(Revue Itinérance. No 2. Novembre 1986)
Dans cet article visionnaire, Michel Cassé, astrophysicien, écrivain et poète, nous parle du gigantesque affrontement stellaire dont nous sommes issus et quelles sont les forces en présence autour de la poussière-terre.
La géométrie n’est pas première, c’est là son moindre défaut. De puissantes mythologies rivales s’affrontent en deçà de (ou par-delà ?) l’éclatement de l’UN en multitude, d’où procède l’écartèlement et le cri de naissance qui le ponctue : Big-bang ! (Banzaï ! l’espace s’ouvre, les lois sortent toutes armées de ses flancs.)
L’univers explose à la connaissance.
Avant tous les siècles, une fois pour toutes et tout en une fois il jaillit du non-où.
Le big-bang peut être conçu comme une transition de la phase prégéométrique purement indicible à la phase géométrique intelligible avec une libération titanesque d’énergie, chaleur latente, décharge, basculement, explosion du destin…
Il y a charge temporelle explosive.
L’explosion rationnelle engendre le temps, l’espace et l’énergie, mais à travers le sentiment mystique de l’unité, pour la confusion des générations futures, s’édifie un être étrange, semi-physique, semi-mental, changeant et éventuellement palpitant, et qui décrit non plus le plus vaste des objets possibles, mais la connaissance que nous pouvons en acquérir (à l’instar de la fonction d’onde de la mécanique quantique qui ne traite plus de la particule mais de ce que nous en savons).
L’univers n’est plus saisi sur le modèle de la chose, mais il est transpercé par l’intuition supérieure d’un ordre à retrouver.
L’univers n’est plus que l’idée qu’il est parvenu à donner de lui-même, en l’occurrence une parole du cosmos : cosmologos.
Le temps s’écoule, l’espace se dilate et l’énergie se matérialise. Le temps est né avec le monde, certes Augustin, mais le monde est-il né ? Et quel est ce temps où il n’y a personne ? Cet instant mirobolant dans un temps qui n’existe pas encore, où toute distance est abolie ?
L’invention du poète relève de la capacité à structurer le temps, lutter contre le néant. « C’est parce que le poète fait surgir, par l’acte temporel de parole, des êtres, qui, avant son travail créateur, n’existaient pas et dont la présence verbale résiste à tout effort d’analyse intellectualiste, qu’il se trouve conduit à poser avec prédominance des problèmes de style ontologique, quand il réfléchit à sa création. » (Jacques Garelli, Le Temps des signes.) Que la lumière soit ! Mais la mécanique quantique, en révélant l’aspect ondulatoire-délocalisé, fluctuant, périodique, défilant des éléments de matière et l’aspect substantiel (manifestation d’énergie et de quantité de mouvement) de la lumière, abolit la frontière langagière entre la matière et la lumière.
Jusqu’ici nous avions considéré l’onde lumineuse et son contraire, la particule matérielle, comme des puissances figuratives jaillissant de la nature même et par lesquelles le mystère qui dort dans la matière/lumière s’assouvit d’abord, d’une manière toutefois un peu fruste sous la contrainte du pacte quantique, il nous fait maintenant accueillir au cœur du verbe vivant la puissance formelle de l’onde-particule.
L’univers gémit de se voir morcelé en individus, et les notions sont devenues si fluides que de nouveaux Protée revêtent sous nos yeux successivement chacun de ces aspects. Et la nature, ô Heisenberg, se dilue dans la clarté des symboles mathématiques.
Le vague des conceptions fondamentales nous laisse fluctuants. Libres de toute image.
La genèse quantifiée prend alors la figure suivante : « SOIT » et IL fut. Il y a genèse et il y a faute ; le vide, porteur de toutes les naissances, sème d’un même mouvement les particules et leur double, semblable, antagoniste et mortel. Les particules et anti-particules pleuvent de ses mains divines. Mais à peine nées, voilà qu’elles s’assassinent et retournent à la lumière : croyant détruire leur double, elles se sont vouées elles-mêmes à la mort. Seule une infime partie des êtres physiques originels survivront à l’holocauste cosmique : un sur un milliard. Les autres sont dans la lumière invisible qui nous parvient encore aujourd’hui des tréfonds de l’espace, si douce qu’on pourrait l’entendre, je veux dire le rayonnement cosmologique fossile capté par les radiotélescopes.
« Comme la fin de l’Espagne et le commencement de l’Inde ne sont pas éloignés, il est évident que cette mer est navigable et peut être franchie en quelques jours de bon vent. » (Jacques Heers, Christophe Colomb.) Astronome, ô vieux passeur du ciel, le voyageur demande à repasser le Styx et monter au berceau.
La matière pensante désire se pencher sur son passé de lumière.
À ces fins l’esprit de l’observateur s’infiltre dans la jeunesse turbulente de l’univers, jusqu’aux jours orageux de son enfance. Le cosmologiste croit pouvoir se mirer dans le fond lumineux des temps. Mais au-delà d’un certain horizon la cosmologie devient brumeuse, comme ces images qui se forment dans l’arrière-fond de l’inconscient.
