Joël André
La science au verso

[…] d’où vient que popu­lairement, le « c’est scientifique » ait ce sous-entendu (ou pouvoir supposé) de mettre fin à la discussion ? Sans doute d’une naïveté propagée par un discours second de la science, l’épistémologie : dis­cours sur la science ou science de la science, selon les prétentions. Longtemps appuyée sur une histoire de la science monolithique, volontiers « laïque et obligatoire », elle a imposé universitairement pendant des décennies une vulgate dont le public a gardé cliché. La science, au fond, comme une galerie de « machines à raisonner iso­lées sur des socles de marbre » (Koestler).

(Extrait de la revue Autrement : La science et ses doubles. No 82. Septembre 1986)

« Ainsi, à l’aube de son long voyage, la Science apparaît sous la forme de Janus, le dieu à dou­ble visage, gardien des portes : l’une des faces ouvre vers le large ses yeux clairs, l’autre laisse errer dans la direction opposée un regard de verre, un regard de songe. »

Arthur KOESTLER, Les Somnambules

La science commence quand on veut. Avec la naissance de l’uni­vers, par exemple, si on le considère comme une sorte de labora­toire auto-observant. Ou encore, depuis le futur, mais ceci est une autre histoire…

« Une science qui hésite à oublier ses fondateurs est perdue », disait Whitehead. Propos de logicien. La question aujourd’hui sem­ble : ce que la science délaisse de ses origines mérite-t-il d’être revu ? Or tout ou presque fait origine — et retour — dès que l’on tente de reprendre une « histoire de la science » dont la façade unanimiste a, depuis peu, cessé de tenir.

Histoire d’une non-histoire, d’ailleurs. Comme le rappelle encore Whitehead : « En l’an 1550, l’Europe avait moins de connaissances qu’Archimède qui mourut en 212 avant Jésus-Christ. »

Et comment distinguer les effets précurseurs et les erreurs de genèse ? Les connaissances célestes des Babyloniens, par exemple, sont-elles d’adroites prémices de l’astronomie sur fond d’aberration astrologique ? Ou au contraire la saisie directe d’une relation Homme-Cosmos que la physique avancée réaffronte aujourd’hui ?

L’arcane Science éclate sous les lectures contradictoires. Le « révo­lutionnaire » Copernic est un conservateur maniaque qui laisse une astronomie aussi confuse que celle de Ptolémée. Galilée, premier expérimentateur-modèle, est aussi un fabulateur monstre. Newton est le grand fondateur de la théorisation moderne autant que le der­nier savant-initié.

DÉSOCCULTISME

Pas de généalogie impeccable, donc pas d’acte de naissance certifié. Des actes de conscience, plutôt, dont la science s’inaugure ou renaît. Des ressaisissements réflexifs. Car, tel sera notre propos, la science est une méthode de désoccultation d’elle-même. Et de réoccultation, dès qu’elle croit satteindre.

Telle fut, par exemple, le « décryptage » progressif des intuitions ioniennes et pythagoriciennes jusqu’à l’aperçu exact d’Aristarque de Samos sur l’insertion de la Terre dans le système solaire, et sa « recouverte » par les fluctuations idéologiques de l’aristotélisme et du ptolémaïsme. L’enjeu étant en l’occurrence la vérité astronomi­que, la conception du monde et celle de la civilisation, il ne fallut pas moins de deux mille ans pour désocculter le problème.

Et cela par une transition où la science se donna explicitement pour critère de désocculter la science.

Lisons ici Thomas Kuhn : « Avant la naissance de Newton (1642), la « nouvelle science » du siècle avait enfin réussi à rejeter les explications scolastiques et aris­totéliciennes qui faisaient appel aux « essences » des corps matériels. Dire qu’une pierre tombe parce que sa « nature » l’attire vers le cen­tre de l’univers ne semblait plus qu’un simple jeu de mots tautolo­gique (ce qui n’avait pas toujours été le cas). Désormais, le flot tout entier des apparences sensorielles, y compris la couleur, le goût et même le poids, devait s’expliquer en termes de taille, forme, posi­tion et mouvement des corpuscules élémentaires de matière. L’attri­bution d’autres qualités aux atomes élémentaires constituait un recours à l’occulte et était donc interdit à la science. » (Souligné par nous).

