Jean-Claude Frère
Le mythe de Faust et la genèse du surhomme

Faust est une histoire à jamais inachevée ; d’époque en époque, des hommes de talent, de génie, les seuls qui innovent vraiment, se consacrent à une « réécriture » de Faust. Pourquoi ? Que ce soit Faust ou Don Juan en Europe moderne, Œdipe ou Oreste dans la Grèce antique, ces thèmes ne sont plus seulement des motifs littéraires ; ce sont des réalités fondamentales, des archétypes exprimant au plus haut niveau les tensions les plus complexes et les plus profondes de l’être. C’est, au sens propre, l’âme même de la race.

(Revue Question De. No 3. 1974)

Le mythe est une réalité essentielle, une transfiguration du réel. Il nous conduit, par des chemins de lumière et de ténèbres, jusqu’à notre être essentiel. Il est révélation. Ainsi en est-il pour le mythe de Faust.

La légende du docteur Faust apparaît au XVIe siècle en Occident ; elle se fonde sur les événements qui furent plus ou moins ceux qui composèrent la vie de l’authentique « docteur Faust », en Allemagne, à l’époque de la Réforme luthérienne ; mais ces événements ne sont qu’un support qui permettra la réactivation d’un mythe essentiel pour l’homme occidental: celui de Prométhée et du surhomme. Faust, dès lors, apparaît comme le drame de la connaissance. Le docteur Faust devient la moderne image du dieu grec.

Sur ces fondements, la légende faustienne n’a cessé de se développer en Europe au cours de ces quatre derniers siècles. Nous nous sommes attachés à l’évolution du mythe faustien dans son ensemble, et ce, jusque dans son actualité. Car Faust revit, plus puissant que jamais : il est « le Président Henry Faust » de Louis Pauwels, terme contemporain et synthèse du surhomme faustien.

Il est des œuvres qui ne sont pas la création d’un seul ; ce sont de longues continuités spirituelles. Elles appartiennent alors à tous les membres d’une même communauté culturelle.

En Inde, le Veda, les Upanishads ou le Mahabharata, en Grèce les grands thèmes tragiques, Œdipe, Oreste, Hélène, sont de cette veine. Et dans notre Occident moderne, quelques noms aussi, Don Juan et Faust surtout…

Faust est une histoire à jamais inachevée ; d’époque en époque, des hommes de talent, de génie, les seuls qui innovent vraiment, se consacrent à une « réécriture » de Faust.

Pourquoi ? Que ce soit Faust ou Don Juan en Europe moderne, Œdipe ou Oreste dans la Grèce antique, ces thèmes ne sont plus seulement des motifs littéraires ; ce sont des réalités fondamentales, des archétypes exprimant au plus haut niveau les tensions les plus complexes et les plus profondes de l’être. C’est, au sens propre, l’âme même de la race.

Faust, personnage mythique, personnage historique ? Les deux, certes. Mais, avant tout, expression de la profonde aspiration de l’homme occidental vers le surhomme, la surhumanité.

Un certain christianisme, sa forme la plus radicale, la plus discutable, a été le destructeur des mythes fondamentaux de l’Occident. Mais ces mythes ne furent réduits qu’en apparence. Dans les profondeurs de l’être, ils vivaient toujours, demeuraient vivaces, mobiles, prêts à surgir de nouveau ; toujours aussi jeunes, éternels enfin…

Ainsi en fut-il de Prométhée, le demi-dieu sublime, l’ami des hommes, celui qui venait apporter aux humains l’itinéraire de la surhumanité, lui qui reçut également le nom de « Porteur de lumière » : Luci-Fer, l’ange qui annonce l’assomption de l’homme et le renforce dans sa volonté de puissance, fut, plus que d’autres, poursuivi par les docteurs du christianisme. L’ennemi était de taille, assurément ; il était l’expression même de la divinité de l’homme, celle-là qui n’est pas le privilège d’un seul, qui aurait ensuite charge de sauver l’humanité entière, mais qui, par voie d’élection mystique, est conférée à tous ceux qui sont susceptibles de dépasser l’humaine condition et de ne vivre vraiment que s’ils sont en accord avec leur volonté.

