J. Krishnamurti
La transformation totale

(Extrait de Cinq entretiens avec Krishnamurti. Traduit par Mme Annette Duché et le « groupe français du Saanen gatherings Committe ». Éditions Le Courrier du Livre 1969) Le titre est de 3e Millénaire Premier Entretien La méditation est la voie de la totale transformation des façons d’être de l’homme. L’homme est pris au piège de […]

(Extrait de Cinq entretiens avec Krishnamurti. Traduit par Mme Annette Duché et le « groupe français du Saanen gatherings Committe ». Éditions Le Courrier du Livre 1969)

Le titre est de 3e Millénaire

Premier Entretien

La méditation est la voie de la totale transformation des façons d’être de l’homme. L’homme est pris au piège de principes et d’idéologies qui l’empêchent de mettre fin aux conflits existant entre lui et un autre. L’idéologie de nationalité et de religion et l’obstination de sa propre vanité détruisent l’homme. Ce processus restrictif existe partout à travers le monde. L’homme a essayé d’y mettre un terme par la tolérance, la conciliation, par des échanges de mots et d’expédients destinés à sauver la face – mais il demeure ligoté par son propre conditionnement. Le bien ne réside pas dans les dogmes non plus que dans la vanité, les principes ou les formules. Ceux-ci sont la négation même de l’amour et la méditation en est la floraison.

La vallée était très calme en cette aube du jour. Le hibou lui-même n’appelait plus sa compagne, son hululement profond avait cessé une heure auparavant. Le soleil n’était pas encore levé, les étoiles brillaient, l’une d’elles juste au-dessus des collines de l’ouest. Venant de l’est, la lumière lentement s’épandait. Le soleil apparaissant, les rochers couverts de rosée étincelaient, le cactus et les feuillages devenaient d’argent. La beauté de la terre s’éveillait.

Deux singes à la face rouge, au pelage brun et de queues modérément longues se tenaient sur la véranda.  L’un d’eux grattait l’autre en quête d’insectes qu’aussitôt découverts il saisissait avec soin pour les avaler. Agités, ils sautèrent de la véranda sur la branche d’un grand rain tree et s’en furent errer plus loin.

Bien que le village fût éveillé, le silence de la nuit persistait ; silence particulier, non pas absence de bruit, non plus que silence conçu par l’esprit faisant trêve à son incessant bavardage ; silence sans cause venu sans avoir été sollicité. Les collines, les arbres, les gens, les singes, l’appel des corbeaux, tout en faisait partie. Il en serait ainsi jusqu’au soir. Seul l’homme n’en était pas conscient. Ce silence serait encore là la nuit venue, les rochers le percevraient et le banyan nouvellement planté, et le lézard entre les rochers.

Il y avait quatre ou cinq personnes dans la pièce, les uns étudiants, les autres diplômés des collèges ou pourvus d’emplois.

« Je vous ai écouté l’an dernier et aussi cette année, commença l’un des étudiants. Je sais que nous sommes tous conditionnés. J’ai conscience des brutalités de la société, et même de l’envie et de la colère qui me sont propres. Je connais aussi l’histoire de l’Église, ses guerres et ses activités dénuées de scrupules. J’ai étudié l’histoire et les guerres incessantes nées des croyances et des idéologies enracinées qui engendrent tant de conflits dans le monde. Cette attitude des hommes – qui est aussi la mienne – semble bien être générale, de sorte que nous paraissons condamnés à jamais, faute bien entendu de faire naître un changement en nous-mêmes. Seule importe la petite minorité d’hommes qui, s’étant véritablement changés eux-mêmes, sont capables de quelque chose dans ce monde meurtrier. Aussi quelques-uns d’entre nous sont-ils venus, désignés par d’autres, pour discuter de la chose avec vous. Parmi nous il en est de sérieux et je ne sais jusqu’où ce sérieux pourra nous entraîner. De prime abord, nous prenant tels que nous sommes, demi sérieux, quelque peu déséquilibrés et déraisonnables, entraînés, par nos présomptions et nos vanités, nous prenant, dis-je, tels que nous sommes, pouvons-nous réellement nous changer nous-mêmes? Si non, nous sommes en voie de nous détruire les uns les autres et notre espèce disparaîtra. Une conciliation existe peut-être dans cet univers de terreur, mais le danger existe aussi de quelques groupes de maniaques lâchant la bombe atomique qui nous engloutira tous. Ainsi, devant ces perspectives qui sont assez évidentes, et décrites à l’envie par des auteurs, professeurs, sociologues, politiciens, etc., est-il possible de changer radicalement? »

