Jean Klein
Qui suis-je ?

La question « Qui suis-je » est posée par un moi dans un état de conflit, et découle directement du Je Suis. La réponse existe avant que l’on ne se la pose, elle surgit de cette réponse. La question formulée ne comporte aucune réponse sur le plan où elle a été posée, car elle s’avère non formulable, impensable, et le dynamisme qui pousse à trouver la réponse sur le plan de la pensée, en fin de compte, se résorbe, s’éteint dans l’éternel présent du Je Suis, toute réponse.

(Revue Être. No 3. 3eannée. 1975)

Le titre est de 3e Millénaire

Un homme peut se poser de multiples questions dans la vie et toutes tournent autour de celle-ci : Qui suis-je ? Toute question ou réponse en découle. Pour que le « Qui suis-je ? devienne ultime réponse et non l’appropriation d’une idée parmi d’autres certains points doivent être éclairés.

L’homme parle toujours de lui-même comme je et attribue à ce je de multiples rôles : je cours, je mange, j’ai faim, je m’assois, je dors, et toutes ces activités se réfèrent à son corps, avec lequel il s’identifie. Il dit aussi : je me souviens, je pense, je souhaite, je suis étonné, je suis déprimé, etc. Il s’identifie donc aussi à ses activités mentales. Une observation en profondeur nous montre que c’est le mental qui pense et le corps qui agit. La question du « Qui suis-je ? » semble surgir d’une autre source. Il s’agit là d’une identification avec notre bien, le corps, les activités mentales, dont nous ne sommes que les détenteurs. Les activités corporelles et mentales changent continuellement au cours des quatre âges, mais l’Ultime Connaisseur se situe en dehors de ces changements. Autrement, comment pourrait-on connaître le changement ? C’est uniquement du point de vue de la permanence que nous pouvons parler de l’impermanence. S’il n’y avait pas un arrière-plan intemporel, non-changeant, comment pourrait-on se rappeler par la suite ses pensées, perceptions ? Nous ne pouvons connaître, nous rappeler que ce qui a été connu auparavant, c’est-à-dire un événement corporel ou mental, une action, une pensée. Au moment de l’acte de penser ou de l’action, il n’y a que pensée ou action et quand, par la suite, nous disons j’ai pensé, j’ai agi, cela implique la présence d’un témoin pendant la durée de ces activités. Au moment où nous pensons ou agissons, il n’y a ni penseur ni acteur. En effet, le témoin n’est pas une pensée, car deux pensées ne peuvent pas coexister. L’habitude erronée de nous identifier au corps, à l’acteur ou penseur a pour effet de faire du Je une entité soumise au changement et celle-ci est de plus en plus orientée vers ce qui est perception. Apparemment sans présence du mental, notre appareil sensoriel, le corps ne peut pas fonctionner. Au lieu de dire que les objets et les sens sont inséparables, nous devrions dire plutôt que le mental et l’objet ne font qu’un. Le monde n’est que mental. Superficiellement ceci semble correct. Mais le mental tire toute sa réalité de la lumière de la Conscience, on peut donc dire, en dernier lieu, que les objets et le monde ne sont que Conscience.

L’acceptation du monde ou sa renonciation font partie du même processus d’identification avec le corps et le mental. Si nous identifions la paix et l’agression avec les objets c’est pour les rechercher ou les éliminer, ce qui nous enferme forcément dans un cercle vicieux. Renoncer est donc le côté pile de la pièce dont la face est l’avidité et le désir.

Dans le sommeil profond, le corps, le mental et leurs activités sont résorbés; il ne subsiste que la Conscience. C’est de là que découlent des affirmations telles que : « j’ai bien dormi ». Le Soi s’éclaire de lui-même et n’a pas besoin d’agent, par contre, les objets ont besoin de la Conscience pour être perçus. La Conscience se connaît elle-même par elle-même. La claire vision de ces vérités nous affranchit du cadre mental et le Je se révèle sciemment.

La question « Qui suis-je » est posée par un moi dans un état de conflit, et découle directement du Je Suis. La réponse existe avant que l’on ne se la pose, elle surgit de cette réponse. La question formulée ne comporte aucune réponse sur le plan où elle a été posée, car elle s’avère non formulable, impensable, et le dynamisme qui pousse à trouver la réponse sur le plan de la pensée, en fin de compte, se résorbe, s’éteint dans l’éternel présent du Je Suis, toute réponse.

