Dominique Dussaussoy
Musique et psychosomatique

Selon Altschuler, le stimulus sonore parvient simultanément au thalamus et au cortex, entre lesquels existe un mécanisme d’aller et retour (effet de balance). Cette liaison directe avec les centres thalamiques permet de comprendre pourquoi il est possible d’entrer en contact avec des patients qui ont rompu le contact verbal au cours d’un épisode confu­sionnel, hallucinatoire, dépressif ou autistique. Leur cor­tex ne réagit plus aux stimuli habituels : il semble être court-circuité au profit du thalamus qui devient le cen­tre principal de perception à partir duquel, indirecte­ment, le cortex peut être stimulé, permettant au patient de sortir de son isolement.

(Revue Question De. No 54. Octobre-Novembre-Décembre 1983)

Pour les Pythagoriciens, la musique est un médicament car elle est la plus haute expression de l’harmonie. Les bases de l’esthétique sont identiques à celles de la connaissance et par conséquent de la médecine. Elles se situent dans la compréhension des rapports entre les choses et dans ce qui exprime ces rapports : la proportion. D’après Pythagore, il n’exis­te que deux modes possibles de rapport : rapports spatiaux, ou de simultanéité, rapports temporels ou de succession.

La musique est donc l’art le plus complet et le plus puissant puisqu’il se déploie dans ces deux modes (simultanéité : harmonie, succession : mélodie), et qu’il les combine en un ensemble structuré.

Cette notion d’une musique en soi thérapeutique se re­trouve dans la médecine chinoise traditionnelle. Et c’est dans l’architecture de la gamme pentatonique que nous retrouvons l’expression la plus condensée de toutes les règles auxquelles obéit la médecine chinoise dans sa dialectique du yin et du yang : « Les cinq viscères sont liés aux cinq notes musicales qui peuvent être discernées et reconnues » [1]. Du point de vue dynamique : « Le cou­ple yin-yang représente l’union harmonique, l’action concernante que l’on imagine saisir au fond de toute antithèse… Le contraste yin-yang compose une sorte de spectacle qu’un ordre musical semble régler. [2]

Les conceptions chinoises sont donc l’expression d’une théorie unitaire de l’organisme humain. La Chine : « a reconnu dans la Musique la suprême vérité à laquelle ne peuvent qu’obéir, tant le corps que l’esprit, tant dans l’univers que dans la société humaine. » [3]

EXORCISMES

En Europe, il ne fait guère de doute que la musique fut utilisée à des fins d’extase ou de guérison durant les premiers siècles de notre ère. Mais ces musiques théra­peutiques restèrent longtemps l’apanage de traditions religieuses proches de l’animisme et, comme telles combattues par l’Église.

Au moyen Âge, la médecine subit l’emprise puissante du clergé. Sous l’égide de ce dernier, apparaissent des musiques curatives, tel un hymne à saint Jean prescrit contre les refroidissements. À cette époque, on considère encore souvent la maladie comme une possession du corps par le démon, aussi le médecin ne peut-il guérir sans le secours de Dieu. Son action thérapeutique s’ins­crit entre le savoir faire médical et le rite d’exorcisme. La guérison, lorsqu’elle intervient, n’est due en dernière analyse qu’à la grâce divine. La musique est employée pour aider à l’exorcisme. Elle doit purifier le corps du malade en en chassant le démon. Ainsi l’Église recon­naît-elle à la musique le pouvoir, non seulement d’éle­ver les âmes, mais encore d’agir sur les entités du monde invisible, sur le diable. C’est là une dimension de la musique religieuse traditionnellement négligée par les musicologues et dont l’étude se révélerait particulière­ment féconde.

« C’est pour prendre le relais des théories magico­-animistes et renouer avec l’Antiquité que la médecine de la Renaissance remit à l’honneur la pathologie humorale d’Hippocrate : les quatre modes musicaux grecs (dori­que, phrygien, lydique et myxolydique) correspondaient aux quatre humeurs du corps sur lesquelles elles agis­saient spécifiquement, par un effet de correspondance. À l’âge baroque, le père jésuite Kircher postule un méca­nisme aérien selon lequel les ondes sonores agiraient sur l’air compris à l’intérieur du corps. Dès 1650, la théorie des fibres est à la mode : la musique agirait au niveau des fibres conjonctives dont elle modifierait le tonus. En 1748, le traité de Roger jette un tel discrédit sur toutes les théories précédentes que dès lors les auteurs se montreront extrêmement prudents. Il faudra attendre le posi­tivisme pour voir apparaître de nouvelles formulations théoriques.

