(Revue Être Libre Numéro 6, 15 Mai 1945)
(EXTRAIT D’UNE LETTRE.)
La spiritualité réside en une ductilité, une plasticité de plus en plus grande, une adhérence de plus en plus totale aux mouvements de la Vie. Chacune de nos journées doit s’égrener au rythme de la Vie elle-même avec le seul souci de meubler le présent d’un maximum de perfection. Ce mode de vie interdit toute préfiguration.
Nous sommes mille fois trop encombrés de règles, de croyances, de craintes. Nous avons peur de mourir, peur d’avoir faim, peur d’avoir mal, peur de mal faire, peur de demain, peur de la misère, peur du péché, peur de l’Amour, peur de la joie, peur des larmes, peur de tout. Et ces peurs nous transforment en un pâté d’esclaves exploitables par toutes les erreurs. Elles nous rendent tout désintéressement impossible, car c’est moins par amour que nous pratiquons la bonté et la justice que pour conjurer tout ce que nous craignons. L’acte pur, spontané, gratuit, divin, doit être posé en toute liberté, c’est-à-dire sans crainte comme sans espoir; en gage de quoi il devient vraiment original et créateur. Là git le secret de l’ultime simplicité à laquelle nous exhortait Jésus quand il nous invitait à être comme des enfants, libres, sans croyance et sans dogmes, sans appui, sans guide, mais entièrement dans la main de Dieu, éperdument fondu en Lui. Et qu’est-ce que la main de Dieu sinon notre adhésion étroite à la Vie en laquelle nous avons l’être et le mouvement et dont nous nous exilons à force de sensations, d’idées, d’intelligence, de limites.
Alors s’éclairera pour nous l’histoire de la pomme et du péché originel. Quand s’inaugura dans l’animal qui nous servit d’ancêtre le règne de la conscience de soi, fruit de l’arbre de la connaissance, cette connaissance de soi l’isola du Tout, dont il faisait partie intégrante. Péché ? Ainsi le pensons-nous pour tenter d’expliquer l’opposition du bien et du mal, mais l’un et l’autre n’existent qu’à notre échelle. Dans l’absolu il n’est ni bien, ni mal. Quand l’homme cesse de s’identifier avec l’individu isolé que cette conscience de soi a créé, quand il s’affranchit des limites de son ego, quand il se dépouille « du vieil homme » pour se revêtir du nouveau qui se renouvelle en avançant dans la connaissance de Dieu – alors il retrouve la plénitude du paradis perdu et entre en possession de l’héritage promis par les Ecritures. Il n’est plus quand il a tout donné, tout rendu – que la Vie totale, impersonnelle, indifférenciée. C’est bien à tort que nous faisons coïncider cette « mort » à nous-mêmes avec la mort du corps physique, et ce sacrifice, pour ultime qu’il soit, simplifie par trop le problème.
Le trépas met fin à nos possibilités d’expériences et d’évolutions. C’est de suite qu’il faut mourir à la « conscience de soi », pour s’engager dans l’état christique ou bouddhique où se trouvent réalisés en une seule synthèse l’infinitude de l’Amour et de l’Intelligence. Tous les textes sacrés nous donnent pour cela mille recettes. Nous devons considérer que leurs enseignements doivent être entendus comme conseils mais non comme préceptes, car on ne peut ériger la spiritualité en règles, tout ce qui est « habitudes » et statique, s’excluant par définition de la vérité, qui est spontanéité, dynamisme et perpétuelle création.
Notre procédé de libération, notre « rachat » ne peut être qu’exclusivement personnel, secret, direct, souple, mouvant, de façon à épouser à chaque instant le maximum de nos possibilités, sans nous river à un modèle quel qu’il soit.
Garder les yeux fixés sur un modèle, fût-il parfait, c’est renforcer la conscience de « soi » en s’appliquant à la calquer sur quelque chose qui nous est extérieur. Ce processus statique, fait d’imitation, consolide le vieil homme au lieu de l’anéantir.
La perfection, nous devons à chaque instant la devenir en l’inventant, ce qui de plus en plus nous libère, nous affranchit, nous intronise au rang de « Fils de Dieu », jusqu’à finalement nous incorporer, nous identifier à Lui. Ce but doit devenir notre unique raison d’être.