Voilà donc la science comme déconstruction structurante, sachant ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas. Mais sitôt les concepts ajustés, on s’aperçoit qu’il y a un reste d’occulte, un insaisissable dans la théorie. Dans le modèle newtonien, il n’est autre que… la gravité ! Cette « attraction » entre les corps matériels, qualité occulte comme la « tendance à tomber » des scolastiques, impliquait une « influence à distance » dont Newton le premier était insatisfait. Mais ses Principia [1] se révélèrent incontournables pour l’avancement des sciences. La gravité fut donc acceptée avec le tout, comme influence « innée » au sein de la matière. Pour en pallier « l’absurdité » (New­ton dixit), il fallut lui supposer un medium universel : un « éther ».

FANTÔMES ET QUENTITÉS

Les années passèrent. Au XIXe siècle naquit James Clerk Maxwell qui devint un beau jeune homme et formula la théorie électro-magnétique de la lumière. Elle implique un milieu matériel de propagation des ondes lumineuses : un éther (bis). Apparition un peu trouble pour le regard scientifique d’alors, et la théorie de Maxwell est d’abord rejetée. Mais, comme celle de Newton, on finira par la prendre, éther compris. Sans trop chercher, d’ailleurs, à décrire physiquement cet innocent « fantôme » de la théorie.

Jusqu’au moment où il commence à empoisonner insidieusement les équations. En 1905, un certain Einstein s’empare en Suisse de la contradiction et exorcise le fantôme maxwellien, d’une simple contraction dans les calculs. Relativité I, dite restreinte. Quelque dix ans plus tard, le même s’attaque au concept « occulte » de la gra­vité newtonienne : l’influence à distance devient géométrie de l’uni­vers. Relativité II, générale. Désoccultation accomplie.

À ceci près qu’Einstein se lance alors à la poursuite d’un « champ unitaire » dont la matière ne serait qu’une « singularité », une con­densation si l’on veut. Et d’admettre un beau jour que ce champ pourrait être quelque chose comme… « un éther, mais dépourvu de propriétés » ! Éther désocculté ou fantôme de fantôme ?

« Charme, étrangeté, saveur, beauté… » Autant de qualités occul­tes de l’actuelle physique. Une micro-mega-physique puisqu’elle tra­que le subatomique par les très hautes énergies. Magisme discret des grands accélérateurs, royaume carollojoycien de la chasse au quark. En fait, les baudelairiennes qualités précitées réfèrent à des nombres « explicatifs » ; ce sont, disons, des « quantités cryptiques » cernant ou reliant des entités physiques hypothétiques : des « quen­tités », en quelque sorte. Reste ensuite à prouver qu’elles existent. Mais on suppose aussi à ces « quentités » des propriétés expliquant… leur non-observation. Par exemple une force entre elles qui augmente avec la distance et interdit de les faire apparaître. Une gravité à l’envers qui n’a rien à envier à celle de Newton sur le plan « occulte ».

AU NOM DE L’ALOI

On reviendra, au long de ce numéro, sur l’inextricable de l’actuelle physique. Et sur le fait que « scientifique » et « indiscutable » n’y sont plus synonymes. Mais d’où vient que popu­lairement, le « c’est scientifique » ait ce sous-entendu (ou pouvoir supposé) de mettre fin à la discussion ? Sans doute d’une naïveté propagée par un discours second de la science, l’épistémologie : dis­cours sur la science ou science de la science, selon les prétentions. Longtemps appuyée sur une histoire de la science monolithique, volontiers « laïque et obligatoire », elle a imposé universitairement pendant des décennies une vulgate dont le public a gardé cliché. La science, au fond, comme une galerie de « machines à raisonner iso­lées sur des socles de marbre » (Koestler).

Cette épistémologie canonique ne tient pas la route pour une rai­son simple : ni l’histoire des sciences, ni les « savants » qui l’ont faite, ne soutiennent son modèle. Comme dit Einstein, le chercheur scientifique « doit apparaître à l’épistémologue systématique comme une sorte d’opportuniste sans scrupules… ».

