(Extrait de Le Sceptique résolu 1979)
Les queues de comètes et les rêveries sur l’homme futur
Chaque idée nouvelle est accompagnée — comme une comète qui, s’approchant du soleil, développe une queue ou une chevelure, brillante et peu riche en substance — d’idées accessoires, qui sortent de l’idée principale, ne lui ajoutent rien, au contraire, mais qui lui font un accompagnement fulgurant, le seul visible, aux yeux du public émerveillé ou inquiet. Car, comme dit Swift, les comètes et les sages professionnels se ressemblent : longue barbe, longue chevelure, et prétention d’annoncer l’avenir.
C’est encore plus vrai pour les inventions pratiques. Les horloges, les chemins de fer, les avions, les ordinateurs, ont changé réellement la vie humaine. Mais de plus, ces inventions, à leur naissance, ont projeté une fantasmagorie brillante, ont paru annoncer, non seulement des changements importants et limités, mais une ère nouvelle où vivraient désormais des hommes nouveaux.
Nous en sommes là aujourd’hui encore un peu, pour les ordinateurs. Les chemins de fer, les autos, ont perdu depuis longtemps leur queue brillante, l’aviation aussi. Les ordinateurs eux-mêmes ont pâli, surtout chez ceux qui les emploient. Mais ils ont encore une « aura », une brillance d’avenir pour le public, émerveillé et inquiet des « robots à laser » du cinéma, ou des ordinateurs-policiers, autant que des centrales nucléaires.
Le phénomène « queue de comète » est encore plus net enfin pour les inventions pratiques qui touchent au corps même de l’homme : les lunettes, les dents artificielles, autrefois, aujourd’hui, la chirurgie esthétique, les membres de prothèse, les pace makers, les greffes d’organes, les hormones de synthèse compensant une déficience génétique.
Le noyau solide de ces inventions est purement médical. Il est plus pratique, quand on est myope, d’avoir de bonnes lunettes que d’employer comme Néron, un morceau de cristal; d’avoir, quand on est sourd, de minuscules amplificateurs de son, qu’un encombrant et inefficace cornet acoustique, d’avoir, au lieu d’une jambe de bois, une jambe articulée, un rein greffé que pas de rein du tout.
Mais, autour de ce noyau solide, une queue de comète d’une longueur extravagante est en train de se développer aujourd’hui. Qu’annonce cette queue? Une ère nouvelle commence! L’homme, qui a déjà mis la nature à son service — non sans quelques inconvénients inattendus — est en train de refaire l’homme, de remodeler à sa volonté sa propre espèce, de prendre en mains sa propre nature biologique.
Les greffes d’organes ne sont qu’un modeste commencement. Elles vont être suivies de greffes génétiques. Nous serons capables de reprogrammer notre programme. N’a-t-on pas déjà réussi à insérer, en des bactéries, des gènes qui les rendront capables de fabriquer pour nous des remèdes, de fabriquer pour les diabétiques, de l’insuline, ou de fixer l’azote en nous donnant ainsi des protéines pour les affamés du Tiers Monde? Nous pourrons bientôt retoucher directement le génome humain, et réussir bien d’autres interventions perfectionnantes. Nous pourrons donner à tous les enfants vigueur, longévité, intelligence, ou même génie. Par « clonage », et multiplication asexuée, nous obtiendrons des génies en série.
Presque tous les livres écrits par des médecins qui se délassent de leur long travail modeste en rêvant sur « la queue de la comète », se terminent par un chapitre sur la prothèse génétique, sur l’homme fabriquant en laboratoire des surhommes ou des hommes perfectionnés. C’est bien enivrant de se transformer déjà, soi-même, de praticien laborieux, en démiurge.
Bien évidemment, c’est délirant. Remédier à une déficience, ce n’est pas synonyme de « fabriquer un nouvel être ».
C’est exactement comme si, à l’époque de l’invention des lunettes ou de la dentisterie, on avait dit : « Une ère nouvelle commence! Nous donnerons à tous un œil d’aigle », ou bien, « Nous donnerons à tous une mâchoire d’acier! Les hommes de l’avenir pourront broyer des os, se nourrir, non seulement de pêches et de cerises, mais de noyaux de pêches et de cerises. Les ressources alimentaires de la planète seront doublées. »
Mais les myopes continuent à tâtonner pour retrouver leurs lunettes égarées, et les clients des dentistes à gémir sur les ennuis de leur maudit appareil, et tous à envier les jeunes et les sauvages qui, les veinards, n’ont pas besoin de tous ces tristes « perfectionnements ».
N’essayons pas de prendre les nouvelles comètes par la queue.