Et les caravelles théoriques finiront par se perdre dans le brouillard quantique des prétendus commencements.
Le temps s’écoule donc, et l’espace de se dilater et l’univers de se rafraîchir.
L’état actuel découle, dit-on, de l’état originel, par conséquent notre propre existence impose un effet de sélection sévère sur les types d’univers que nous pouvons imaginer et par-dessus tout, sur celui dans lequel nous parlons. Le fait d’observation requiert l’existence d’une communauté d’observateurs conscients, laquelle est une condition nécessaire pour amener l’univers à être uni.
Vers quoi ? Vers le début du chemin, si bien que le passé est créé en tant que phénomène. Le principe cosmologique élève l’observateur-acteur à être lui-même nécessaire à la cosmologie.
Le meilleur des mondes possibles n’est-il pas nécessairement celui qui pense ?
Qui joue avec qui ?
L’astrophysique abolit enfin les limites terrestres de nos aspirations et le laboratoire n’a définitivement plus de parois.
Le réel est trop délicat pour porter même sa peau, sa vague apparence de réalité. La réalité a fui à travers le filet qui prétendait la saisir.
Toute expérience constitue un acte de projection qui constitue l’expérience elle-même. Les objets ne sont pas en eux-mêmes discontinus, la discontinuité n’apparaît qu’une fois commis l’acte de mesure.
L’étoile elle-même, si belle et si flagrante qu’on la confondrait de bon cœur avec l’éternité, et dont on dit qu’elle existe même si on ne la regarde pas, l’étoile s’anéantit dans la violence de son œuvre.
L’étoile se dématérialise.
Sa bouche sérieuse et calme nous dit doucement la lumière quand bien même son cœur est en flamme. Ce cœur est le lieu où se célèbrent les mariages nucléaires, et où la matière se fait lumière. Et l’énergie libérée s’envole, se délocalise.
Nostalgie de la liberté-lumière ?
Un jour, ou plutôt une nuit, le cœur de cendre comblé cessera de briller et s’effondrera en lui-même.
Ainsi s’éteint la genèse.
Aujourd’hui le regard franchit les frontières du visible et l’univers apparaît jusqu’à l’horizon de la lumière pure.
La vision est transcendée.
L’astronomie s’est dotée d’antennes géantes et d’yeux satellisés, l’insecte planétaire se tourne tout entier vers le ciel de son enfance. Et le ciel apparaît tempétueux, gros d’étoiles à naître et qui exploseront à l’achèvement de leur lumière.
Chaque objet astronomique a son œil, et chaque œil son objet. À la lune, la lunette : par le seul mouvement d’y regarder de plus près je change mes idées, c’est ainsi qu’observant la lune au bout de sa lunette, Galilée y vit des montagnes. Aussitôt volèrent en éclats les sphères idéales.
Aux supernovæ les télescopes de la violence, X et gamma. Au nuage accouchant d’une lignée d’étoiles, l’œil infra-rouge de la tendresse.
L’astrophile coureur de ciel, chineur de la pleine lune, dénicheur d’étoiles, erre ainsi d’un objet céleste à un autre, au gré de ses états d’âmes et de ses inclinations, ou plus prosaïquement des circonstances (comme par exemple le lancement d’un nouveau satellite doté d’un détecteur sensible à un registre de rayonnement inexploré) qui donnent – à l’ego de cet artiste l’occasion de briller, à l’imitation de son modèle stellaire.
Ainsi procède la révélation, par bouffées de moi et bouffées de non-moi (ou prétendu tel).
La puissance révélatrice de l’astronomie nouvelle, et singulièrement de l’astronomie de l’extrême, réside dans sa capacité à ouvrir l’entendement aux phénomènes les plus puissants et les plus violents – et donc épuisants – de l’univers.
Non plus violence des commencements (le silence se fait sur les origines, ce dont on ne peut parler nous finirons par le taire, Einstein conduit à Wittgenstein), mais sur les apothéoses finales et les cadavres stellaires encore chauds.
Violence régénératrice : née par la magie verbale d’une gigantesque explosion (verbe d’ailleurs sans mensonge, mais simplement naïf), la matière est brassée, déchirée, divisée, broyée, éjectée, recondensée, calcinée, encore et toujours (toujours ?) par les monstres stellaires. Et cette mastication l’enrichit des sucs stellaires.
L’étoile donne du goût à sa lumière. Celui qui goûte connaît.
Supernova, pulsars, trous noirs (dans la connaissance ?), quasars et noyaux de galaxies en furie dominent maintenant la pensée astronomique contemporaine, et le bestiaire cosmique s’enrichit de nuit en nuit (de jour en jour aussi, car noire n’est pas la nuit de l’invisible).
Il n’est pas de science qui demande aujourd’hui de mise au point plus fréquente.
Le ciel soumet son propre verbe-lumière à un rythme transcendant.
Michel Cassé