouvons plus nous fier aux repères auditifs habituels. Et pourtant à quoi tenions-nous tant sinon à une certaine familiarité sonore ? Et si l’impression « égotique » reposait d’abord sur un ensemble de repérages auditifs qu’elle reproduit après l’avoir assimilé ?
Le voyage invalide cette symphonie ordinaire. Sans que nous le sachions.
Après que la fatigue, survenue à la suite des heures de bus, des nuits blanches, ait contribué à abolir nos défenses ; nous réalisons que nous ne sommes plus « là », que l’espace sonore a changé et que le « je » qui lui était attaché a disparu…
Cette sensation, tout à fait saisissante, simultanément douce et brutale, jaillie des flots comme un poisson ou une flèche de feu, recouvre de son aile bienveillante l’âme du voyageur, appuyé contre la vitre de l’autocar qui cahote dans la nuit épaisse…
La « réalité » s’est défaite comme un décor ou un mirage. La joie fort douce qui s’épanouit à cet instant ne participe d’aucune volonté, n’exprime aucun choix, ne sert strictement à rien.
A la périphérie de ce moment inoubliable rôdent la confusion, l’amalgame, l’association ; ils peuvent récupérer, figer l’espace qui vient de s’ouvrir…
La joie n’est pas une pensée, le fruit d’une décision. Sensations innombrables, irréparables, que les voyages favorisent néanmoins.
L’ego ce sont les autres.
C’est-à-dire un réseau « socio-culturel » composé d’automatismes, de réflexes, constamment entretenus et reproduits par l’environnement.
Un voyage peut, momentanément, briser cette dynamique aliénante et priver ses ressorts de leurs subsides. C’est la raison pour laquelle il est nécessaire, à condition que nous nous sentions disponibles, d’accélérer le rythme du voyage comme on souffle le feu sur la forge ; de faire reculer les possibilités, d’épuiser les réserves, d’assécher les compensations : marcher jusqu’à l’épuisement, sauter de train en bus, se nourrir de peu…
Cette ascèse déstabilise le régime du mental, provoque la disparition des pensées.
Alors les impressions, les sensations, les sons assiègent et grignotent le « moi » comme la marée montante les châteaux de sable.
Au détour d’une rue dans une ville étrangère, au réveil dans une chambre inconnue, quand tout, à l’instant, a disparu comme la fumée dans le soleil, quand la sensation d’être perdu s’est également évaporée dans la chaleur brumeuse ou les notes d’une flûte, alors la joie dit que nous sommes.