« La sexualité a-t-elle un avenir? » ou « Les questions idiotes »
« Croyez-vous à l’avenir du café-théâtre? » Ou bien : « Le cinéma survivra-t-il à la télévision? » Ou bien : « La littérature écrite survivra-t-elle à l’audio-visuel? » Ces questions sont peut-être futiles. Courteline s’était fait faire, paraît-il, des cartes tout imprimées ainsi libellées : « Interrogé sur [ici un blanc, à remplir selon la question posée], M. Georges Courteline a l’honneur de vous répondre qu’il s’en fout complètement. »
Si elles sont futiles, si elles sont du remplissage journalistique, elles ne sont pas idiotes. La direction de sa propre culture appartient à l’homme, après tout, moins qu’il ne le croit, mais elle lui appartient dans une certaine mesure.
De même la question : « Croyez-vous à l’avenir du mariage légal? » C’est encore plus futile, mais ce n’est toujours pas idiot. En ce sens que le mariage occidental, en ses formes sociales, n’est pas voué à durer éternellement.
De même la question : « Croyez-vous à l’avenir de l’amour? » Car le style de l’amour, son caractère sentimental, mystique, ou cynique, épicurien, est aussi « culturel » (et variable selon les époques et les modes).
Mais soit enfin la question : « La sexualité a-t-elle un avenir? » On la débat par exemple à France-Culture, entre intellectuels à la page, qui entendent par « sexualité », sexualité normale, par contraste avec l’homosexualité, l’autoérotisme, et les contorsions pseudo-hédonistes diverses. Cette question est idiote, d’une idiotie évidente, mais instructive. Car elle revient en somme, dans un pédantisme éperdu et une prétention délirante, à considérer la sexualité comme un « fait de culture », soumis comme tel à la volonté (ou créativité), humaine.
Comme êtres vivants, nous sommes faits par la reproduction, et comme vertébrés (et même comme pluricellulaires), par la reproduction sexuelle. Les généticiens ont souligné avec raison que la vie n’a pas la reproduction comme une sorte de propriété, mais qu’elle est au contraire la reproduction même, l’effet même de l’existence de molécules duplicatives. La vie est, selon eux, une temporalisation chimique, une extension régulière dans la longue durée de ce qui ne serait, autrement, que chimie moléculaire.
Si intelligents que soient les raffinés culturels de nos grandes villes, ils ne peuvent échapper à l’obligation d’être nés avant de « penser », d’être des « reproduits », avant de discuter des modes de reproduction ou de non reproduction.
Un petit Parisien, en vacances à la campagne, s’émerveille de tout — sauf du lait : « Oui, on le tire, croyez-vous, des pis d’une vache, c’est dégoûtant. A Paris, on le trouve dans une crémerie bien propre. » Il y a la même puérilité dans toutes les idéologies que l’on peut appeler « ultra-pédantes », c’est-à-dire qui croient que l’art humain, l’intelligence humaine, peut en remontrer à la nature, la juger, la reprendre, la modifier, non seulement dans les détails, mais dans ses racines et ses principes.
Elles oublient que le « penseur » n’est qu’un infime rameau de l’Arbre du Monde, ou de l’Arbre de la vie organique, et qu’il ne peut échapper aux conditions mêmes de sa croissance et, par conséquent, de son existence à lui, le penseur parisien ou new-yorkais.
Objection du bio-technocrate :
Le penseur « littéraire », peut-être. Mais la culture humaine est aussi technicienne. Les techniques biologiques nous permettent déjà de prendre en mains l’évolution, en la retirant du pouvoir aveugle de la nature. Nous pouvons diriger, depuis longtemps déjà, l’évolution des animaux et des végétaux domestiques, et indirectement des animaux sauvages (en les exterminant). Nous pouvons aussi diriger la nôtre, par fécondations et bientôt naissances en « éprouvette », gémellités provoquées, et bientôt, retouches génétiques et clonages, en parthénogenèse, ou androgenèse.
Les experts américains de Hudson Institute prévoient le libre choix du sexe de l’enfant pour avant l’an 2000, et des embryogenèses en laboratoire pour dix ans après. Ces laboratoires, où les bébés se feront en série, assureront alors la reproduction réglée et suffisante, et permettront ainsi aux adultes toutes les variations, hédonistes et esthétiques, sur la sexualité libérée et devenue « culturelle ».
Les adultes pourront alors s’amuser à des mises en scène sexuelles aussi nouvelles et originales que les mises en scène modernes de l’Anneau des Niebelungen ou des comédies de Marivaux. La sexualité sera sadiste, ou marxiste, ou sartrienne, ou reichienne, ou lacanienne. La sexualité classique (ou baroque), subsistante, ne représentera qu’un style culturel parmi d’autres, conforme aux goûts démodés d’une clientèle traditionnaliste analogue à la vieille clientèle des abonnés de la Comédie-Française d’antan.
Réponse : Admettons — je n’y crois guère, mais enfin, on peut faire un instant comme si — ces progrès techniques de la biologie. Il ne s’agira d’abord que de progrès médicaux, de soutien à la fonction naturelle. Comme tous les progrès techniques, ils auront socialement leurs bons et leurs mauvais côtés. Ils pourront répondre aux vœux de quelques malades ou déficients, comme les lunettes pour les myopes, les appareils pour les sourds, ou la greffe d’un rein ou d’un cœur pour les cardiaques. S’ils sont « industrialisés » par une médecine technocratique ils pourront aussi avoir des effets catastrophiques pour les peuples qui les appliqueront en grand. Ces peuples deviendront des peuples de « déficients compensés », à la merci d’une sévérité accrue du milieu naturel. Ils seront remplacés alors par des peuples moins civilisés, restés dans l’ordre de la nature et de la sélection naturelle.
