Marguerite Bangerter
Tout est dit

L’AMOUR ne s’apprend pas, nous dit volontiers Krishnamurti ; il s’empare en effet de nous à l’improviste et surgit spontanément. Pourtant, entre l’amour radieux et complet qui crée entre les autres et nous cette communication directe où s’anéantissent toutes les barrières et l’amour inquiet, ombrageux, possessif et jaloux qui dramatise nos existences, il y a place pour beaucoup de larmes et une longue suite d’épreuves qu’on pourrait considérer comme l’école de l’amour ou plus exactement celle de la compréhension ; car l’amour reste en effet toujours pareil à lui-même, jaillissement pur, fontaine de joie.

(Revue LA TOUR DE FEU. N° 36-37. Printemps 1952)

L’AMOUR ne s’apprend pas, nous dit volontiers Krishnamurti ; il s’empare en effet de nous à l’improviste et surgit spontanément. Pourtant, entre l’amour radieux et complet qui crée entre les autres et nous cette communication directe où s’anéantissent toutes les barrières et l’amour inquiet, ombrageux, possessif et jaloux qui dramatise nos existences, il y a place pour beaucoup de larmes et une longue suite d’épreuves qu’on pourrait considérer comme l’école de l’amour ou plus exactement celle de la compréhension ; car l’amour reste en effet toujours pareil à lui-même, jaillissement pur, fontaine de joie. Mais, ce qui contamine sa joie, ce qui corrompt sa spontanéité, ce qui introduit la souffrance dans nos problèmes affectifs, c’est la peur de nous perdre, l’amour-propre, l’appétit sexuel conscient ou inconscient, l’instinct de la propriété. Notre horizon psychologique est à tel point rempli par nous-même que nous n’arrivons pas à saisir la signification des difficultés rencontrées. Notre vue des choses s’en trouve dramatiquement obérée et trop souvent hélas l’amour s’alanguit, périclite et meurt avant que nous ayons compris, en supposant même que nous le comprenions jamais, que les obstacles que nous entassons sur lui viennent de nous-même et non des autres.

A l’orée de l’adolescence nous connaissons fréquemment de ces grandes flammes très pures qui nous mettent dans le ravissement. Notre sentiment ne se complique qu’au moment où l’instinct sexuel y introduit les exigences de la possessivité, les soucis d’orgueil, de réciprocité, tout ce qui, en un mot, s’inscrit dans les limites du couple et en rend la vie si difficile. Pourtant c’est toujours la joie qui préside à sa formation, car l’amour est joie aussi longtemps qu’il n’a d’autre préoccupation que d’entourer la chose aimée de tendresse et de surabondante sollicitude, aussi longtemps qu’il n’a d’autre souci que le don constant de nous-même. Trop souvent hélas, ce don comporte implicitement un titre de propriété sur l’être aimé. Il semble à la grande majorité de nos contemporains que ce soit si logique, si naturel que l’opinion publique, ce reflet de la mentalité collective, fait bon marché d’un amour qui ne serait pas vigoureusement jaloux. Pourtant la jalousie est à l’amour ce que la maladie est aux jeunes chiens: c’est la crise mortelle ou triomphalement salvatrice. Mortelle dès que la plaie de la douleur s’envenime de pensées qui comptabilisent les dons réciproques. La source pure est corrompue dès que le raisonnement y introduit les revendications de notre possessivité mise en défaut, toutes les arguties de notre égocentrisme bafoué, la tristesse stérile des comptes, des reproches et des regrets. C’est la pensée qui compte, qui compare, qui se souvient. C’est l’inertie qui installe l’habitude, cet ensemble de gestes morts et automatiques. Nous ne sommes plus alors qu’un être sec et vide qui s’interroge sur sa raison d’être.

Sauvé, par contre, est l’être généreux qui, déchiré, crucifié, sait, en dépit de sa douleur, continuer à donner son cœur avec le même génie, la même tendresse, la même grâce, les mêmes sourires. Rester fidèle à l’amour envers et contre tout est une lutte libératrice qui ne se joue pas entre l’autre et nous, mais en nous-même, entre le « moi » qui prétend recevoir et le moi qui se donne sans rien exiger en retour.

On ne se jette pas dans cette aventure en vue d’un quelconque profit d’amour-propre ou de paix, mais parce qu’au lieu d’être une lueur vacillante, la flamme de notre amour est un grand feu dévorant qui incendie les entraves.

Toutefois, notre bonne fortune est grande si dans ces moments difficiles notre attention s’aiguise à la lumière de l’inlassable mise en garde de Krishnamurti contre les pièges de notre égoïsme et les barrières créées par les innombrables conditionnements de la pensée. Car la signification de son enseignement ne nous apparaît pas au moment où nous écoutons ou lisons ses conférences. En l’entendant nous ne ressentons d’abord qu’une impression de malaise, de désarroi, de mécontentement suprêmement inconfortable. Mais au cours de notre expérience quotidienne, chaque fois que notre lucidité mise en éveil a déplanté un décor encombrant qui gênait notre vue juste des choses, c’est alors que la vérité nous apparaît et que nous nous surprenons à dire: comme Krishnamurti a raison!

Mais ce n’est pas lui qui nous sauve. Rien ne peut nous sauver que l’amour généreux, toujours neuf qui nous porte hors de nous-même, allié à la lucidité qui nous fait découvrir la nature subjective des résistances que la pensée oppose à notre vue juste de ce qui est.

Mais l’amour est une force tellement irrésistible qu’il emporte de lui-même ces résistances dès que nous avons suffisamment élagué tout ce qui l’embroussaillait. Il reprend dès lors toute sa dynamique pétulance et nous nous apercevons dans un émerveillement que plus il est gratuit, plus il est libre et plus il est sa propre joie.

Il me souvient d’un poème de Victor Hugo dont les premiers mots enthousiasmaient le lyrisme de mes jeunes années:

J’aime et l’on m’aime…
Cela dit, tout est dit.

Après avoir vécu, pleuré, aimé, souffert et cherché passionnément la vérité je m’aperçois que ce résumé peut se simplifier encore et que cette simplification transfigure sa joie et élargit sa portée en la mettant à la mesure de l’Univers: « J’aime… cela dit, tout est dit ».

Marguerite Bangerter