(Revue La pensée soufie. No53. 1976)
(Extrait de l’éditorial. Le titre est de 3M)
Bien des gens qui approchaient Hazrat Inayat vers les années 1920 étaient fort déroutés au premier abord par ce personnage fascinant mais singulier. Qui était-il? Dans quelle catégorie le placer? Venait-il en missionnaire? Mais il ne prônait aucune religion définie. Venait-il alors en ambassadeur de la culture indienne ou islamo-indienne? Mais Son Message dépassait complétement celle-ci et d’ailleurs c’était souvent de leur propre religion, voire de leur propre culture qu’il dégageait un enseignement que ces gens n’avaient pas su y trouver. C’était un Sage Soufi, disait-on. Mais on savait bien (en Occident et dans ces années là) qu’en fait de Sages, on n’en pouvait trouver que dans les délicieux contes orientaux, et parmi tout un appareil de génies, de mots magiques propres à ouvrir les portes des cavernes, de lampes merveilleuses et de tapis volants, Un Sage prenant son tramway comme tout le monde, et avec un ticket? Comme c’est étrange…
Gens qui appartenaient à une société ne doutant pas encore d’elle-même, persuadée qu’elle éclairait encore le monde par sa civilisation, à peine ébranlée par le coup de semonce terrible de la Grande Guerre (« la dernière », disait-on), sourde l’avertissement de la Révolution Soviétique…
Il nous est difficile, à nous autres aujourd’hui, de nous représenter l’atmosphère encore si légère, encore si euphorique et si libre où se mouvaient les esprits d’alors. En deux générations tant d’eaux ont emporté tant de choses, en passant sous nos ponts!
C’est ce qu’une amie maintenant disparue me racontait en évoquant ses premières rencontres, à Suresnes, avec le Maître. Rencontres qui n’allaient pas sans étonnements, sans luttes avec Elle-même, sous le choc de l’espèce de révélation qu’il apportait. Non pas seulement par ce qu’il disait, mais surtout par ce qu’il « était » et qui émanait de lui. C’était une révélation qui entrait en conflit avec ce que la future disciple croyait savoir et connaitre d’elle-même, du monde et des valeurs du monde, et de l’humanité. Conflit qui prenait parfois des formes baroques. Ne me disait-elle pas, riant d’elle-même en ce temps-là (c’était juste après la guerre de 14) l’idée m’est même venue que ce pouvait être un espion! » Enfin elle osa lui faire part de ses doutes. Elle osa lui demander, tout de go: « à quoi reconnaitrai-je que votre enseignement a de la valeur? » Il inclina sa belle tête, sourit et répondit simplement « Vous reconnaîtrez l’arbre à ses fruits. »
Cette anecdote pourrait se passer de commentaires et s’en aller nourrir le florilège des pieux souvenirs sur Hazrat Inayat, si elle ne s’adressait en fait à chaque âme qui cherche, c’est-à-dire à chacun d’entre nous.
Car que l’on s’attache au Soufisme, que l’on cherche progresser dans sa propre religion ou que l’on emprunte quelque chemin que ce soit vers la Vérité, la même question s’est posée, se pose ou se posera, à un moment ou un autre de son entreprise, à tout esprit qui cherche: est-ce que je fais bien de m’engager sur cette voie, n’est-ce pas une perte de temps et d’énergie qui aboutira à une déception? et à quoi puis- je reconnaitre que je ne m’engage pas à faux?
A cette question l’on peut faire une réponse analogue à celle que Hazrat Inayat fit à sa future disciple; on peut se dire: je reconnaîtrai la justesse de mon engagement aux fruits qui en résulteront pour moi. Si la conséquence en est un élargissement de mon horizon, un meilleur équilibre intérieur et une inspiration nouvelle pour continuer à vivre, alors je saurai que ma confiance n’a pas été vaine.
Cette anecdote nous montre encore ceci: quelle que soit la voie où nous nous engageons, il ne nous est pas demandé de le faire sur des promesses vagues, invérifiables, telles que: « si vous suivez cette voie et si vous êtes bien sages de surcroît, vous irez peut-être au Paradis, plus tard, après votre bonne mort ». Il nous est demandé au contraire de suivre ce chemin avec les yeux ouverts et de nous y sentir responsables de nous-mêmes. Ces promesses vagues sont pour ceux qui s’attachent au côté extérieur de la religion, pour ceux qui dorment, pour les âmes-enfant. Et encore … Est-ce qu’aujourd’hui ceux qui dorment acceptent encore de telles promesses? Ne voit-on pas dans les générations montantes une désaffection accélérée pour ne pas dire un certain dégout envers les choses de la religion? Mais ceux-là mêmes qui s’en attristent le plus se sont ils demandés pour quelle religion se manifestait ce dégoût, cette désaffection? Est-ce pour la religion invérifiable, les promesses vagues faites aux âmes puériles, ou pour la part expérimentale, adulte de la religion? Je sais. Cette distinction sans nuances est dure, choquante et probablement injuste. Pourtant, que l’on réfléchisse et l’on verra que ce qu’on peut appeler la partie expérimentale de la religion est celle qu’ont empruntée tous les Saints, tous les Sages et tous les Maitres, dans toutes les parties du monde et toutes les époques, depuis que les religions existent. Quant à ceux qui se sont contentés de l’autre, quelle trace ont-ils laissée?