Les fantaisistes de la sexualité, même combinés avec les techniciens médicaux des laboratoires de naissances en éprouvette, ont aussi peu de chances de peupler la terre en l’an 2500 que les malheureux patients au cœur greffé de survivre aux hommes dont le cœur peut se passer de chirurgien.
L’industrie biologique appliquée à la reproduction humaine, recèle certainement encore beaucoup plus de dangers imprévisibles contre l’équilibre de la nature humaine que l’industrie physique contre l’équilibre de la nature en général.
Avant que ces dangers, révélés, aient pu être neutralisés par de nouveaux progrès, analogues aux progrès industriels contre la pollution industrielle, les peuples civilisés auront été emportés par la pollution sexualiste, sous-produit psychique des nouvelles techniques biologiques.
L’avenir de l’homme est d’être ovipare
En essayant de penser la destinée humaine dans les cent ou mille siècles prochains, on s’aperçoit que cette destinée est étroitement limitée en deux sens : matériellement, par les possibilités mesurées de la planète en produits alimentaires, en énergies et en métaux, et culturellement, par l’état de mammifère, par le système de reproduction vivipare de l’espèce humaine.
Ne considérons ici que cette deuxième limitation. Si l’on énumère les aspirations des progressistes, on s’aperçoit qu’elles viennent toutes buter contre le fait que l’homme, civilisé ou non, est un mammifère.
Un progressiste rejette la culture traditionnelle, l’humanisme classique. Il veut pouvoir inventer librement une « nouvelle culture », qui fera un homme nouveau. Il veut une éducation créatrice et non transmetteuse. Il veut que l’homme, comme esprit, domine l’homme comme être vivant, et qu’il prenne en mains l’évolution biologique au lieu de la subir. Les esprits les plus avancés et affranchis acceptent mal les mœurs traditionnelles. Ces mœurs ne sont dites « normales », que relativement au système reproducteur des mammifères. Les biologistes et les médecins brûlent d’intervenir dans la génétique humaine, de la corriger quand elle produit des maladies héréditaires, et surtout de la perfectionner à volonté, de telle sorte que l’homme soit comme dans un laboratoire dirigé par l’homme.
L’obstacle, c’est toujours la viviparité et la famille mammiférienne. L’éducation sociale et politique a beau commencer de plus en plus tôt pour mieux imprimer les idéologies progressistes, pour extirper les préjugés, les tabous irrationnels et pour développer l’esprit communautaire dans une culture toujours refaite à neuf, dans la liberté créatrice, selon les vraies aspirations futuristes de l’intelligence et non selon de vieilles habitudes périmées — elle ne peut prendre l’enfant à sa mère dès sa naissance. La mère lui parle la première, lui sourit la première, lui transmet, avec ce sourire sans malice, ses préjugés, ses tabous, ses superstitions. L’état de mammifère soude la culture à la biologie, renforce l’hérédité par un premier milieu présocial, vital encore plutôt que social, au lieu de la neutraliser. De plus, les familles nombreuses et les peuples simplets à familles nombreuses submergent rapidement, par surnatalité, les couples et les peuples libérés, émancipés, rationalisés, intellectualisés — sans même parler des couples homosexuels ou des déviants variés, qui pourtant représentent, en général, la fine fleur de l’intellectualité la plus raffinée.
Comment dominer l’évolution, la rendre conforme aux aspirations de l’esprit, tant que notre mode de reproduction éliminera les progressistes, les créatifs, les révolutionnaires, qui, eux, pensent et veulent l’avenir sans perdre leur temps à élever une famille?
Il est clair que seul le retour à l’état reptilien d’ovipare serait la solution. Alors, la culture progressiste, libérée, cesserait d’être soudée à la vie familiale, et pourrait enfin s’envoler.
Des Couveuses municipales, bien thermo-réglées, recevraient des œufs humains anonymes. Ces couveuses seraient placées près des Centres de correction génétique, eux-mêmes attenant à des Écoles de primo-conditionnement après éclosion, puis à des Écoles de conditionnement culturel orientant leurs produits sur des Centres idéologiques secondaires et supérieurs.
Le travail des généticiens, tellement incommode sur les mammifères, pourrait intervenir sur des œufs semblables à des œufs de grenouille ou de poulet faciles à traiter en laboratoire.
Il ne faut pas multiplier les difficultés en mettant la charrue avant les bœufs. Le premier pas à faire avant les manipulations génétiques et éducatives, c’est de supprimer d’abord la viviparité, en faisant grossir quelque peu les ovules féminins, en les induisant à sécréter une légère coquille protectrice. Après une ponte sans douleur et sans fioritures sentimentales, tout le reste suivrait sans difficulté.
