Éric Baret qui a réédité ce texte dans son livre « YOGA corps de vibration, corps de silence » nous dit que ce texte « a été écrit quelque temps après son retour de son premier voyage en Inde. Il n’y est pas fait référence au travail cachemirien, qui ne lui avait pas encore été révélé. Son point de vue sur de nombreux éléments de ce texte, sur Patanjali et shavâsana par exemple, a changé diamétralement par la suite, mais il nous a semblé intéressant de le partager, car l’essence du yoga s’y trouve déjà affirmée comme concrétisation de la réalité. Même s’il néglige la subtilité de l’école tantrique, l’approche du prânâyâma s’y trouve également présente. Certains termes techniques demandent à être transposés dans des terminologies plus actuelles, car le texte d’époque a été respecté. L’expression hatha-yoga se référant à Patanjali peut étonner. Compris clairement, sans se limiter au style, ce texte résonne de l’intelligence et de la précision propres à Jean Klein. L’adepte intéressé y découvrira, cachée sous des expressions un peu désuètes, l’essence du yoga ».
(Revue Être Libre. No 142-144. Janvier-Février 1958)
Aperçu tiré de l’enseignement personnel de Sri Krishna-Masharia de Mysore, le représentant actuel de cette école aux Indes.
« Yoga », qui en français a donné « joug », « jonction », signifie tout simplement « union ». Ce mot sert ensuite à désigner au figuré une sorte de « perfusion intime de l’être avec le principe divin, universel », et par extension « l’Union Suprême » qui en est l’aboutissement. Il évoque à ce titre une approche personnelle, directe, vers l’essence même de l’Être au delà de toute croyance et de toute formule doctrinaire.
Le Yoga se conçoit donc logiquement comme une concrétisation de liens naturels déjà préétablis à l’origine au sein de chaque individu.
Sa réalisation effective cependant implique une métamorphose complète de l’édifice physique, psychique et mental, le réveil de facultés généralement inhibées, l’exaltation de notre sensibilité, de nos forces et de notre intelligence créatrice, jusqu’au niveau de la conscience nouvelle, infiniment plus lucide de « l’homme universel ».
Il nous faut par conséquent non seulement prendre conscience de la saine réalité, avec une notion précise de l’idée suggérée par le terme, mais encore découvrir nous-même par expérience la nature exacte de ce qui existe véritablement et de toute éternité.
Les hagiographies, sinon implicitement, à quelques divergences près, admettent toutes au fond l’existence de « l’Union suprême » et s’accordent même à des degrés variables pour la reconnaître comme critère de progrès spirituel.
C’est néanmoins aux grands sages de l’Inde, les « Rishis », que revient le mérite à notre sens d’avoir su définir, hormis des principes rationnels, plusieurs méthodes positives, d’application illimitée, dégageant dans la pratique les moyens concrets d’y parvenir. Le fruit de leurs recherches millénaires fut légué à l’humanité sous le nom de « Yoga Shastras » et transmis ainsi oralement de maître à disciple jusqu’à nos jours.
L’expression « Hatha-Yoga » ou « Intégration bi-polaire » désigne une des cinq disciplines fondamentales de cet enseignement. Il repose sur une véritable science, dont les éléments furent rassemblés deux siècles avant J.-C. dans l’exposé synthétique du célèbre Rishi Hindou Bagavan Patanjali. Ce dernier condense en un minimum de huit procédés (Angas) les moyens nécessaires à l’accomplissement de cette « intégration ».
Quatre procédés concrets ou exotériques :
(BAHIRA-ANGAS.)
1° Les cinq abstinences (YAMAS) : Non-violence, véridicité, désintéressement, egocratie (continence) et apotaxie (détachement) ;
2° Les cinq impératifs (NIYAMAS) : Hygiène (physique, morale, mentale), équanimité, ascèse, étude et latrie (adoration suprême) ;
3° Le maintien (ASANAS) : Culture de l’équilibre neuromusculaire et résolution des incapacités physiques par l’exercice de certaines postures et attitudes;
4° L’apnéologie (PRANAYAMA) : Maîtrise des fonctions vitales par l’eurythmie et le contrôle respiratoire.