C’est ce dont prend acte l’épistémologie actuelle, volontiers ico­noclaste dans l’ivresse de sa neuve liberté. Érudition oblige, elle ne subvertit la science que par familiarité avec elle, de même qu’il n’y a pas de héros pour son valet de chambre.

Une subversion d’abord sage qui consiste un peu à briser les meu­bles pour voir ceux qui sont à sauver. Le rationalisme critique, asso­cié au nom illustre de Sir Karl Popper, est une tentative de ce genre. La meilleure des défenses étant l’attaque, la science devient son pro­pre sparring-partner. Sitôt développée une théorie, attaquez-la. Éli­minez tout ce qu’elle peut avoir de vulnérable. Ce qui reste debout, plus ce qu’apporte la nouvelle théorie, c’est la science.

Ainsi toute science se dresserait face à elle-même en une sorte de contre-science. L’intérêt en serait de débusquer d’emblée les insus cachés de tout modèle. Mais le risque de ce shadow-boxing (et c’est sans doute pourquoi il faut quelque insu) serait d’envoyer toute science au tapis avant même qu’elle ne tienne sur ses jambes.

La perspective « paradigmatique » d’un Thomas Kuhn présente une alternance plus réaliste. L’évolution scientifique s’y raconte moins structuralement qu’événementiellement, comme jeu de pouvoir et de révolution. On constate que les périodes de confrontation vive entre la science en place et la science hors-place ne laissent plus… place à la discussion. Au nom de la science, on a cessé de parler de la même chose. La légalité scientifique « interne » se conquiert histo­riquement comme légitimité « sur le terrain ». La continuité gigo­gne d’une science ne conservant toujours que le meilleur d’elle-même le cède à la succession, à la substitution révolutionnaire des paradigmes.

Les paradigmes, c’est-à-dire « les découvertes scientifiques univer­sellement reconnues qui, pour un temps, fournissent à une commu­nauté de chercheurs des problèmes types et des solutions ». Et Kuhn de décrire presque scéniquement la transition d’une période para­digmatique à une période révolutionnaire : « La prolifération des variantes concurrentes du paradigme, le fait d’être disposé à essayer n’importe quoi, l’expression d’un mécontentement manifeste, le recours à la philosophie et à des discussions sur les fondements théo­riques, tous ces signes sont autant de symptômes d’un passage de la recherche normale à la recherche extraordinaire. »

Ce scénario rappelle l’actuelle effervescence autour de la physi­que quantique. Y compris, diront ceux du media rationaliste, le « n’importe quoi » qui consiste à expérimenter ou à théoriser sur les phénomènes Psi. Nous y reviendrons et c’est en fonction de ce débat que nous retenons la question soulevée par Kuhn : « Comment rend-on l’anomalie conforme à la loi ? » Citons encore la réponse de Kuhn : « … La crise diminue l’emprise des stéréotypes et fournit les données supplémentaires nécessaires à un changement fondamental de paradigme. La forme du nouveau paradigme est parfois annon­cée par la structure que la recherche extraordinaire a donnée à l’anomalie. » (Souligné par nous).

Bref, ce qui, dans le savoir hors-la-loi, fera le paradigme à suc­cès peut déjà être décelé dans les zones rebelles de la science. La loi consistera ensuite à « habiller » l’a-loi.

SCIENCE ANAR

Arthur Koestler, ancien de la guerre d’Espagne. Paul Feye­rabend, ex-collaborateur de Brecht. Deux piliers d’une épis­témologie activiste. Le premier, par une vulgarisation de haute volée, fonde une critique médiatique de la « mythographie scientifique ». L’autre, plus confidentiel, n’en répand pas moins depuis sa chaire de Berkeley de jouissives diatribes contre la « ratiomanie », ainsi que les truculents principes d’une « théorie anarchiste de la connais­sance ».