Les œufs seraient recueillis chaque semaine, avec une petite rétribution aux « Dames pondeuses », et sans autre principe de sélection que leur fraîcheur (qui devrait être garantie par les donneuses). Les éducateurs, conditionneurs, et idéologues, pourraient se mettre au travail immédiatement après l’éclosion.
Esprit de résistance et esprit de collaboration
Tout peuple vaincu, occupé par le vainqueur, est déchiré entre l’esprit de résistance et l’esprit de collaboration. Depuis les Juifs du temps des Maccabées, « occupés » par les Grecs, les Gaulois « occupés » par les Romains, jusqu’à l’Italie, l’Autriche, les principautés allemandes occupées par les Français de la Révolution et de l’Empire, et la France de 1940 occupée par les Allemands.
Il y a toujours, dans la nation vaincue et occupée, des classes ou des couches de population portées à pactiser avec l’occupant : souvent l’aristocratie, d’avance supranationale, mais aussi les clans gagnés d’avance à l’idéologie de l’occupant. Les Athéniens antidémocrates, comme Xénophon, pactisaient avec les Spartiates, ou, comme Socrate, avec les Trente tyrans, comme Doriot avec les nazis, ou comme les jeunes communistes polonais ou allemands fraternisaient avec les communistes russes qui occupaient leur pays.
L’esprit de résistance a toujours plus d’allure et de prestige historique que l’esprit de collaboration, même s’il aboutit à des catastrophes comme la destruction de Jérusalem par Titus.
Dans l’ordre religieux et philosophique, il en est de même. Les religions prêchent en général la bonne volonté, la résignation devant la puissance souveraine, plus forte que les puissances humaines, bref, l’esprit de collaboration avec Dieu.
Mais elles ne peuvent s’empêcher de laisser voir qu’elles admirent les Résistants. Dans le Livre de Job, Job est loué en principe pour sa résignation — du moins dans le récit orthodoxe qui encadre le poème — mais le fond du poème est bien la Résistance religieuse de l’homme à Dieu, à l’Occupant tout-puissant du monde, qu’il gouverne avec arbitraire et injustice.
Et le chrétien Paul Claudel ne peut s’empêcher d’applaudir le Job résistant : « Bravo! Il s’est trouvé quelqu’un à la fin pour dire carrément son fait au Tout-Puissant! Regarde-moi, dit-il, et ne fais pas semblant de ne pas me voir. Alors, c’est comme ça que l’on se conduit avec les innocents? »
« Paix sur la Terre aux hommes de bonne volonté », chantent les chrétiens. Mais les littérateurs, même chrétiens, sont fortement chatouillés par l’envie de chanter Satan, le Grand Résistant, parce qu’il est de bon effet esthétique, certes, mais aussi en vertu de l’impression, assez noble, qu’il est mieux d’être du côté du lièvre que du côté des chiens, qu’il est plus courageux, plus digne de l’homme, d’être « anti- » plutôt que d’être « pro- ».
L’esprit de résistance aux Pouvoirs, civils et familiaux, s’étend spontanément à l’esprit de résistance aux Pouvoirs cléricaux, puis aux Pouvoirs religieux, à Dieu, à l’Ordre cosmique après l’Ordre social. « Ni Dieu ni maître. » Psychologiquement, c’est plutôt : « 1. Ni maître; 2. ni Dieu. »
Au cours d’une occupation par l’étranger, il est naturel de glorifier la mauvaise volonté, le sabotage, le « Ne soyons pas dupes de la propagande ennemie. » Par malheur, les hommes n’ont jamais su cloisonner leurs comportements et leurs attitudes. L’occupation liquidée, ils gardent les attitudes prises, de mauvaise volonté et de sabotage. Non seulement ils les gardent, mais ils les étendent à tout, et finalement, ils sont tentés de devenir des anarchistes métaphysiques.
Or, évidemment, il n’est ni lâche ni indigne d’accepter l’Ordre cosmique, de « collaborer » avec Dieu. Et d’abord, ici, le refus de collaborer n’est pas possible, ou il s’appelle « suicide ». Refuser d’entrer dans les Lois et Normes de la vie, c’est accepter de mourir.
Le Dieu d’une idéologie ou de la religion d’un envahisseur, il est normal de le maudire, puisqu’il n’est que l’Ennemi dans sa quintessence.
Mais le Dieu de la vie n’est pas un occupant, ou la police d’un occupant. Il est, pour chacun et pour chaque peuple, l’Ordre qui permet de vivre, et non l’Ordre qui réprime. Il est l’Ordre formateur, hors duquel rien ne peut subsister.
Trouver beau et bon de lutter contre ce Dieu-là, cet Ordre-là, parce qu’on a été conduit pendant quelques années à mépriser ceux qui collaboraient avec des occupants ennemis, ou qui soutenaient un gouvernement déplaisant ou odieux, c’est de la puérilité. Nous n’existons que parce que tous nos ancêtres, pendant des millions d’années, ont eu de la bonne volonté pour continuer à vivre, ont accepté de collaborer avec les lois et normes de la Vie, qui n’a pas de Police distincte, pas de « Kommandantur », mais qui n’en a pas moins de terribles exigences.