Quatre procédés abstraits ou ésotériques : (ANTARA-ANCAS) [1].
1° Le recueillement (PRATYAHARA) : ou introversion de l’attention;
2° La concentration (DHRANA) : ou définition d’un seul foyer de réflexion;
3° La contemplation (DHYANA) : ou idéation méditative;
4° L’identification (SAMADHI) : « nosce te ipsum » ou aboutissement naturel du processus de l’intégration (YOGA) au terme duquel l’individu se retrouve tout seul en présence de l’Infini ou bien achève de s’y confondre, dans l’expérience intime, définitive, incommunicable, de l’Unique Réalité.
Une telle classification, si naturelle soit-elle, offre évidemment toujours quelque chose d’arbitraire ou de systématique. Par hypothèse distincte, les effets, objectifs et champs d’application propres de ces huit procédés à vrai dire s’interpénètrent, se superposent, se confondent même, le facteur personnel y jouant de surcroît un rôle non négligeable, en fait le travail du « Guru » ou maître initiateur revient à mesurer, observer, diagnostiquer attentivement jusqu’aux plus secrètes métamorphoses de chaque disciple, à pouvoir trouver en conséquence les exercices les plus adéquats et à en établir avec discernement le curriculum.
Nous nous bornerons dans ce qui suit à donner quelques aperçus intéressant, à notre avis, les troisième et quatrième procédés concrets de l’enseignement yoguique, à savoir : le maintien (ASANAS) et l’apnéologie (PRANAYAMAS), dont l’emploi judicieux peut contribuer de façon déterminante au rétablissement comme à la bonne conservation de notre équilibre psycho-physiologique.
Par « asanas » on entend d’ordinaire un ensemble de postures et d’attitudes définies jadis par les « yoguis » de l’Inde ancienne en vue de remodeler toute l’anatomie interne et externe de l’homme. Grâce à leur action spécifique, en effet, le corps retrouve bientôt son rôle véritable, se libère de ses entraves et, à mesure qu’il se rapproche de son état naturel et primitif de perfection organique, recouvre peu à peu dynamisme et vitalité optima.
La technique consiste à l’obliger à conserver un certain temps une position imposée. On observe alors une forte contraction de certains muscles compensée par l’élongation simultanée des groupes antagonistes, tous les autres tissus devant au contraire rester complètement décontractés. Contraction, élongation, décontraction, visent à orienter simplement l’attention vers les régions respectives où s’exerce leur influence, causant ipso facto un afflux de sang local et une intensification concomitante de la circulation dans l’organisme en général.
Entre cette activité de la conscience proprement dite et celle de la matière organisée, nous plaçons un truchement que nous appellerons principe vital ou « prana ». Il est l’agent moteur des diverses fonctions vitales et joue un rôle prépondérant dans la détermination du sens de propagation des influx nerveux, sanguin et lymphatique comme dans l’établissement du trajet des nerfs et des vaisseaux. Il semble circuler dans un réseau complexe d’artères et de canaux (NADIS), constituant les éléments les plus subtils du corps et souvent sans liaison apparente avec les formes visibles de l’anatomie.
Ainsi défini, le principe pratique représente le commun dénominateur entre les énergies subtiles du microcosme, l’homme, et l’énergie ambiante du macrocosme l’univers. La transformation de celle-ci en celles-là semble s’opérer au niveau d’organes spécialisés ou centre, nommés « shakras », au nombre généralement fixé à six, étagés le long de la colonne vertébrale et dont l’emplacement correspond approximativement à celui des plexus nerveux. L’assimilation du « prana » par le corps peut ainsi se comparer au processus de recharge d’une batterie d’accumulateurs.