La défiguration chrétienne des grands mythes

Prométhée donc devait mourir. Son nom fut occulté, bafoué ; son être archétypique défiguré. Peu à peu, il devint, sous l’influence des mentalités orientales qui nous submergeaient, une figure grimaçante, monstrueuse, l’entité même qui devait figurer tous les esprits malfaisants. Le « diable » chrétien était né ; Satan, Méphistophélès, Lucifer (sous l’appellation totalement dévoyée) exprimaient les différentes formes de la même obsession: le « Mal » était vu partout. Les prêtres chrétiens parcouraient villes, villages et campagnes en annonçant le « Jour du Jugement ». Des catégories de valeurs étaient créées: l’imagination était en prison.

Mais l’appétit de surhumanité, inhérent au monde occidental, n’était pas apaisé pour autant. Sous la pierre d’une tombe illusoire, dans cette vieille terre d’Occident, résidait encore l’esprit de lumière, la quintessence des antiques harmonies helléniques.

Si le grain ne meurt…

Le Moyen Age fut un hiver splendide ; sous le gel d’un humus recroquevillé dormaient les germes. C’est alors que vint la « Renaissance », celle-là qui ne savait pas encore son nom. Et la terre se lézarda, et l’on entendit des tonnerres. Puis, comme surgis de l’innombrable Hadès, les dieux magnifiques réapparurent. L’Europe était en grande confusion.

Au cours du XVIe siècle, Luther vociféra, Giordano Bruno s’essaya au grand art de la résurrection des dieux païens ; et, là-bas, sur les routes d’Allemagne, de Flandres, d’Italie et de France, un étrange pèlerin : Johann Georg Faust. Le Dr Faust.

Devant le reflux de la théologie biblique, l’homme occidental, encore étonné de sa liberté, retrouve les merveilles du monde ancien. D’aucuns citent la phrase de l’empereur Julien : « Ce temps est le temps d’un choix, et il faut choisir entre le dieu de Moïse et le dieu de Platon. » C’est-à-dire entre la menaçante théologie descendue sous forme d’interdits de la montagne du Sinaï et la joie puissante, la sagesse éternelle des monts de l’Olympe et du Parnasse.

Et ceux qui, vers la fin du XVIe siècle, surent choisir en se souvenant de leurs traditions si longtemps perdues, ceux-là se mirent à la recherche de Prométhée.

Il faut sauver l’âme grecque

L’homme occidental préparait l’avènement d’un homme nouveau : le rêve hellénique retrouvait force et vigueur. Dès lors, pourquoi encore trembler devant des entités menaçantes, pourquoi encore reproduire dans la pierre de nos cathédrales le rêve de Salomon quand un seul désir nous inonde : retrouver la perfection et les harmonies d’un temple grec, retrouver et transposer dans nos villes les mystères de la perfection hellénique et romaine ?

Il ne s’agit pas de digressions : Prométhée, Faust, le surhomme occidental sont là, partout, dans chaque innovation de la civilisation européenne à la Renaissance. Nous parlons bien de la genèse d’une idée et d’un mythe.

Pour nous, c’est un fait, le Dr Faust hier, le Président Faust aujourd’hui sont les signes du lent mais combien puissant renouveau prométhéen. L’homme antique n’a pu être tout à fait oublié dans l’homme moderne. En Faust renaissent les dieux jadis évanouis ; déjà s’élabore le patron de l’homme-dieu. Faust ne chante pas l’avènement des masses sans nom et sans visage, Faust est la glorification de l’Homme, de l’individu armé de sa seule volonté, de son désir de toujours vaincre et se vaincre ; il est aussi le triomphe du qualitatif sur le quantitatif. Ceux qui le cherchent à travers des trames et des tragédies nouvelles dans la forme et profondément semblables quant au fond, ceux-là sont les hérauts d’un prodigieux avènement. Ils nous appellent et voici leur cri : « L’homme n’est plus ! Le vieil homme est mort. Prométhée a brisé ses chaînes… Le monde a changé d’âge; ceux qui ne sont point inspirés par les dieux ne comprendront pas : voici l’ère du surhomme ! »

La légende de Faust sera longue, multiple et sa prodigieuse fortune se continue donc aujourd’hui encore, sous des formes multiples et avec des nuances infinies. Dès le XVIe siècle, le mythe émerge : Faust, le Dr Faust apparaît comme un nécromancien redoutable, un sataniste dangereux. Il vole dans les airs, il est partout à la fois : en Asie, en Europe, au Nouveau Monde.