Le Royaume des cieux consiste-t-il donc à être comme un bon chien?
Mais oui. Nous ne sommes pas Dieu. Alors, que pouvons-nous d’autre? Être dans l’Univers comme dans une bio-niche ou une psycho-niche, c’est être dans une niche, en tout cas.
Car on attend toujours en vain qu’un Révolté, un Sataniste, nous conduisent quelque part, hors de toute niche, hors du monde, hors de la vie.
Surestimation de la source
Retourner aux sources, ou même (selon le vocabulaire des ecclésiastiques — ou plus exactement des « ecclésiastiques de réserve ») — « se ressourcer », cela fait bon effet. Légitimement, s’il s’agit d’écarter la broussaille des commentaires et de retrouver un message original pour le relire personnellement.
Remonter au fondateur d’une religion ou d’une grande réforme religieuse, semble spécialement de rigueur, lorsque ce fondateur est considéré comme divin ou divinement inspiré. On retrouve ses propres paroles ou du moins ses paroles selon les premiers témoins, souvent considérés comme inspirés eux aussi.
Inspirée ou non, une idée à l’état primitif, naissant, a souvent une vigueur qu’elle perd en se compliquant. Le centre d’une conscience, comme le centre de certains fruits, paraît s’affaiblir avant sa périphérie. « Qu’est-ce que je voulais dire? Qu’est-ce que je voulais faire au juste? » Ressaisir ce sens est bénéfique.
Perdus comme nous sommes dans les complications techniques de notre civilisation, nous aspirons à retrouver un centre de conscience. Que voulons-nous au juste? Mais, s’il s’agit de conscience collective, qui peut prétendre parler en son nom? La tentation est grande de dire : « Remontons à la source. »
Oui, mais où est la source? L’Évangile? La Bible? Les Grecs et les Romains? Les Barbares, Gaulois, Germains ou Slaves? Les néolithiques? Les premiers chasseurs artistes? Une culture — ou encore plus, une civilisation — est comme le bassin d’un fleuve. Où est le courant principal? Où édifier le petit monument qui marquera « la Source de la Seine », ou du Nil, ou de l’Amazone? Pas de confusion possible quand le fleuve est devenu très gros et les affluents minuscules. Mais dans le chevelu originel? Un enfant auquel on montre la source convenue de la Seine, peut s’amuser à arrêter ou à détourner le ruisselet. En construisant une petite digue de cailloux, il croit qu’il assèche le lit de la Seine à Paris.
De jeunes fanatiques, en relisant les Évangiles, peuvent aussi croire qu’ils vont changer le cours de la civilisation. Ou en relisant Marx. Au siècle dernier, la mode était plutôt d’aller prendre des inspirations sur l’Acropole. Le « retour à Socrate » a toujours aussi des adeptes, parmi les professeurs de philosophie. On peut s’amuser aussi à évoquer — pour le maudire le plus souvent — le premier homme qui a dit : « Ce coin est à moi », fondant ainsi la propriété privée. Ou celui qui a inventé le premier outil, ou la première machine.
Ces jeux puérils peuvent tourner mal quand une bande d’enfants se met à tout démolir pour tout reconstruire à partir de la « bonne source », de la « vraie source ».
Or, de toute évidence, Dieu — le vrai Dieu, le Dieu du cosmos et de la nature — n’a aucune préférence pour un Message originel qu’il aurait spécialement signé. Il agit partout et toujours. Il est toutes les sources à la fois. Il est le « sans nom », comme toutes les gouttes d’eau du bassin de la Seine ou du Nil.
Il est à la fois tous les Testaments, les Anciens et les Nouveaux. Butler s’amusait à dire que l’embarras des chrétiens entre l’Ancien et le Nouveau Testament était un bon exemple de l’imprudence de recourir à deux notaires pour faire son testament, et pour exprimer ses dernières volontés. Mais Dieu a fait une infinité de testaments — ce qui est à la fois plus et moins embarrassant.
Il n’y a pas grand-chose à tirer de pratique du Nouveau Testament. L’Ancien est plus utilisable parce qu’il contient une plus longue histoire, l’histoire de tout un peuple, et pas seulement, comme le Nouveau, d’un petit groupe d’hommes, peu pratiques, vivant dans un coin peu important d’une vaste société dont ils ne connaissaient presque rien. Il n’y a pas grand-chose à tirer de l’Évangile, de ses paraboles boiteuses : l’ouvrier de la onzième heure, le serviteur escroc et intelligent, les vierges folles et les vierges sages. Pas grand-chose à tirer de ses conseils inapplicables : « Tendez la joue gauche », « Vendez tous vos biens » (ce qui produirait un effondrement des cours), « Donnez tout aux pauvres » (ce qui produirait une flambée de consommation et un arrêt de la production par arrêt des investissements utiles), « Abandonnez votre métier pour me suivre », « Faites-vous eunuques pour le Royaume des Cieux », (ce qui produirait un effondrement démographique), « Rendez à César ce qui est à César », (comme si la monnaie appartenait à l’homme dont elle porte l’effigie, et comme si l’impôt pouvait prendre la totalité de la masse monétaire).
