Louise Eugénie Alexandrine Marie David, plus connue sous le nom d’Alexandra David-Néel, née en 1868 à Saint-Mandé (Val-de-Marne, à l’époque Seine), morte à près de 101 ans en 1969 à Digne (Alpes-de-Haute-Provence, à l’époque Basses-Alpes), de nationalités française et belge, est une orientaliste, tibétologue, chanteuse d’opéra, journaliste, écrivaine et exploratrice franc-maçonne et bouddhiste. Elle fut, en 1924, la première femme d’origine européenne à séjourner à Lhassa au Tibet, exploit dont les journaux se firent l’écho un an plus tard en 1925 et qui contribua fortement à sa renommée, en plus de ses qualités personnelles et de son érudition.
(Revue Itinérance. No 1. Mai 1986)
Le texte qui suit a été écrit à Monte-Carlo le 15 Février 1949 par Alexandra David Neel, après son retour en France.
C’est presque hier : sept heures du matin, sur un champ d’aviation. Une clarté grisâtre et morne descend du ciel bas et se répand sur les choses à travers une bruine persistante. Il fait froid.
Quelques avions au sol prennent, dans l’éloignement, l’aspect de bêtes monstrueuses, sournoises et mauvaises venues d’on ne sait quel monde fantastique et guettant on ne sait quelle proie.
Je suis à Calcutta… Calcutta c’est l’Inde, mais le décor qui m’entoure n’a rien d’indien, rien de l’Inde trônant, superbe dans une lumière ardente, rien de l’Inde où j’ai passé tant d’années merveilleuses. Il ne semble que cette Inde là m’a déjà quittée avant que je la quitte… dans quelques instants.
L’Inde !… Quelle influence elle a exercé sur ma vie ! Quelle place y tenait, déjà, simplement son nom avant même que j’aie, pour la première fois, posé le pied sur son sol !
Occidentale, l’Occident me réclame comme une chose qui lui appartient. En dépit de tout, je n’ai pu trancher un fil qui me relie à lui. Ce fil, il l’a tiré comme l’on tire la laisse d’un chien pour le ramener vers soi. L’image est exacte ; je retourne en Europe, non par libre choix, mais parce que des circonstances banales et exigeantes m’y contraignent.
Au revoir, Inde de ma jeunesse… au revoir. C’est peut-être un adieu qu’il me faudrait dire, mais je ne puis prononcer le mot définitif. J’hésite même à le penser.
Comme tout est simple et machinal dans nos gestes. Même aux moments les plus douloureux de notre existence, rien, en général, ne décèle nos déchirements intimes. J’ai pris congé en souriant, des amis qui m’ont accompagnée, j’ai gravi l’escalier de la cabine, me suis assise dans un fauteuil puis est venue la course habituelle le long des voies d’atterrissage, la légère secousse que donne l’envol du monstre quittant le sol, l’ascension… C’est fini, j’ai quitté l’Inde.
Nous filons sans cahots, à travers des couches opaques de brume. J’ai l’impression d’être emportée dans le vide, hors de mon monde habituel et cette sensation évoque, en mon esprit, une croyance tibétaine concernant des gens qui meurent partiellement, continuant à accomplir, avec leur corps, des actes habituels, tandis que leur esprit erre dans les limbes du Bardo. Un tel accident me serait-il survenu ? J’incline presque à le croire. Mon départ me paraît si étrange, si peu volontaire ; je l’ai véritablement accompli en automate mue par une force étrangère.
Nous nous sommes élevés au-dessus de la zone du brouillard ; autour de nous s’étend le paysage féerique des nuages mouvants.
Pauvres êtres rampants sur la terre, habitués à voir les nuages s’étaler en couches horizontales au-dessus de nos têtes, nous ne nous doutons pas de l’extraordinaire spectacle qu’offrent ceux-ci lorsque nous pénétrons dans leur domaine. Là, ils deviennent de véritables individus. On les voit cheminer debout, gigantesques, s’approcher les uns des autres, s’incliner en de cérémonieux saluts ou s’entre heurter brutalement au passage. Des processions défilent des menuets guindés, de lents quadrilles et des farandoles échevelées sont dessinés dans l’espace par des personnages diaphanes ou sombres. Parfois, leurs ébats les écartent les uns des autres et, alors, tout au fond de l’espace, parmi des îles d’azur pâle et des montagnes pourpres et or, des visions surgissent. Eh ! oui c’est bien comme le disent les vieux contes tibétains, j’ai été entraînée dans le Bardo, le monde intermédiaire où subsistent les images de ce qui a existé dans le nôtre, images que tissent nos souvenirs.
Je vois un large escalier de pierre s’élevant entre des murs couverts de fresques. Tout en gravissant les degrés l’on rencontre, successivement, un brahmine altier versant une offrande dans le feu sacré, des moines bouddhistes en robes jaunes, prêts à aller quête, bol en main, leur nourriture quotidienne, un temple japonnais, posé sur un promontoire auquel conduit par delà un tori rouge une allée bordée de cerisiers en fleurs.
Au sommet de l’escalier le « saint des saints » du lieu apparaît comme une antre sombre. À travers une lourde grille qui en défend l’accès, l’on entrevoit une grande pièce coudée dont les murs sont entièrement garnis de rayons de livres. Dominant de haut la bibliothèque un Bouddha géant, siège solitaire, abandonné à ses méditations.
À gauche, des salles, très discrètement éclairées, donnent asile à tout un peuple de Déités et de Sages de l’Orient. Dans le silence solennel de ce temple créé pour eux, les uns et les autres poursuivent une existence mystérieuse, incarnés dans leurs effigies ou dans les ouvrages qui perpétuent leurs paroles.
À droite, est une petite chambre où les fervents de l’Orientalisme s’absorbent en de studieuses recherches, oublieux de Paris dont les bruits heurtent en vain les murs des bâtiments, sans parvenir à troubler l’atmosphère de quiétude et de rêve qu’ils enclosent.
Dans la petite chambres, des appels muets s’échappent des pages que l’on y feuillète. L’Inde, la Chine, le Japon et tous les points de ce monde qui commence au-delà de Suez sollicitent les lecteurs… des vocations naissent… la mienne est née.
Tel était le Musée Guimet quand j’avais vingt ans.