Les premiers écrits « faustiens » sont consignés dans un livre populaire, le Faustus Volksbücher, puis il est l’objet d’un théâtre de marionnettes qui se continuera jusqu’au XXe siècle.

Première adaptation théâtrale du mythe : le Faust de Marlowe

Un presque contemporain de Faust, l’Anglais Marlowe (1564-1593), le plus prestigieux des prédécesseurs de Shakespeare, fils de cordonnier mais bachelier de Cambridge, écrit le premier drame sur le « Docteur Faust » : The Tragical History of Dr Faustus.

Marlowe avait été très attentif à l’histoire romancée de Faust éditée par Spies à Francfort en 1587 et telle qu’elle avait été résumée, sous forme populaire, dans une complainte anglaise de 1588. Mais la première représentation du Faustus de Marlowe n’est donnée qu’en 1594, un an après la mort de son auteur. Marlowe prétendait être poursuivi par le spectre de Faust et affirmait à qui voulait l’entendre que le magicien le guettait pour l’entraîner dans les abîmes…

Déjà, dans le drame de Marlowe, tous les thèmes sont présents : le docteur habile et merveilleux, la méditation sur le surhomme à venir, la vieillesse, le pacte de jouvence avec le diable, l’amour de l’or, la connaissance universelle et la puissance sur tous les mondes grâce à ce pacte. Mais l’amour de Faust, chez Marlowe, n’est pas Marguerite, mais Hélène. Hélène de Troie qui revient, Hélène, amour impossible, venue des temps immémoriaux, modèle de la femme divine, de la déesse à nulle autre pareille. Faust fébrilement, grâce à sa puissance, évoque Hélène ; accompagné de Méphisto, il traverse l’Europe, se rend à Trèves, à Paris, à Venise, à Padoue, à Rome, à Naples ; c’est une croisade à rebours : le spectre d’Hélène doit à jamais anéantir toute velléité de retour à la piété chrétienne. Le paganisme doit triompher par l’union prométhéenne de Méphisto et de Faust.

L’homme-dieu est en voie de s’accomplir en Faust : il est chez Marlowe le Prométhée des temps retrouvés. Évidemment, Faust a totalement perdu le Ciel des chrétiens ; sa mort sera celle d’un damné qui souffrira les maux de l’Enfer. Cette seule pensée heurte le magicien ; il tente d’échapper à l’emprise de Méphisto. Impossible dans les faits. Il lui reste une suprême astuce : ne pas mourir simplement, mais s’anéantir, retourner dans le chaos primordial. Ainsi fera-t-il, bravant le Ciel, grugeant l’Enfer.

Marlowe n’a certes pas osé absoudre tout à fait son magicien. Il a plu à son imagination pessimiste, à son génie païen que cet homme aille plus sûrement à sa perte absolue. Il a prêté à Faust ses propres ambitions, ses rêves et ses fantasmes. Mais toute œuvre digne de ce nom, quand elle atteint à la source même de toute poésie, n’est-elle pas nécessairement la transposition romanesque des aspirations de l’auteur ?

Développement de la légende faustienne au XVIIIe siècle

Il faut ensuite attendre Lessing pour que se dresse la première image du Faust de l’« Aufklärung » (le siècle des lumières) [Lessing (1729-1781) : XVII Lettres sur la littérature, 1759]. Ce n’est pas comme dramaturge ou comme romancier que Lessing étudie Faust, mais en tant qu’essayiste. Pour Lessing, Faust ne peut être compris que par un génie shakespearien, par un esprit germanique ou anglo-saxon. Il incarne, selon lui, toutes les tensions surhumaines des peuples germaniques.

Nous n’aborderons pas toutes les formes que revêtira le mythe faustien au XVIIIe siècle en Allemagne. Qu’il nous suffise de renvoyer à l’excellent ouvrage de Geneviève Bianquis, Faust à travers quatre siècles (Paris, Aubier, 1959).