De leur lecture croisée surgit par exemple un « troisième pro­cès de Galilée » (après ceux de l’Inquisition et de Pierre Duhem) où la science perd un martyr pour gagner un fabulateur de pre­mier ordre doublé d’un intrigant sans scrupules. D’abord, Gali­lée n’hésite pas à inventer de toutes pièces des expériences qu’il n’a jamais réalisées. Ensuite, s’il est un propagandiste acharné de l’héliocentrisme copernicien, c’est en mêlant phénomènes nouveaux et aberrations optiques qu’il arrive à jeter le doute dans l’esprit d’observateurs de bonne foi et à leur faire prendre des vessies pour des lanternes. Non seulement Galilée pirate allègrement en les fai­sant passer pour siennes des découvertes antérieures, mais il pré­tend avoir construit un instrument (la fameuse « lunette de Gali­lée ») qu’on lui a offert et dont il serait bien en peine d’expliquer le principe. Ce sera l’œuvre de Kepler, à qui Galilée essaie de déro­ber le maximum d’informations « payantes » dans divers domaines tout en lui refusant l’accès à la coûteuse lunette d’observation. Gali­lée ne mène pas le combat de la vérité contre l’obscurantisme, mais sa propre guérilla d’opinion contre tout le monde, adoptant des atti­tudes réactionnaires et scientifiquement fausses (entre autres sur le problème des marées et l’influence lunaire) chaque fois que d’autres auteurs risquent d’avoir raison avant lui ou contre lui. Enfin, il n’est pas exagéré de dire que Galilée provoque son pro­pre procès en exaspérant et en dupant ses meilleurs protecteurs au sein même de l’autorité ecclésiastique. Last but not least, il est certain qu’il n’a pas prononcé devant ses juges le célèbre « Et pour­tant, elle tourne » (ce dont on ne saurait le blâmer car il pouvait s’attirer la torture) mais qu’en plus de sa rétractation ultime, il offrit ses services à l’Inquisition pour écrire une réfutation scientifique de ses erreurs, c’est-à-dire de l’héliocentrisme. La convergence des documents met fin à l’une des plus fortes inventions de l’his­toire des sciences : Galilée lui-même.

Koestler, super-journaliste, Feyerabend, physicien, divergent dans leur crédit à la science en tant que telle. Koestler la respecte comme antithèse de l’obscurantisme, et son reportage idéo-historique s’attache à déceler la ligne de partage des eaux sans s’en dissimuler le flou. Surtout : « … Renoncer à l’habitude que nous avons de traiter l’histoire de la science en termes purement rationnels. » Feyerabend tape plus fort. Érudition exaspérante, humour cannibale, un seul credo : « Tout est bon. » Aucune raison d’éliminer quoi que ce soit de la science ; une idée fossile ou absurde peut devenir demain un concept essentiel. Ceux que nous prisons hautement aujourd’hui auraient d’ailleurs été impitoyablement éliminés si la scientificité, si libérale soit-elle, avait été seul juge.

Mais les faits, garants de la science pure et dure ? Des sous-produits d’idéologies préalables, répond carrément Feyerabend. Et tout à l’avenant. Gai savoir et jeu de massacre, l’épistémologie anar­chiste s’offre une lecture acérée de toute archive, tournant en déri­sion les monuments aux morts de l’objectivisme scientiste ou res­suscitant d’alertes momies de la pensée dite archaïque.

Activisme, disions-nous, dès lors que la visée explicite est de con­trer la science dans sa dimension d’image-pouvoir. Koestler par désa­cralisation, Feyerabend par désétatisation. Une épistémologie de libres penseurs, comme on disait des athées ou des anarchistes. À deux voix, cela donne :

  • « L’histoire des théories, cosmiques en particulier, peut s’inti­tuler sans exagération histoire des obsessions collectives et des schi­zophrénies contrôlées ; et certaines des plus importantes découver­tes individuelles se sont faites d’une manière qui rappelle beaucoup moins les performances d’un cerveau électronique que celles d’un somnambule. » (Koestler.)

  • « La science est indiscrète, bruyante, insolente… C’est la plus récente, la plus agressive et la plus dogmatique des institutions reli­gieuses. » (Feyerabend.) Et d’exiger, fort conséquemment… la sépa­ration de la Science et de l’État.

SCIENCE, ASCIENCE, CRYPTO-SCIENCE

« Une fois la science donnée, le rationnel ne peut être universel et l’irrationnel ne peut être exclu. » (Feyerabend, encore.)

« … Il est dans la nature de l’inconscient de pouvoir simultané­ment affirmer et nier, dire oui et non à la même question ; en quel­que sorte savoir et ne pas savoir. » (Koestler.)

