Martin Ratte
Se foutre de soi

Donc, puisqu’on se préoccupe de soi en s’identifiant à ceci ou à cela, on se fout de soi à la condition de s’identifier à rien. Que se passe-t-il si je ne m’identifie à rien ? Puisque j’acquiers un semblant de réalité en m’identifiant, ne plus s’identifier à quoi que ce soit revient à perdre tout contenu ou à se réduire à n’être rien du tout. Il s’ensuit que se foutre de soi revient à voir que l’on n’est rien, sinon de simples images, celle du moi, et donc, finalement, à n’être qu’un grand vide.

Que va-t-il m’arriver ? Est-ce qu’elle m’aime ? Ai-je l’air bizarre en faisant cela ? Suis-je aussi bon que Marc ? Suis-je une personne suffisamment bienveillante ? Vous avez sûrement remarqué ce qui est commun à ces questions. Toutes expriment une préoccupation pour soi. On se préoccupe toujours de soi. Observez ce qui vous passe par la tête d’instant en instant, et cette évidence ne peut que vous sauter aux yeux. Dans cet article, j’aimerais vous parler de l’attitude contraire à la préoccupation de soi. Je souhaite vous parler de l’attitude consistant à se foutre de soi. Une telle attitude est porteuse des plus grandes choses. J’espère vous en convaincre en cours de route. Dans la première partie du texte, je définis ce que cela signifie que de se ficher de soi. On verra que se balancer de soi implique de voir que l’on n’est rien. Dans la seconde partie, on tire une implication majeure d’une vie où l’on ne se préoccupe pas de soi : une telle vie est une vie complète, vécue dans son intégralité. Dans la troisième et dernière partie, je m’interroge sur la possibilité de se foutre de soi.

Se foutre de soi

Pour comprendre ce que cela signifie que de se foutre de soi, analysons l’attitude inverse : se préoccuper de soi.

Qui sommes-nous ? J’estime qu’on n’est rien du tout — si ce n’est une simple idée, l’idée du moi. Que fait-on face à ce vide ? On ne veut pas le voir, il est insécurisant — être rien fait peur ! C’est ainsi qu’on s’identifie à des choses, à des idées, à des attitudes, à des rôles sociaux, etc. En m’identifiant à Krishnamurti, je ne suis plus rien du tout, je suis quelqu’un, un « krishnamurtien » ; en m’identifiant au Québec, je suis un québécois. Nos actes d’identification ne portent pas seulement sur des nationalités ou des idéologies. On s’identifie aussi à son corps, à ses sensations, au bonheur, etc. Tout cela nous fait exister — donne un semblant d’existence à notre moi. Mais si je me préoccupe de moi, je vais essayer d’exister de manière toujours plus forte. Par conséquent, on se préoccupe de soi en s’identifiant à des « choses », à des idées, à des rôles sociaux, etc.

Donc, puisqu’on se préoccupe de soi en s’identifiant à ceci ou à cela, on se fout de soi à la condition de s’identifier à rien. Que se passe-t-il si je ne m’identifie à rien ? Puisque j’acquiers un semblant de réalité en m’identifiant, ne plus s’identifier à quoi que ce soit revient à perdre tout contenu ou à se réduire à n’être rien du tout. Il s’ensuit que se foutre de soi revient à voir que l’on n’est rien, sinon de simples images, celle du moi, et donc, finalement, à n’être qu’un grand vide.

Une vie complète

L’identification (ou se préoccuper de soi) crée de la dualité. Pour le comprendre, considérez l’exemple suivant. Supposons que votre copine vous dise : « Je ne t’aime plus, je te quitte ». Vous ressentirez certainement une émotion de tristesse à ces paroles. Mais si vous êtes comme moi, vous vous êtes sûrement identifié à la joie. Or, on s’oppose à ce qui va à l’encontre de ce à quoi on s’identifie. Donc, à partir de cette joie à laquelle je me suis identifié, je m’opposerai à ma peine. Je m’opposerai aussi à la décision de ma copine, car elle est la cause de cette tristesse. S’opposer, être dans le conflit, c’est ce que j’appelle adopter une attitude duelle.