En pratique, sitôt l’attention dirigée vers les parties du corps visées par l’exécution d’une posture donnée, on y constate, comme nous venons de le voir, un afflux considérable d’énergie vitale, démontré par la nouvelle dérivation des courants sanguin et lymphatique provoquant l’activation des fonctions organiques correspondantes. On enregistre dans l’ensemble une intensification marquée des échanges biochimiques, corrélatifs de la recharge énergétique des cellules.
Cette recharge, comme le développement harmonieux de la musculature et le juste emplacement des organes, s’obtient en faisant travailler activement toutes les parties du corps par des séries de postures ayant pour but d’exercer en outre :
1° La statuaire et la flexibilité du tronc, du thorax ou des extrémités, après rotation, circonvolution ou orientation selon chacune des six directions de l’espace;
2° L’équilibre;
3° La vivacité et la coordination réflexe (conversions et métamorphoses d’une rapidité insaisissable).
Un résultat appréciable de la pratique correcte des postures est naturellement la santé, reflet du libre fonctionnement des systèmes nerveux, endocrinien, respiratoire, circulatoire, digestif, etc., ainsi que du bon équilibre de notre métabolisme qu’elles assurent au premier chef. Les postures s’avèrent un moyen efficace de remettre en mouvement tous les rouages du corps, qui n’ont que trop tendance à se ralentir avec l’âge et qui par elles reçoivent une impulsion et une lubrification accélérées. Grâce à l’apport constamment renouvelé d’énergie fluidique (PRANA), (nerveuse, sanguine, lymphatique), dont bénéficient tous les tissus, à commencer par les plus déficients, il se produit une renaissance véritable et spectaculaire de tout l’organisme.
Le courant vital proprement dit ou « prana », qui circule dans le corps humain se conçoit comme orienté suivant le sens positif ou négatif, figurant les éléments opposés, masculin-féminin, chaud-froid, solaire-lunaire (HA-THA), qu’il réunit et que nous dirigeons plus ou moins délibérément par l’alternance des mouvements respiratoires.
Cette dernière constatation sert de surcroît à poser l’acte respiratoire lui-même en critère de la santé physique et psychique de l’homme. Les renseignements analytiques qu’il peut nous fournir sont des plus précieux, nous permettant à eux seuls d’établir un diagnostique certain et presque complet. Il est utile de remarquer à ce sujet combien se montre irrégulière une respiration habituellement incontrôlée, offrant souvent maintes caractéristiques pathologiques, telles qu’anhélation, orthopnée ou autres formes bénignes de dyspnée plus ou moins consciente, mais dont les répercussions possibles sur l’organisme sont aussi rares qu’insoupçonnées.
C’est pourquoi la régulation et le contrôle du souffle, qui permettent de modifier profondément la circulation du « prana » et de ses fluides vecteurs, forment un des aspects essentiels du « Hatha-Yoga » : l’apnéologie ou (PRANAYAMA), quatrième procédé concret, nous l’avons vu, de la discipline yoguique. Cette science de la respiration a pour objet d’accélérer volontairement la transmutation du « prana » ou pouvoir énergétique de l’air ambiant en énergie vitale, dont l’action stimulante s’exerce par l’intermédiaire des systèmes nerveux cérébro-spinaux et vago-sympathique.
On sait que certaines crispations, peur, colère, désir, en modifiant profondément l’équilibre biochimique du sang, réagissent en même temps sur le souffle. Inversement la connaissance de l’apnéologie, appliquée au contrôle du rythme respiratoire, aide à la maîtrise de notre forme physique, psychique et mentale.
Le cycle idéal de la respiration, tel qu’il est défini dans les textes et enseigné par la tradition, comporte quatre phases :
1° Systole (RESHAKA) ou expiration complète;
2° Apnée en systole (BAHYA KUMBAKA) ou pause externe;
3° Diastole (PURAKA) ou inspiration complète;
4° Apnée en diastole (ABHYANTARA KUMBAKA) ou pause interne.