Goethe et Faust : l’avènement de la connaissance

Le Faust de Goethe enfin ! Drame de la connaissance et de l’amour. Drame commencé, abandonné par son auteur, repris, modifié, développé, amplifié.

Il y a, on le sait, « deux Faust » chez Goethe. Le drame humain tout d’abord, puis, dans le second, et par une lente transposition, le drame métaphysique.

Les thèmes demeurent identiques : trop connus pour être une fois de plus expliqués. Marguerite, c’est non seulement l’amour, mais l’éternelle sagesse ; la femme humaine, l’épouse mystique, l’être intérieur de l’homme : l’équivalent de la Béatrice de la Divine Comédie de Dante.

Méphisto, l’esprit qui toujours nie, c’est aussi Faust. Car, chez Goethe, Faust est triple : il est le docteur, éternel cherchant, Marguerite, la Dame ultime, la réalisation alchimique de l’androgyne dans l’homme et Méphisto, puissance obscure et lumineuse, ténèbres et transcendance de l’homme. Le Dr Faust vit au milieu de ses miroirs. Il est présent dans tous les êtres du drame. Il est l’homme et la femme et le dieu que l’on dit satanique.

Volonté de puissance illimitée, désir d’échapper à l’humaine condition. Volonté aussi. Volonté surtout. Il n’y aurait pas de Faust sans un volontarisme de tous les instants. Il n’y aurait pas de Faust s’il n’y avait l’éthique occidentale comme volonté de représentation du monde. Dans ce sens, Schopenhauer et Nietzsche furent des penseurs faustiens, donc prométhéens.

Par-delà le bien et le mal…

L’ambiguïté chrétienne du bien et du mal est préservée chez Goethe, car son temps ne se prête guère déjà à une remise en question fondamentale de toutes les valeurs. Il fallait encore agir discrètement. Mais les dieux sont pourtant présents, partout à la fois, puisque l’homme faustien est l’homme qui se veut dieu et qui le devient par le miracle de la volonté. Mais, prisonnier du temps, dont il ne peut encore être le maître (ce sera aussi un des désirs du Président Faust de Louis Pauwels : devenir le maître du temps), Faust accomplira sa quête luciférienne en désespéré. L’esprit de transcendance occidental se heurte là au criticisme du siècle : l’homme, animal raisonnable, doit savoir qu’il ne peut échapper à l’échec final. Il pourra susciter des substituts de puissance à ce rêve grandiose, mais il ne pourra jamais, pour autant, égaler les dieux.

Au terme de l’existence faustienne, ce n’est pas la transfiguration divine, mais la mort et le cheminement vers le néant.

Après avoir connu tout ce que la terre peut offrir, à un homme, de puissance, d’amour, de richesse et d’aventures, le Président Faust de Louis Pauwels le dit bien au diable : « Adieu. Seulement un homme parmi les hommes. »

Le Faust de Goethe aussi ne s’accomplit réellement qu’en se sachant un homme parmi les hommes. Mais, à la différence du Faust de Pauwels, celui de Goethe n’est pas consentant : il ne recherche pas l’assomption dans l’homme, il accepte l’échec dans l’humain.

Gérard de Nerval, Faust et le chef-d’œuvre inachevé

Au XIXe siècle, Gérard de Nerval tentera lui aussi l’aventure faustienne. Prométhéen entre les prométhéens, Nerval n’ira jamais au bout de son Faust. Il réalisera lui-même l’échec de l’homme-dieu, s’arrêtera en chemin, prendra une voie détournée. Son errance n’aura d’autre terme que sa folie.

Par la musique, la force lyrique, le cri et l’arrogance, un autre luciférien prodigieux clamera la volonté surhumaine de l’homme occidental : Berlioz. Berlioz qui nous donnera une pure évocation des thèmes goethéens, insistant toutefois davantage sur l’amour que sur la connaissance. Une puissante musique enveloppe ce drame auquel Goethe a prêté ses personnages et son plan général. Mais, si Goethe donnait à son second Faust un dénouement conciliant, tout restant inscrit dans les potentialités surhumaines de l’homme, Berlioz, moins apollinien, plus dionysiaque, romantique pur enfin, laisse Faust s’abîmer dans la fin la plus tragique, la plus noire, la plus désespérée. L’homme-dieu reflue devant le chrétien qui accepte l’échec tragique de Prométhée, le ratifie même.