Qu’est-ce alors qu’une attitude non duelle ? C’est évidemment une attitude où je ne m’oppose pas à ma tristesse et aux paroles de Julie. Or, se foutre de soi permet justement de ne pas s’opposer à soi. Se foutre de soi suppose de ne pas s’identifier à la joie, à l’argent, à Julie, etc. ; et sans identification à la joie, je ne m’oppose précisément plus à ma tristesse et au départ de Julie.

Ainsi, se foutre de soi implique l’adoption d’une manière non duelle de vivre. Une telle vie est complètement vécue. D’abord, une vie est complètement vécue si on ne la rejette pas. Or, en se foutant de soi (ou en vivant de manière non duelle), on ne s’oppose pas à sa vie, ce qui revient à dire qu’on ne la rejette pas.

Vous me direz sûrement que le mauvais côté d’une vie complètement vécue est que je m’y laisse souffrir, en ne m’attaquant pas à ma tristesse et au départ de ma copine. À cela, je réponds que ma tristesse, si je la vois de manière non duelle, sans opposition, n’est pas souffrante. La souffrance naît de la dualité : on doit s’opposer à son vécu, le rejeter, pour en souffrir. Ainsi, dans cette absence d’opposition ou de dualité, ma tristesse, plutôt que d’être le signe que ma vie cloche, s’intègre dans le grand courant de la vie. Je comprendrai aussi le départ de ma copine comme une partie du flux naturel de l’existence. Je rejette en effet ce départ uniquement si je m’oppose à ma tristesse.

Vous n’êtes pas encore complètement satisfait de ce que je viens de dire ? Permettez-moi alors de vous présenter une autre raison pour appuyer l’idée que se foutre de soi nous permet de vivre complètement.

D’abord, se ficher de soi implique que l’on se laisse être, c’est-à-dire que l’on ne fasse pas un geste et qu’on laisse les choses se produire. Mais n’est-ce pas en se laissant être que l’on vit complètement ? J’en ai bien l’impression.

Nous venons de conclure que se laisser être permettait de vivre notre vie complètement. Cette conclusion pourrait vous sembler erronée. Vous pourriez me dire que vivre complètement sa vie implique d’en être un acteur et non pas simplement de la laisser être. Cette objection est pertinente. Donc, dans le portrait qui vient d’être dressé, l’action a-t-elle sa place ? Oui, absolument. Cette action se distingue cependant de l’action que nous connaissons tous. L’action, celle qui est habituelle, se base sur ce que l’on désire et auquel on s’identifie. Cette identification nous fait voir le monde de manière fragmentée — tout ce qui n’entre pas dans cette identification est autre, à rejeter. Une perception fragmentée ne peut que produire une action partielle et limitée. L’action habituelle est donc partielle. Il n’en va pas de même pour l’action que l’on pose après s’être foutu de soi. En me foutant de moi, je vois le monde et ma vie de manière complète — pas de manière fragmentée. Donc, mon action sera complète, en parfaite harmonie avec la vie. Pour conclure, comme nous venons de le faire, une vision complète, non fragmentée, du monde doit suggérer d’elle-même l’action à poser. Krishnamurti parle en effet en ce sens : pour lui, la perception complète appelle l’action complète. Il est intéressant de souligner ici que le psychologue James J. Gibson a défendu une thèse proche de celle de Krishnamurti, en disant que notre perception du monde suggérait d’elle-même l’action à poser dans ce monde ; que nous n’avions pas besoin de réfléchir pour agir adéquatement !

Un appel à l’immobilité

À mon avis, deux voies permettent de se foutre de soi. Dans la première, la seule que je connaisse, et probablement la moins « glorieuse » des deux, il s’agit de reconnaître son ignorance et son incapacité à s’en sortir. En réalisant son ignorance, en se disant « Je ne sais pas comment m’en sortir », on cesse toute activité mentale — on devient immobile intérieurement. Cette immobilité fait que l’on se fout de soi. J’aimerais vous le montrer.

Mais d’abord, montrons que se foutre de soi est impossible si on pose un geste, une action mentale. Un objectif, un but, est quelque chose auquel on s’identifie. Or, s’identifier s’oppose à l’attitude consistant à se foutre de soi. Donc, caresser un objectif nous empêche de nous foutre de nous-mêmes. Mais toute action suppose un objectif. Voilà pourquoi on ne peut pas se foutre de soi si l’on pose une action mentale.