Dans l’intervalle, la musique a trouvé une nouvelle place.

BARTOK ET L’ÉLECTROCARDIOGRAMME

L’avènement de la médecine morale à la Révolution fran­çaise a ouvert les esprits. De nombreux psychiatres expé­rimentent avec zèle toutes les possibilités de guérir la folie par des moyens non coercitifs. La musique est au centre des intérêts, objet pendant plusieurs décennies de controverses sans fin entre les auteurs. Tour à tour, Pinel, Esquirol, Leuret l’essayent, le plus souvent avec déception. Moreau de Tours, sévère à son égard, ne lui en consacre pas moins plusieurs pages dans son traité de psychiatrie. Certains lui reprochent d’énerver les pa­tients et de rendre les fous furieux.

À la fin du XIXe, commencent les premières expériences véritablement scientifiques, dans un esprit objectif et matérialiste. Les auteurs cherchent à mesurer quantita­tivement les effets physiologiques des ondes sonores (Lange, 1887, W. James, 1890). De nombreuses études paraissent sur l’influence du rythme musical sur le rythme cardiaque, la fréquence respiratoire et la ten­sion artérielle (tonus des vaisseaux sanguins). Destunis et Seebandt (1958), dans une étude portant sur soixante personnes, constatent une réduction générale de la pres­sion systolique à l’audition d’une musique calmante. Par contre, l’audition d’un morceau particulièrement animé de Bartok ou de Stravinski entraîne une hausse de la pression systolique. Les mêmes auteurs constatent qu’il est possible par une musique calmante d’obtenir une réduction du métabolisme glucidique et de la glycémie, alors que le métabolisme basal et l’E.C.G. ne sont pas modifiés. Schnopfhagen a observé des variations de la tension artérielle allant jusqu’à moins 15 mm Hg par une musique calmante et plus 23 mm Hg par une musi­que excitante [4].

LE SENS DU RYTHME

Le développement de la neurophysiologie a permis de risquer de nouvelles hypothèses. Selon Altschuler, le stimulus sonore parvient simultanément au thalamus et au cortex, entre lesquels existe un mécanisme d’aller et retour (effet de balance). Cette liaison directe avec les centres thalamiques permet de comprendre pourquoi il est possible d’entrer en contact avec des patients qui ont rompu le contact verbal au cours d’un épisode confu­sionnel, hallucinatoire, dépressif ou autistique. Leur cor­tex ne réagit plus aux stimuli habituels : il semble être court-circuité au profit du thalamus qui devient le cen­tre principal de perception à partir duquel, indirecte­ment, le cortex peut être stimulé, permettant au patient de sortir de son isolement.

Le balancement non intentionnel de certains patients autistiques à l’écoute de musique pourrait être ainsi l’expression d’un réflexe d’origine thalamique au rythme musical. Dans certaines formes de déstructuration men­tale avancée, on a pu observer que l’effet de la musique était plus prononcé que la parole, plus rapide.

Ceci semble suggérer l’existence de structures neurolo­giques phylogénétiquement très anciennes (héritées de la préhistoire ou du monde animal) qui seraient plus résistantes à un démantèlement mental que les struc­tures mentales d’apparition récente et par conséquent plus sensibles [5]. Le sens du rythme, fonction beaucoup plus ancienne que le langage parlé, résistera ainsi longtemps au processus déstructurant et, alors même que les fonctions intellectuelles auront pratiquement dis­paru, un échange sera encore possible avec le patient. Cette hiérarchie des fonctions physiologiques se retrouve lorsqu’on observe les effets d’une narcose chez un opéré : les fonctions mentales et motrices sont mis hors cir­cuit alors que les fonctions biologiques « pulsantes » (rythme cardiaque, rythme respiratoire) se maintiennent. L’effet bénéfique de la musique au niveau neuropsychi­que a été étudié par de nombreux auteurs. N’avait-on pas observé depuis longtemps l’effet sédatif de la musique de Bach ? Il avait, à l’époque, composé des œuvres à l’intention du comte Keyserling (nommées Variations Goldberg du nom du musicien qui les interpréta) pour soulager ses nuits d’insomnie. Salk a montré que dans la période de gestation, la cadence cardiaque maternelle se situe dans un rapport de 1/2 par rapport au fœtus et pourrait exercer précocement un effet calmant. Chez le bébé, le bercement permet de rétablir ce rythme. Par contre, les nourrissons soumis à un métronome réglé à 120 battements à la minute seront particulièrement agi­tés et perturbés.