Charles Gounod et l’exaltation de Marguerite

Faust dans la musique, c’est aussi Charles Gounod. Reprenant le thème, Gounod centre néanmoins tout son opéra sur le rôle de Marguerite. Des personnages mythologiques surgissent au long du drame musical, Sibelt, le roi de Thulé. Les légendes s’interpénètrent. La hardiesse de composition est plus grande que n’est présente la réalité métaphysique de la quête faustienne de l’homme partagé entre l’amour et la quête absolue de la connaissance qui est aussi puissance.

Les personnages sont plus tranchés aussi, nulle ambiguïté : Faust est bien le Dr Faust, Marguerite, la femme tant désirée et inaccessible, Méphisto non seulement le mythe prométhéen, mais aussi la légende judéo-chrétienne du Satan terrible et négatif.

Faust au XXe siècle : Valéry et le drame humaniste

Plus d’un demi-siècle s’écoule, et Paul Valéry à son tour esquisse un Faust à sa façon. Le premier Faust poétique français : Mon Faust. Dans sa préface, il explique que Faust et Méphistophélès lui sont apparus comme les deux pôles de l’humain et de l’antihumain. C’est un Faust radicalement humaniste. L’homme et le dieu sont détachés l’un de l’autre : il n’y a pas, pour lui, de volonté chez Faust de parvenir à la transfiguration dans le personnage de Méphisto.

L’œuvre restera inachevée, imparfaite ; nous ne savons, au juste, si Valéry avait l’intention de revoir ce Faust par trop dichotomique. Il est le produit d’une époque : la première moitié du XXe siècle, ses violences, ses morales totalitaires, le drame de la conscience européenne et les guerres.

Personnage apollinien, Paul Valéry a pourtant vu son Faust comme une aventure dionysiaque.

Les tourments dionysiaques de notre temps

Le Docteur Faustus de Thomas Mann, qui est, nous dit l’auteur, la « relation de la vie du musicien allemand Adrian Leverkühn », est une des grandes transpositions romanesques de l’idéal faustien. Drame du créateur, déchirement des idéaux en un temps où le monde est partagé entre la folie et la démesure, le Dr Faustus, quoiqu’il reste, dans son essence, une manifestation des désirs prométhéens, n’en est pas moins extérieur à la filiation faustienne qui va, à notre avis, de Marlowe à Pauwels en passant par Nerval et Goethe.

Le « Président Faust » et l’assomption d’un mythe

Le Président Faust de Louis Pauwels est tout d’abord un film pour la télévision française, conçu et réalisé avec Jean Kerchbron. Mais surtout une restitution moderne de tous les thèmes fondamentaux du mythe prométhéen. Faust est ici un président d’entreprise moderne ; il voyage, dirige des affaires immenses. Son univers est celui de la puissance moderne, de la technologie. Mais le Diable et Marguerite sont là aussi, présents, inaltérables, tels qu’en eux-mêmes depuis la création du mythe faustien.

Louis Pauwels et la renaissance faustienne

Il fallait que la tradition faustienne en Occident soit réanimée, et c’est le grand mérite de Pauwels d’avoir su actualiser l’aventure faustienne. Le Président Faust est un solitaire qui se sait puissant chez les hommes ; il se veut rationaliste, mais il aime à côtoyer des abîmes. Intelligence méthodique, homme moderne, mais aussi profondément traditionnel.

La rencontre avec les poncifs caractériels de notre époque est traitée avec la lucidité nécessaire. Le thème fatigué de la « Gauche pure et dure » y apparaît dans toute sa caducité ; les « mythes » à rebours d’un certain syndicalisme, qui surgissent sporadiquement, incarnés par des personnages parfaitement plausibles dans notre monde de la défiguration occidentale, sont là, comme des monstres nécessaires mais qu’il faut sans trêve combattre pour que triomphe une juste idée de l’homme, de son honneur, de sa volonté.