Ainsi, on ne se fout jamais de soi en posant une action ou un geste mental. Certes, mais rester immobile, ne poser aucun geste implique-t-elle vraiment que l’on puisse se foutre de soi ? Absolument ! Ne rien faire, c’est évidemment ne pas réagir à sa préoccupation pour soi. Or, ne pas réagir à sa préoccupation pour soi, c’est ne pas la prolonger, c’est y mettre un terme. Explication : cette préoccupation pour soi se prolonge à travers des pensées ; or, si je ne réagis pas à quelque chose — si je suis immobile ! —, je n’y pense plus ; par conséquent, en restant immobile, je prends conscience de ma préoccupation pour moi, je la laisse mourir, puisqu’aucune pensée ne la prolonge, et celle-ci étant « morte », je me fous de moi.

Ainsi, il suffit d’être immobile pour se foutre de soi. Certes, mais « comment » cette immobilité est-elle réalisable ? L’obstacle le plus évident est celui d’essayer d’être immobile. Si j’essaie d’être immobile, je me donne un objectif — celui d’être immobile — et je pose un geste mental pour atteindre cette immobilité. Donc, ce genre d’immobilité est en fait une action mentale. Par conséquent, en ce qui nous concerne, l’immobilité impulsée par le mental est à exclure. Que signifie alors une immobilité non mentale, une immobilité qui n’est pas orientée par un objectif ? Cette immobilité est possible si on en vient à voir qu’on ne sait pas du tout comment s’en sortir. En me disant « Je ne sais pas », j’interromps le mental, car le mental fonctionne à partir de nos savoirs et de nos mémoires. Cette interruption du mental correspond évidemment à une immobilité non mentale. C’est par cette immobilité qu’on ne pense plus et qu’on laisse mourir sa préoccupation pour soi. Se foutre de soi devient alors réalité.

La voie discutée à l’instant est plutôt commune. Vous l’avez peut-être déjà vécu à l’occasion d’une très grande difficulté dans votre vie, où, après avoir tout essayé, vous vous êtes dit « Je ne sais pas comment m’en sortir ». À ce moment, votre drame vous est apparu sous un jour complètement différent. Parce que vous avez cessé de vous y opposer, vous avez vu votre petite vie au sein du courant de la grande vie, et tout a changé pour vous. Vous avez complètement transcendé votre difficulté. Donc, manifestement, cette première voie n’est pas exceptionnelle. Aussi, sachez que cette première voie, celle du « Je ne sais pas », peut être réalisée dans tous les moments difficiles de votre vie, les petits comme les grands. Même un petit inconfort le matin, une petite crainte au bureau, et pas nécessairement un grand drame, peut être l’occasion de cette première voie.

Avant d’en finir avec cette première voie, j’aimerais préciser qu’elle ne s’insère dans aucune méthode. Une méthode suppose un objectif, ce qui fait qu’on se préoccupe de soi lorsqu’on utilise une méthode. Ce n’est certainement pas en se préoccupant de soi que l’on parvient à se foutre de soi.

La seconde voie est à mes yeux la voie « royale ». Seuls quelques très rares individus l’ont réalisée. Elle consiste à se connaître au plus profond de soi-même. Alors que, dans la première voie, il s’agissait de réaliser notre ignorance, dans la seconde voie, il s’agit de se connaître complètement. Je n’ai jamais parcouru ce chemin. J’essaierai néanmoins de vous en parler.

Cette seconde voie consiste à saisir toute la structure du mental et le moi au centre de cette structure. Le moi se construit dans l’identification. Il s’agit donc de comprendre ce moi et son processus d’identification. Dans cette compréhension, on constate que le moi et toutes ses identifications sont faux : en vérité, nous ne sommes presque rien et tout ce que l’on se donne comme attribut est un nuage de fumée motivé par la peur de n’être rien du tout. Il s’agit aussi de voir que ces identifications sont source de division et donc de violence, de sorte que le moi, en plus d’être faux, est quelque chose de dangereux. En voyant cette fausseté et ce danger, l’esprit rejette le moi et ses processus d’identification. On se fout alors de soi.