Leur parfaite synchronisation est inséparable d’une bonne exécution des postures, combinée avec un débit et une intensité constante du souffle, obtenue grâce à certaines contractions internes (BANDAS), dont la technique dépasserait le cadre de cet exposé. Il faut l’action conjuguée de tous ces facteurs sans exception pour engendrer ou garantir effectivement notre équilibre psychosomatique. La carence d’un seul d’entre eux a pour résultat, au contraire, de le compromettre parfois irrémédiablement. Ce qui n’a pas manqué de se produire en Occident à chaque fois que des profanes ont essayé de pratiquer l’apnéologie de façon empirique ou dans une ignorance plus ou moins complète des connaissances scientifiques, indispensables, enseignées, nonobstant, par la tradition orthodoxe.
Les « asanas », d’abord, font travailler les différentes parties du corps de toutes les façons possibles, jusqu’à l’extrême limite de leurs capacités; elles mobilisent leurs dernières ressources, puisqu’au seuil de la tétanisation, marquant ainsi le plafond ou maximum d’activité réalisable. Elles s’alternent avec un exercice complémentaire, antagoniste, appelé « attitude cadavérique » (SAVASANA), où l’exécutant fait le mort en décubitus dorsal.
Cette dernière posture en particulier laisse entrevoir des indications nombreuses et riches de possibilités dans le domaine thérapeutique. Facile à comprendre, en effet, quoique difficile à exécuter, c’est un exercice de détente et de relâchement total, en théorie progressif qui débute par le thorax, pour s’étendre ensuite à l’abdomen, puis aux extrémités inférieures et supérieures et enfin au cerveau. Un acte conscient de la volonté achève de communiquer un état d’affaissement complet à tous les téguments musculaires et jusqu’aux dernières cellules de l’organisme, qui atteint en quelque sorte ainsi le tréfonds de la passivité. On doit alors pouvoir contrôler sur les muscles que le protoplasme sanguin ne dégage plus aucune électricité.
Par la suite, on devra cependant être à même de réaliser à la fois simultanément la relaxation de toutes les parties du corps pour pouvoir passer aussitôt, sans perte de temps inutile, au contrôle du souffle et à la régularisation de la respiration.
L’essentiel est de comprendre le lien étroit qui unit le rythme respiratoire aux rythmes fluidique, sanguin, lymphatique et neurovégétatif ainsi que les répercussions réciproques de l’alternance systématique des extrêmes de travail et de repos dans chaque rythme : alternance extrême de l’activité et de la passivité des tissus, reflet fidèle et symétrique du paroxysme de l’activité pulmonaire dans l’apnée en diastole, opposé au tréfonds de la passivité dans l’apnée en systole.
On arrive ainsi à créer deux courants, l’un positif, l’autre négatif, établissant entre les bornes de l’organisme, se comportant comme une pile, une différence de potentiel déterminant le tonus vital de l’individu. L’excès d’énergie est alors libéré sous forme de radio-activité nucléaire mesurable.
Il faut surtout se garder de ramener les exercices complexes du « Hatha-Yoga » à une simple gymnastique musculaire, respiratoire ou abdominale, comme l’ont prétendu en Occident certains éléments hétérodoxes ou mal informés, soucieux d’une vulgarisation commerciale intempestive des connaissances, à leurs yeux mystérieuses, de l’Orient.
Il s’agit, nous l’avons vu, de bien autre chose, où les aptitudes physiques et les pouvoirs remarquables que l’on acquiert ne sont en définitive que l’humble écho d’une culture intérieure autrement plus importante, mais qui néanmoins se sert du corps comme instrument de réalisation. Ce dernier est alors l’adversaire par excellence dont la conquête profonde est présentée comme l’Objectif Suprême, énoncé dans le « Yoga-Darshana » (47.v.3) : « Les exercices physiques atteignent leur but quand, affranchi de toute réaction, le corps libère l’esprit dans l’Infini ! »
Jean KLEIN
[1] Les cinq impératifs ajoutés aux cinq abstinences forment le décalogue du canon yoguique.