Car le Faust de Pauwels est un hymne à la volonté ; volonté humaine et surhumaine. Volonté de créer le surhomme. Le monde moderne n’est pas la hideuse caricature brossée par quelques songe-creux de la désespérance moderne. Le monde moderne peut, si la volonté et l’intelligence l’emportent, engendrer une race nouvelle : la race prométhéenne dont toute l’aventure faustienne apparaît comme la prémonition centrale de ces quatre derniers siècles.

Le Président Faust est un espoir surhumain pour une humanité mise en danger de mort par une torsion matérialiste des thèmes fondamentaux du prophétisme social nés du christianisme.

Le moderne Prométhée incarne ici le réalisme occidental face à des démagogues qui veulent susciter des monstres nouveaux dont l’essence se fonde sur une incessante remise en cause du présent : faire vivre l’homme dans l’attente d’un « monde meilleur » est, estime le Président Faust, une des plus grandes aberrations de la morale des partis de gauche. Le présent et seul réel, et c’est lui qu’il faut aménager.

Mais, si le Président Henry Faust est réellement Faust, Marguerite plus Marguerite que jamais et le Diable plus méphistophélique que dans tous les « Faust » du passé, et si la trame dramatique n’est là que pour élever sans cesse la volonté du Prométhée déchaîné et qui, désormais, peut tout espérer, tout entreprendre, le Faust de Louis Pauwels est surtout une révision métaphysique du monde occidental.

Face à la débâcle profonde, quoique niée, du matérialisme historique des marxistes, face à l’essoufflement de la psychanalyse freudienne qui n’explique rien bien qu’elle démonte tout, Faust-Prométhée, dans une langue d’une grande pureté, nous livre enfin un message pour notre époque :

«          Il n’a pas choisi le chemin de la bergerie,

»          Celui qui a voulu la connaissance.

»          Il a été conduit par son lion dans le désert

»          Où il n’y a que du sable et des os.

»          Et il ne pleure pas sur sa solitude

»          Les yeux séchés par un soleil blanc.

»          Il en contemple l’étendue infinie.

»          Et il dit :

»          « Étendue infinie, enseigne-moi. » »

… Ainsi aurait pu parler Zarathoustra.

LA VERITABLE HISTOIRE DU DOCTEUR FAUST

Mais Faust lui-même, qui fut-il ? Car le Dr Faust, devenu mythe archétypique de la pensée occidentale, a bien existé dans l’histoire. S’il fut le prête-nom endossé par une figure de notre inconscient occidental et que cette figure préexiste à nous-mêmes, n’oublions pas Johann Georg Faust, médecin, alchimiste, sataniste et escroc allemand du XVIe siècle. Pouvons-nous, un instant, du fond de ce XVIe siècle où il vécut, le faire remonter à la lumière ?

On le dit originaire de Heidelberg, ou peut-être de Cologne ou de Wittenberg. Il a étudié la magie à Cracovie, où se trouvait la seule université d’Europe  ayant à ses programmes des cours complets sur les sciences occultes.  Né vers l’an 1480, il serait mort vers 1540.

Nombreux sont les hommes illustres de son temps qui parlèrent de lui. Dès 1507, l’abbé Johann Tritheim, connu pour son savoir alchimique, parle d’un savant mathématicien, médecin et astronome nommé Faustus. Il le dit sorcier et mage, un peu fou et vivant d’expédients.

Faust rencontre, vers 1513, le théosophe Reuchlin et Melanchthon, l’un des grands théologiens de la Réforme allemande.

D’auberge en auberge, il abreuve un auditoire de badauds de ses prouesses réelles ou imaginaires.

Le 12 février 1520, le prince-évêque de Bamberg prie Faust de lui tirer son horoscope. En 1534, le jeune Philipp von Hutten lui demande ses pronostics pour une expédition au Venezuela et confirme, sept ans après, que toutes les prévisions du « philosophe » se sont réalisées.