Qu’entendez-vous par une relation non objective avec notre entourage ?

Votre entourage est une idée pour vous, une notion, un objet. De même, vous êtes une idée, une notion, un objet pour vous-même avec lesquels vous êtes complètement identifié. Ainsi vos relations avec votre entourage sont des relations d’objet à objet, d’un état, d’un psychisme, à un autre état, à un autre psychisme. Tout cela se passe sur un plan d’action et de réaction, sympathie-antipathie. Mais par ailleurs quand vous dites « j’existe », ce mot pointe vers une perception d’un non-état; celui-ci n’est ni corporel, ni mental. Ce non-état est « être », non déterminable, non localisable sur un plan physique ou mental; il n’est ni une pensée, ni un sentiment. Ce non-état vous l’avez en identité avec votre entourage. Votre essence est la même. Sur ce plan, il n’y a pas d’entourage. S’il y a l’autre, il y a un moi; s’il y a un moi, il y a l’autre. Notre environnement ne se limite pas à la forme et au nom. Vous n’êtes ni le corps, ni le mental avec lequel vous vous identifiez par un manque de claire vision. Quand vous vous adressez à un arbre, à une fleur, le percept, la forme, le nom, le concept ne sont pas seuls présents. Cette autre chose est Toute Présence, que vous avez en partage avec eux, dans la même unité. La forme, le nom découlent directement de cet arrière-plan, essence, toute Présence. C’est là une réalisation instantanée et elle ne peut être atteinte par la pensée.

La notion de la Grâce peut-elle intervenir dans l’approche non-duelle ?

Chaque fois qu’un objet désiré profondément est obtenu, il se produit l’extinction du moi. Le moi séparé de sa source, de l’Unité, se trouve, lorsque le désir est atteint, intégré dans son essence. Au moment de l’expérience intemporelle, aucun objet, aucun moi n’est présent; il s’agit là d’un vécu absolument non-duel, c’est-à-dire où il n’y a ni observateur, ni observation, ni chose observée. Du fait que nous n’y sommes pas situés avec lucidité, c’est comme si nous passions à côté de ce vécu et nous n’en percevions que l’écho dans notre corps et notre psychisme. Nous en attribuons la cause à tel ou tel objet. Les expériences sur un plan psychique, corporel, ne sont que des états et dans un état on entre et on sort. Ces états sont très souvent confondus avec l’expérience non-duelle. Celle-ci est en dehors de toute relation sujet-objet, la Conscience n’a pas besoin d’un agent. Quand cela est clairement perçu, s’éveille en nous son pressentiment, son « souvenir », lequel n’est pas lié à la mémoire psychophysiologique. En suivant la trame du souvenir de la Source, nous serons ouverts à la Grâce.

L’objet connu et son connaisseur, le sujet, font totalement un. Si l’un et l’autre sont considérés comme séparés la notion d’un moi en résulte. Le moi agissant fait intégralement partie de l’objet sur lequel il agit comme le nerveux et la nervosité. Lorsque l’on a la vision instantanée de cela, le caractère volitif du moi connaisseur se meurt dans la lucide observation, silence sans choix. Alors, toutes les virtualités de la vie s’actualisent.

La réalité du monde est mise souvent en question par différentes approches. Que faut-il en penser ?

Le monde est à la fois réel et non réel. Il est réel quand il est envisagé d’un point de vue qui fait partie du monde, le moi. Mais au regard du Soi, de l’Un, ce point de vue est parfaitement irréel. Il en est autrement lorsque le Soi « se sait » source du monde qui ainsi apparaît éminemment réel. Dès lors quelle est la différence entre les deux réalités, entre celui qui ignore le Soi et celui qui « se sait » ? Pour l’ignorant qui le prend pour réel, le monde est limité à des schémas, des systèmes, des idées servant à sécuriser un moi en détresse, monde hypothétique d’ailleurs, agité et stagnant, au fond un monde mort.

Du point de vue de celui qui se connaît « soi-même » l’univers fait partie de cet ultime savoir, il est prolongation, expression, émanation du Soi. Il se crée à chaque instant, éternellement nouveau. Le monde nous apparaît toujours en conformité avec le point de vue que nous occupons; du point de vue des sens, il est forme, de celui du mental, il est idée; du point de vue du Soi, de la Conscience Unitive, le monde n’est que conscience.