Cette voie va plus loin que la première, car dans la première, le moi meurt temporairement, alors que nous nous disons « Je ne sais pas », mais la structure du moi et tout son processus d’identification, parce que nous n’avons pas vu leur fausseté et leur dangerosité, ne sont pas complètement disparus. Ils réapparaissent dans d’autres aspects de nos vies. Ainsi, la première voie ne constitue pas une libération complète ; la seconde voie, oui, car, en comprenant que le moi et son processus d’identification sont faux et dangereux, ils sont complètement écartés par l’esprit. Il n’y a plus de retour en arrière.

Vous me direz peut-être que, en me lisant, vous trouvez que j’ai l’air de très bien comprendre la nature de ce moi et de ses processus d’identification. À cela, je réponds que non, je ne les connais pas plus que vous. Je comprends tout cela à travers des mémorisations, des spéculations et des hypothèses, à la suite de nombreuses heures à lire et à écouter des sages. Ce n’est pas de cette compréhension de seconde main dont il est question dans la seconde voie. Cette compréhension n’est pas fondée sur des connaissances et des hypothèses. Elle consiste en une vision directe, sans idées et pensées qui s’interposent. C’est ce que Krishnamurti appelle un insight ou une vision pénétrante. Cette vision, en constatant que quelque chose est faux et dangereux, est si profonde et foudroyante qu’elle écarte complètement cette fausseté et ce danger. Comme je vous le disais, par ce genre de perception, il n’y a pas de retour en arrière.

Conclusion

On se préoccupe de soi en s’identifiant à des choses, à des idées, à des rôles, etc., car ces identifications nous font exister toujours plus fort. Se ficher de soi, c’est donc cesser de s’identifier. Qu’arrive-t-il alors ? On se rend compte qu’on n’est rien, sinon de simples pensées, des images. Se foutre de soi, et donc se sentir rien du tout est immense, car on ne s’oppose plus alors à ce qui est vécu. On s’oppose à ce que l’on vit à partir de ce à quoi on s’est identifié, mais maintenant, en se foutant de soi, on ne s’identifie plus à rien — on est du vide ! En ne s’opposant plus à ses vécus, on accueille la totalité de notre vie. On vit complètement. De toute évidence, comme je le disais, se foutre de soi est grand – vivre complètement sa vie est merveilleux ! À ma connaissance, deux voies rendent possible ce genre de vie. La première consiste à se rendre compte que l’on ignore comment se sortir d’impasse. Dans cette ignorance, le mental s’interrompt, et, sans mental, il n’y a plus de pensées pour prolonger notre préoccupation pour soi. C’est alors que l’on se fout de soi. La seconde voie est celle de la connaissance de soi. En se comprenant directement, au sens où Krishnamurti parlait d’un insight, on voit que le moi et son processus d’identification sont faux et dangereux. Devant cette vision directe de leur fausseté et de leur danger, l’esprit les écarte pour de bon. C’est alors qu’on se fout de soi. Il n’y a pas de méthode pour parcourir la première voie, celle du « Je ne sais pas », car une méthode s’appuie sur un savoir, tandis que se dire « Je ne sais pas » exclut évidemment tout savoir. La seconde voie, la voie radicale, ne s’appuie pas non plus sur une méthode. Si nous parvenions à nous connaître par une méthode, alors notre connaissance de soi serait médiatisée par cette méthode, avec tous ses présupposés épistémiques. Or, la connaissance de soi est directe, non médiatisée. Alors, dans ces conditions, comment se connaître d’une manière aussi extraordinaire ? Selon beaucoup de sages, dont Krishnamurti, on y parvient en étant animé par la passion de se connaître. La passion de se connaître est très rare. La plupart des gens veulent se connaître pour se sentir bien. Cela ne constitue pas une passion pour la connaissance de soi ; cela a plutôt le sens d’une passion pour être mieux, ou, autrement dit, c’est une forme particulière de préoccupation de soi, ce qui constitue justement le nœud du problème. Ainsi, la passion de se connaître suppose de se foutre de soi, mais, en même temps, se foutre de soi devrait résulter de la connaissance de soi. Encore une fois, comme souvent en spiritualité, le serpent se mange la queue.