SONS ORIGINELS

Michèle Cléments a constaté dans une maternité londo­nienne que les nouveaux-nés apprécient particulièrement la musique de Mozart et de Vivaldi, de même que, tous les bruits perçus alors qu’ils étaient dans le sein de leur mère. Lorsqu’ils entendent cette musique, ces bébés conti­nuent de dormir malgré le fracas d’un plateau tombé à terre. Ils manifestent du plaisir aux tonalités feutrées et aux « sons originels ». Les sons produits par certains instruments, notamment la flûte, ont un effet de forte stimulation.

Last est le premier à avoir étudié les effets de la « musique soporifique » sur des oligophrènes et des épi­leptiques. Il a remarqué que l’on pouvait dans certains cas réduire jusqu’à 40 % la quantité des médicaments prescrits. Cependant, plus la composante organique des troubles psychiques est importante, plus l’effet sédatif est réduit.

Luban-Ploza cite le cas exemplaire d’une femme qui après une longue « odyssée » médicale et des années de traitements inefficaces finit par être hospitalisée pour dépression et prurit généralisé dans une clinique sué­doise. Elle se guérit en l’espace de neuf jours par l’écoute quotidienne de la musique de Bach (catamnèse positive). Signalons encore son usage dans la médecine du travail, où une musique appropriée réduit les accidents de tra­vail et l’absentéisme (H. C. Smith, 1947). En gastrologie, Demling (191) utilise la musique de Mozart pour soigner les affections gastriques. Le chirurgien Heinrich Klose (cité par Seebandt) emploie non seulement la musique en phase pré et postopératoire mais lors d’opérations en anesthésie locale pour distraire, détendre et calmer le patient.

Dubois (1981, Psychol. Médicale) signale aussi l’utilisa­tion de musique en relaxation, en sexothérapie, lors de séances d’électrochocs (endormissement, réveil), de cures de sommeil, lors d’accouchements et de séances de réani­mation. » [6]

THÉRAPEUTE/MUSICIEN

La médecine occidentale, on le voit, ne propose aucune théorie globale de la musique et de ses effets. Elle ne cesse, en revanche d’utiliser empiriquement celle-ci et d’accumuler les observations cliniques. Sans doute est-elle entravée dans ses découvertes par ses apriori scien­tifiques. Celui, par exemple d’attribuer à une musique donnée un pouvoir fixe, sédatif chez Bach, euphorisant chez Mozart, etc. et de considérer ces musiques à l’égal de médicaments manufacturés. Ce préjugé pousse les musicothérapeutes à recourir trop souvent aux musiques enregistrées, évacuant par là un élément pourtant capi­tal : le pouvoir personnel du musicien-thérapeute. Ce pouvoir s’exerce en l’occurrence dans deux plans distincts mais articulés entre eux. Le thérapeute est avant tout musicien et doit posséder suffisamment de pouvoir, tant technique que tellurique, pour mettre en vibration le corps du malade et provoquer chez lui un changement d’état. Le musicien est avant tout thérapeute et doit prendre en considération, dès qu’elles apparaissent, les modifications de l’état du malade tout comme il doit contrôler ses réactions de transfert.

Gageons que nous en savons moins aujourd’hui, en dépit des nombreuses recherches, que les chamanes la­pons ou les medecine-men africains sur les effets psy­chosomatiques de la musique et, en particulier sur ceux du rythme. La faute n’en est certes pas aux chercheurs mais bien plus à notre rigidité culturelle qui nous fait considérer la musique avant tout, et parfois exclusive­ment, dans sa dimension esthétique. Gageons encore que des lumières nous viendront, non du domaine médical, mais peut-être du domaine pédagogique, plus libre et plus créatif. Des méthodes comme celles d’Émile Jacques-Dalcroze ou de Carl Orff s’appuient sur l’aptitude au jeu et à l’expérimentation spontanée de l’enfant. Elles privilégient le rythme et le travail du geste, elles réintè­grent le corps de manière active dans le vécu musical. Cette approche multisensorielle nous rappelle à la réali­té des pouvoirs musicaux : avant d’être esthétique, la musique est pouvoir. Notre société qui s’abreuve quoti­diennement des rythmes les plus violents est en train de redécouvrir cela. La musique, vécue au travers du geste est un moyen de grandissement de l’être, d’exaltation du corps et de l’esprit. Vécue en groupe, elle est aussi catalyseur de communion. Aussi n’est-il point paradoxal que certaines expériences spirituelles, parmi les plus pures de notre temps, aient eu pour cadre un concert de rock and roll.