C’est ce jeu de la science et de son insu que nous visons dans l’intitulé « La Science et ses doubles ». Une grande œuvre au moins en témoigne à livre ouvert : celle de Kepler. On y voit l’astronomie physique se constituer par le mutuel rattrapage du vrai et du faux. Équilibrisme spectaculaire qu’un auteur moderne ne saurait se per­mettre au stade de la publication scientifique. Kepler, lui, ne vou­lut rien celer au lecteur de ces détours erratiques dans la confec­tion de la science. Les comparant à la mésaventure heureuse de Christophe Colomb, il y voit le même « grand divertissement ». Ainsi circule dans son œuvre, de la spéculation mystique à la calculation ardue, une sorte d’erreur autocorrectrice.

Cet insu du savoir est ce que l’on appelle l’occulte. Et son mode d’intrusion, l’irrationnel. Comme on dit de nombres aujourd’hui apprivoisés mais nommés… « innommables » (arrhetos) par les pytha­goriciens qui craignaient à peu près, à les divulguer, que l’univers ne leur tombe sur la tête [2].

L’irrationnel, sur cet exemple, apparaît donc comme une insistance de représentation qui cherche dans la science un domaine d’insertion possible. Ce qui suppose quelque isomorphisme secret, une complicité de sens, un jeu de doubles. Bien sûr se trahira une ligne de falsification, mais qui ne sera pas forcément… la vraie. Connivence supplémentaire, quand l’occulte, comme aujourd’hui, fait retour « au nom de la science », c’est qu’en elle s’est déjà produite une réoccul­tation. Et qu’en même temps s’annoncent les voies d’une nouvelle désoccultation.

Certes le discours de la science sur sa propre cohérence a pro­gressé, mais de surprise en surprise. Jusqu’au point de savoir ce qu’elle ne sait pas : démontrer ses fondements mêmes. La science sait désormais, et scientifiquement, qu’elle contient son insu, son ascience. De sa puissance même naît son incomplétude. Cette démarque, introduite par le logicien Gödel, entre un système et l’autour qui le vérifiera (son « extème », dirais-je) engendre du même coup perplexités et subreptions. Les franchissements indispensables à la circulation du système, à sa cohérence avec un dehors, créent des passes peu sûres. Il faut bien sûr interdire les aéroports aux pirates de l’air et l’ADN aux virus, mais sur quel critère d’identification préalable ? Comment, formellement, extrader quelque intrus du champ de la science dès lors qu’il en passe les tests de reconnaissance ? Le refus de prise en compte d’une candidature insolite, quand le dossier est fort, n’est plus simple affaire de préjugé, comme si souvent dans l’histoire de la science académique. Il est défiance de ses propres instruments.

C’est dans ce contexte que la science rencontre actuellement sa propre étrangeté, souvent qualifiée de pseudo-science (mais les pseu­dopodes font partie de la bête !) et que nous préférons introduire sous le terme de crypto-science.

C’est-à-dire des ensembles symboliques, des matrices sémantiques, des algorithmes intuitifs qui ont engendré la science, fait partie d’elle et préparé ses mutations. Le problème de leur exclusion nous paraît moins pertinent que celui de leur décryptage : l’extraction de l’infor­mation réelle s’y trouvant occultée. Par la double paroi de la super­stition (au sens propre de superpositions adventices) et du codage délibéré. Mais aussi par une résistance qu’on pourrait dire autocryp­tique, celle du réel lui-même. L’avant-science actuelle s’y trouve pro­jetée, et ce n’est pas la « récupérer » que de dire qu’elle y rencon­tre la plus pure perplexité initiatique.

Peut-être cesse là le double songe du savoir-insu. Ce qui s’atteint par science n’est pas quelque constitution ultime, de donnée éter­nelle, mais une recréation dans la conscience du Phénomène-Sphinx : un univers dont l’autoconsistance est de tramer sa propre question. Une perplexion.

JOËL ANDRÉ
Journaliste, chroniqueur scientifique

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1 Principia Philosophiae Naturalis : Principes de Philosophie naturelle. « Philosophie naturelle » signifiait alors… science.

2 Ou comme ces nombres « impossibles » introduits par Cardan, rebaptisés « imaginaires » par Descartes, et sans lesquels la science moderne serait tout simplement… impossible.