Les conseils de Bouddha, ou attribués à Bouddha, sont encore plus inapplicables, ou les conseils de Mahomet.
Les messages « primordiaux », réputés divins, peuvent animer un petit groupe de jeunes irresponsables. Leurs poisons, dilués, peuvent entrer dans la composition de remèdes, mais la dilution est plus nécessaire, pour le commun des mortels, que la pureté.
Le christianisme a reçu plus d’apports des Barbares, des Pères d’Orient et d’Occident, des artisans et paysans du Moyen Age, des bourgeois cultivés des âges classiques, des poètes et des artistes classiques et romantiques, que des premiers jeunes zélateurs de Galilée.
Le jugement dernier
Les gens qui confondent l’intelligence avec la créativité, et la créativité avec la production mécanique de calembredaines surréalistes, ou avec l’application mécanique à n’importe quoi d’une idéologie ou d’un vocabulaire à la mode, sont trop peu intelligents eux-mêmes pour qu’on les prenne au sérieux.
Celui que le sens commun proclame intelligent, est plutôt l’homme qui a du jugement, qui juge correctement — et utilement — de sa propre situation et de celle des autres, et qui est par suite de bon conseil. Ce jugement est toujours relatif, et il n’est pas essentiellement moral. Ou il n’est moral qu’indirectement. Un homme qui sait se mettre à sa vraie place parmi les autres, et qui connaît ses limites, ne risque pas d’être stupidement orgueilleux ou ambitieux.
Ce jugement-là n’est jamais un jugement dernier. Il est toujours pratique, toujours inséré dans la trame des circonstances.
Mais les religieux et les idéologues ont tous la manie des jugements derniers. Et ils attribuent cette manie à Dieu ou à leur Dieu-Idéologie. Dans le catholicisme, autrefois, on avait la hantise de la « bonne mort ». Les Grands avaient toujours un confesseur sous la main pour leur donner l’absolution au dernier moment. La dernière seconde de conscience était censée avoir une vertu miraculeuse.
Les idéologues croient aussi, à leur manière, à la vertu du jugement final pour distinguer les bons et les mauvais, les purs restés dans la ligne, et les traîtres. Les historiens idéologues aussi. Le jugement final ne se place plus, comme la dernière confession catholique, au moment du dernier soupir de l’intéressé. Il est prononcé par le Tribunal de l’Histoire. A quel moment? Au moment où la cause chère à l’historien obtient un triomphe qu’il peut estimer définitif, et où l’adversaire exécré peut être considéré comme définitivement vaincu. Mais aucun historien sensé ne peut croire une seconde qu’un moment de ce genre puisse jamais arriver. La cause perdue peut toujours revenir sous d’autres formes et triompher de ses triomphateurs; les traîtres, vaincus, pendus ou fusillés redevenir des martyrs vénérés — en attendant une nouvelle péripétie.
Il n’y a pas plus de Jugement dernier en histoire que de Jugement dernier dans la Vallée de Josaphat, avec trompettes pour réveiller les morts, et pour donner le signal de la damnation ou de la glorification définitive. L’Enfer de Dante nous laisse froids, quant à l’indignité de ses damnés, et son Paradis de même quant à la Gloire de ses élus.
Le seul Jugement dernier d’un poète réellement intelligent, Swift, est une récusation du Jugement.
Tremblant de peur, de honte, d’angoisse,
Le Monde se tient devant le Trône de Dieu.
Aux pécheurs blêmes, tête basse, Dieu parle :
« Vous, histrions de toutes les sectes
Qui venez voir damner le voisin
(C’est ce qu’on vous disait, mais ni vous
Ni personne ne connaissiez mes plans.)
La farce humaine est bien finie…
Moi, prendre la peine de vous damner?
Quelle histoire! Allez vous faire pendre! »
Vers un avènement de l’esprit?
Selon les souvenirs de l’école primaire, déjà en écho de vieilles idées grecques et médiévales, les réalités du monde se disposent par couches et par étapes : les minéraux, les végétaux, les animaux, l’homme. Les minéraux s’accroissent, les végétaux vivent, les animaux vivent et sentent, les hommes vivent, sentent, et pensent. Comment ne pas se demander : « Et après? Et au-delà? C’est tout? »
La pensée religieuse chrétienne, quand elle n’était pas bridée par des clercs qui prétendaient représenter la « couche supérieure », et ne tenaient nullement à être « coiffés » par un quatrième ou cinquième règne — pas plus qu’une Nme Dynastie ou une Nme République ne souhaite voir arriver une N + 1me — la pensée religieuse, spontanément, aspirait à un Nouveau Règne, à un Cinquième Évangile, à une Parousie, où les puissances actuelles des nations, et même de l’Église, seraient dominées et dépassées. Elle attendait une transfiguration : « Que ton règne arrive! »
Les Hindous contemporains, ou plutôt quelques Hindous dans leur Ashram, moins hantés par l’histoire, restent plus près de la théorie des « couches », des « étages » cosmiques. Ils prennent le mot « règne », non dans le sens politique-historique, mais dans le sens où l’on parle de « règne minéral », « végétal », etc. L’école dite de Pondichéry annonce, pour une date indéterminée, l’avènement du règne de l’Esprit, d’une surhumanité spirituelle avec une nouvelle conscience, avec une spiritualité plus pure et plus haute.