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La Tarentelle, musique dionysiaque

Au XVIIe siècle une maladie nerveuse, sorte de danse de saint Guy, se répandit en Italie du sud et en Sicile. Les symptômes de cette maladie étaient d’une grande diversité : certains sujets chantaient pendant des jours entiers, riaient sans cesse ou poussaient sans relâche des gémissements épou­vantables. Ils souffraient d’insomnie alors que d’autres tom­baient en léthargie ou ne pouvaient se tenir debout. Souvent, les malades manifestaient une grande envie de danser.

On découvrit aux environs de Tarente, et plus tard en d’autres lieux, une araignée que l’on nomma tarentule et que l’on ren­dit responsable des troubles psychiques observés. Quoique les symptômes pathologiques fussent trop nombreux et trop variés pour être imputés dans leur ensemble à la morsure de l’arai­gnée, la croyance populaire, et la médecine qui à cette époque s en faisait l’écho, se contentèrent de l’explication.

Le seul remède que l’on connût à cet empoisonnement était une danse rapide à 3/8 ou 6/8 : la tarentelle. Dès que les musi­ciens entraient en scène et faisaient résonner le tambour, le violon et la guitare, les malades les accompagnaient d’une voix d’abord sourde mais dont le volume et la raucité s’amplifiaient jusqu’à produire un chant sauvage et extatique ; puis, ils se mettaient à danser pendant des heures ou des jours jusqu’au moment où l’épuisement les terrassait. Ils dormaient ensuite une journée entière.

Les médecins d’aujourd’hui ne rendent plus la tarentule res­ponsable des crises de manie ou des chorées hystériques qu’ils observent. Pourtant, en Sicile, on danse encore la tarentelle, non pour la joie des touristes comme cela se pratique à Capri ou à Sorrente, mais entre soi, dans les communautés villageoi­ses, avec le plus grand sérieux.

Déjà, au XVIIIe siècle, des historiens signalaient l’aspect archaï­que de cette danse. Il ne fait plus de doute aujourd’hui que la tarentelle dérive directement d’anciennes musiques de transe dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Sa coupe à 6/8, caractéristique de nombreuses musiques d’extase et le carac­tère débridé des manifestations qu’elle provoque tendent situer son origine lointaine dans le cadre des cultes dionysia­ques. Le venin de la tarentule recèle-t-il quelque principe actif qui aurait échappé à la sagacité des chercheurs ? Nous l’igno­rons. Toujours est-il que la morsure de l’araignée, chez les adeptes traditionalistes de la danse, n’est ni accidentelle ni fâcheuse, mais paraît être au contraire délibérément recherchée. La forte consommation de vin qui est faite en ces périodes de liesse contribue placer la tarentelle dans le contexte géné­ral de la bacchanale. Danse curative, danse d’exorcisme, la tarentelle reste un des rites régulateurs où une communauté expulse en bloc les maladies qui la tourmentent et les fantômes qui la hantent. D. D.

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1 Nei tring, chap. 10, Traité sur les cinq viscères en relation avec leur participation à une vie parfaite.

2 M. Granet, La pensée chinoise.

3 Jean Choain, La voie rationnelle de la médecine chinoise.

4 La pression sanguine artérielle mesurée en mm de mercure (Hg) est comprise généralement entre 80 et 120 mm Hg. Ces modifications sont donc importantes.

5 Similairement on peut observer chez des animaux ayant subi une destruc­tion des aires optiques, corticales la persistance de réflexes de préhension à la présentation d’une proie : l’existence de centres pré-optiques thalami­ques permet de maintenir des patterns de réflexes archaïques.

6 Extraits de Les Arts-Thérapies, par le Dr Marc Muret Ed. Retz.