Recherché pour son savoir, ses dons de prédiction, doué d’un réel pouvoir hypnotique, il n’en est pas moins poursuivi souvent pour ses escroqueries et des actions qui malmènent la morale courante du temps. Il est appelé « le grand sodomite et nécromancien ». Chassé de Nuremberg et d’Ingolstadt en 1532, il n’en est pas moins très officiellement convié à se prononcer sur l’issue de la guerre qui oppose Charles-Quint à François 1er.

Personnage double, en effet : homme du monde, illustre et protégé, vagabond étrange, menaçant, à qui l’on impute des vilénies, voire d’abominables crimes. Il est une double image : docteur admiré, théologien recherché et, secrètement, de temps en temps, monstre terrifiant, Gilles de Rais au petit pied… On le dit lié avec des kabbalistes de Prague et de Cracovie, appartenant à une société secrète aux ramifications dans toute l’Europe. La Rose-Croix encore silencieuse à cette époque ou l’étrange Voarchadumia italienne ?

Enfin, vers 1540, alors qu’il revenait d’Italie, Faust s’arrête dans une auberge de village, non loin de Nuremberg. Alors qu’il était connu pour sa grande gaîté, ce soir-là chacun le voit triste, nerveux, angoissé. Il dit que cette nuit sera terrible, qu’un personnage viendra lui réclamer un dû qu’il ne pourra acquitter. Il fait ses adieux à la petite assemblée de l’auberge. Vers le matin, l’aubergiste entend des cris, un vacarme de meubles fracassés, puis le silence. L’instant de frayeur passé, un petit groupe se dirige vers sa chambre. La  porte en est ouverte. Spectacle d’horreur : Faust gît sur le sol, sans vie, face retournée vers le dos comme ceux qu’étrangle le diable.

Le Faust de Goethe au Goetheanum de Dornach

Comme Richard Wagner â Bayreuth, Rudolf Steiner avait cherché, dès le début du siècle, à construire une sorte de lieu culturel total qui puisse accueillir les « drames-mystères »  qu’il avait composés pour la scène. Leur réalisation exigeait un espace théâtral particulier qui permette, notamment, la mise au point d’un nouvel art du mouvement : l’eurythmie, expression gestuelle des forces plastiques du langage et de la musique.

L’esprit général de cette dramaturgie reprenait l’idéal wagnérien de l’art intégral et de la transposition des sensations (couleur, musique, langage, danse), tel que Schuré, l’auteur du Drame musical, avait pu le décrire à Rudolf Steiner dans les années 1910.

Le bâtiment lui-même, le Goetheanum, sorte de caisse de résonance plastique aux harmonies du cosmos, exprimait par sa forme même cet idéal des « correspondances ». Incendié en 1923, il fut reconstruit en béton, sur les collines de Dornach, près de Bâle.

Comme Bayreuth pour Wagner ou Salzbourg pour Mozart, le Goetheanum de Dornach organise chaque année un festival consacré alternativement au Faust de Goethe, aux drames de Steiner ou à certaines pièces d’Édouard Schuré (Les enfants de Lucifer).

En juillet et août 1974, reprise de la représentation intégrale du Faust de Goethe, dont la seconde partie, réputée injouable, approche cet idéal de l’œuvre d’art totale, à la frontière de l’opéra, du théâtre et de la danse, telle que Goethe put en avoir l’intuition sous l’influence de Schiller.

La mise en scène de la troupe du Goetheanum se ressent un peu d’un certain esthétisme munichois des belles années du « Jugendstyl », mais Dornach est le seul endroit au monde à proposer l’intégralité du Faust (les représentations s’étalent sur six journées) dans des conditions aussi exceptionnelles.

Les principaux ouvrages sur Faust (en 1974)

La traduction du Faust de Marlowe est disponible chez Axium-Laville (1969). Aubier-Montaigne propose en édition bilingue le Faust de Goethe. La traduction du premier Faust et du Faust de Goethe par Gérard de Nerval sont publiés chez Garnier. Le Faust inachevé de Nerval se trouve dans les œuvres complètes en édition La Pléiade. Le Docteur Faustus de Thomas Mann est publié par Albin Michel et Mon Faust de Valéry par Gallimard (1re édition en 1945). Enfin, Président Faust de Louis Pauwels vient de sortir chez Albin Michel.