Une sorte de distillation de pure spiritualité produirait finalement une atmosphère de vapeur lumineuse, dans laquelle des hommes nouveaux flotteraient comme des anges. Mais, l’expérience le montre, une spiritualité trop distillée, ou alambiquée, se corrompt vite, ou s’évanouit dans le rien. Détachée de la vie, la spiritualité n’est qu’un mot. L’homme peut dire : « Je sens (ceci ou cela), je pense, ou je fais (ceci ou cela), j’aime ou je déteste (ceci ou cela). » Il ne peut dire : « Je spiritualise », comme un végétal pourrait dire : « Je végète. » Toute mystique est menacée de mystification. Un peuple de mystiques, de « spirituels », serait vite éliminé par des peuples qui auraient les pieds sur terre.
Bien plus, c’est la théorie des étages et des couches qui est fausse et ne repose que sur une apparence. L’univers est plutôt semblable à une gerbe de lignées individuelles qui remontent toutes au commencement d’un monde qui, dès le commencement, était à la fois matériel et conscient. Quelques-unes des lignées ont tellement organisé et enrichi leur domaine qu’elles sont devenues des vivants au sens ordinaire du mot, puis des hommes. Les surhommes, s’ils arrivent, seront encore aussi des vivants, avec toutes les servitudes pathétiques de la vie organisée. Ils ne seront pas de purs esprits.
Il n’y aura pas d’Avènement de l’Esprit.
Y a-t-il un instinct de mort social?
Il y a de vieux arbres, il n’y a pas de vieilles forêts. Il y a de vieilles espèces, l’huître, la libellule, le prêle, qui ont souvent tout autant de vitalité que les espèces plus récentes. Il n’y a pas de vieilles faunes, mais seulement des faunes désadaptées à un milieu, qui a changé.
Les vieux peuples sont souvent les plus vivaces. Attachés à leurs traditions, qui leur donnent un complexe de supériorité, ils rejettent les idéologies étrangères, considérées d’office comme de valeur inférieure. Un complexe de supériorité religieuse paraît être la première condition d’un fort instinct de vie et de survie, pour un peuple comme pour un individu. Il peut être dangereux, accidentellement, si le peuple ainsi doué est conduit à des révoltes désespérées contre d’autres peuples momentanément plus puissants, ou contre un milieu qui devient impossible, et auquel il se cramponne. Ainsi, les Juifs se révoltant contre les Grecs, puis contre les Romains, ou les Arméniens contre les Turcs et contre les Russes.
Mais ce complexe de supériorité est-il principe de vitalité, ou est-il l’effet d’une vitalité particulièrement forte?
La « vitalité » n’est pas une notion utilisable par les historiens ou les sociologues — qui ont d’ailleurs peut-être trop tendance à croire que ce qui n’est pas utilisable par leur science est donc inexistant. Une natalité plus ou moins forte, quantitative, peut varier si rapidement qu’il est peu vraisemblable qu’elle dépende d’un instinct de vie ou d’un instinct de mort du peuple concerné.
La vitalité d’un peuple n’est pas tant liée à sa biologie qu’à sa culture. A sa culture au sens propre, c’est-à-dire à l’ensemble de ses mœurs et comportements. Plus exactement, à une certaine phase de sa culture. Plus précisément encore, à une certaine phase de la culture dans une couche importante de la population.
Au XVIIIe siècle, en Angleterre, en Allemagne, l’aristocratie était corrompue par l’imitation de la France et par le pseudo-rationalisme des Lumières. Mais la bourgeoisie montante et le peuple étaient pleins d’une vitalité qui se traduisait par une natalité forte, une forte discipline familiale, des croyances religieuses piétistes, un fort attachement à leur pays, à sa vie économique et politique bien enracinée.
C’est la phase que l’on peut appeler « phase des grandes mœurs », celle de la Grèce du VIe siècle avant notre ère, ou de la Rome des débuts de la République. Et ce n’est pas là une illusion, une idéalisation naïve du passé, car on assiste, de temps en temps, à ces « phases de grandes mœurs » chez des peuples régénérés soit par une idée, soit par des circonstances qui relancent sa foi en lui-même. Les premiers Israéliens, comme les colons puritains de la Nouvelle Angleterre, ont retrouvé « les grandes mœurs ».
Alors, l’instinct de vie collectif est à son zénith. Et il est bien manifeste qu’il ne se confond pas avec l’instinct de vie selon Freud, encore moins avec l’instinct de vie libidineux et érotique de Reich et de Marcuse. Un peuple en pleine vitalité ne recherche pas le plaisir ou la jouissance. Il est rigoureux pour lui-même et pour les autres, intolérant, fier de ses performances et de sa vertu, fier de sa manière de vivre, imperméable aux modes imitées des autres peuples, qu’il méprise, et qu’il ne craint que comme contaminateurs.
C’est au contraire le retour de l’Éros qui ramène Thanatos, frères jumeaux et non frères ennemis. Alors, le peuple, loin de s’épanouir dans une vitalité libidineuse, selon les élucubrations vraiment stupides de W. Reich, entre en décadence vitale, perd sa bonne conscience, sa foi en lui-même, son sentiment de supériorité, perd ses membranes protectrices, devient une passoire pour tous les « antigènes », accueille tout ce qui l’amuse momentanément, comme Rome accueillait les « Graeculi », les chanteurs, les magiciens, les prophètes, les montreurs d’ours ou les montreurs de marionnettes.
Aucun peuple n’a réussi, jusqu’aujourd’hui, à stabiliser la phase des grandes mœurs. Quand un peuple ne succombe pas à l’agression d’un peuple momentanément plus fort ou à des cataclysmes naturels, il succombe à la prospérité, à la facilité, à l’action des « libertaires », ou des pseudo-« libérateurs ».
Le prêtre d’Égypte mourant
En 1917, enfant, j’ai vu mourir un vieux parent qui avait fait la guerre de 1870. Il gémissait, non de mourir, disait-il, mais de mourir sans savoir comment la guerre (de 1914) finirait. Dans une caricature de l’été 1918, un passant, devant un enterrement, et en face du mort, se disait : « Il n’était vraiment pas curieux! » Montcalm blessé mortellement en défendant Québec désespérément contre les Anglais, disait : « Je meurs content. Je ne verrai pas les Anglais dans Québec. » Robespierre, à l’Assemblée sur sa charrette, voyant se profiler la guillotine : « Les brigands triomphent! »
Les hommes qui meurent avec, dans la dernière lueur de leur conscience, un point d’interrogation ou un point d’exclamation indigné ou satisfait sur les événements historiques en cours, sont bien naïfs. On peut pardonner à Hegel et consorts — tout en les trouvant bien simplets — quand ils prétendent découvrir une Raison, dialectique ou non, derrière les événements historiques. Cela, comme disait Cournot, peut du moins produire des battements de mains autour d’une chaire professorale.
Mais y croire sur son lit de mort! Un patriote, un fanatique d’une idéologie, est respectable quand il murmure, en mourant : « France! » ou « Napoléon! », ou « Mein Führer! » ou « Staline! » Il est respectable, mais il est idiot. Il mérite, comme le dit Arthur Koestler, à la fin de son Le Zéro et l’Infini, un « haussement d’épaule de l’éternité ».
Que l’âme d’un mourant soit remplie de l’image et de la présence, réelle ou imaginaire, d’un être aimé, c’est tout différent. Un être n’est pas, comme un événement, opposable à l’éternité. Un être réel, vivant, est dans l’éternité, et justement par ce qu’il a de plus individuel, de plus unique, et de non engagé dans les événements.
Si Eva Braun meurt en soupirant : « Mein Adolf! », elle est respectable. Et elle n’est pas idiote à la manière du jeune soldat nazi qui meurt en soupirant : « Mein Führer! » ou « Le grand Reich! »
Revenons au mourant, obsédé par le cours de l’événement. Je propose comme remède à cette folie une histoire qui pourrait très bien être vraie. Je m’en sers en tout cas pour mon compte, lorsque j’ai besoin de m’encourager à la sagesse.
A Thèbes, en Égypte ancienne vers l’an –1295, un très vieux prêtre d’Amon se mourait. Tout jeune, encore enfant, il avait vu son père, prêtre honoré d’Amon, réduit à la misère par la révolution d’Ikhnaton. Aton, le Disque solaire, l’emportait sur Amon, le Soleil même. Thèbes se vidait au profit d’une nouvelle Cité du Disque.
Que de désordres! Puis, la restauration était venue, malgré la « bande » de l’infâme Nefertiti : « Et voilà maintenant que le jeune Ramsès va s’installer, dit-on, encore plus loin dans le Nord! Vers le delta! O Thèbes! O Amon! Faut-il donc mourir sans voir ton triomphe, pourtant inévitable! » Puis, dans une dernière lueur de conscience, il vit les monuments de Thèbes restaurés et Amon définitivement vainqueur. Dans un ultime effort de pensée, encore plus profond, il songea : « Ainsi, l’étoile Sirius verra indéfiniment, dans les années sans nombre, le culte sacré aller le long du Nil, puis revenir, puis repartir, puis revenir encore. Amon, Aton, se succéderont indéfiniment! »
Mais des perspectives aussi vastes excèdent les forces humaines. Après cet effort, il mourut.