Certains d’entre nous ne sont pas très sûrs de désirer changer car cette violence nous plaît – et à quelques-uns même elle est profitable. Quant aux autres, ils désirent surtout demeurer dans leur retranchement. D’autres encore perçoivent dans cette recherche de changement une sorte d’hyper-excitation, une manifestation émotionnelle survoltée. Parmi nous, beaucoup recherchent le pouvoir sous une forme ou sous une autre. Pouvoir sur soi-même, pouvoir sur les autres, pouvoir découlant d’idées neuves et brillantes, pouvoir du leader, de la célébrité, etc. Le pouvoir politique est aussi nocif que le pouvoir religieux. Ni la puissance du monde, ni celle d’une idéologie ne changent l’homme pas plus que sa décision de se changer, ni sa volonté de se transformer.

« Je comprends tout ceci, dit l’étudiant, mais alors, si ni la volonté, ni les principes, ni les idéologies ne sont les voies qui mènent au changement, quelle est donc la puissance motrice qui nous y mènera? Et changer pour devenir quoi? »

Les gens les plus âgés écoutaient gravement. Attentifs, aucun d’eux ne s’avisait de remarquer à travers la vitre un oiseau jaune-vert qui en ce jeune matin, perché sur une branche, s’ensoleillait, lissait et gonflait ses plumes, contemplant du haut de ce grand arbre, le monde.

L’un des plus âgés dit : « Je ne suis pas du tout certain d’avoir envie de changer, car ce pourrait être pour le pire. Ce désordre ordonné vaut mieux qu’un ordre signifiant l’incertitude, la totale insécurité et le chaos. Aussi, quand vous parlez d’un changement, de sa nécessité, je ne suis pas certain d’être d’accord avec vous, cher ami. En tant qu’hypothèse l’idée me plaît, mais une révolution qui me priverait de ma situation, de ma maison, de ma famille et ainsi de suite, est une idée pénible. Je ne suis pas sûr d’en avoir envie. Vous êtes jeune et vous pouvez jouer avec toutes ces idées. J’écouterai néanmoins pour voir où aboutira cette discussion. »

Les étudiants le regardèrent avec la supériorité de celui qui se sent libre, n’étant engagés ni vis-à-vis d’une famille, ni d’un groupe, ni d’un parti politique ou religieux. Ils avaient annoncé qu’ils n’étaient ni capitalistes, ni communistes et qu’aucune activité politique ne les intéressait. Ils sourirent condescendants, avec une certaine gêne. Sur le fossé qui sépare la vieille génération de la jeune ils n’étaient pas disposés à essayer de jeter un pont.

« Nous sommes non engagés et par conséquent sans hypocrisie. Évidemment, nous ne savons pas ce que nous voulons faire. Mais nous savons très bien ce qui va mal. Nous n’admettons aucune différence raciale, ni sociale. Nous n’appartenons à aucune de ces sottes croyances religieuses qui sont superstitions et nous ne voulons pas non plus des leaders politiques – bien qu’un système totalement différent de politique, qui éviterait les guerres, soit nécessaire. Ceci nous intéresse donc au premier chef et nous voulons participer aux possibilités d’une totale transformation de l’homme. Aussi, pour poser à nouveau la question : Premièrement : Quelle est la chose qui nous fera changer? Deuxièmement : Changer en quoi? »

La deuxième question est certainement contenue dans la première, n’est-ce pas? Si vous savez en quoi vous allez changer, est-ce là un véritable changement? Si l’on sait aujourd’hui ce que l’on sera demain, « ce qui sera » est déjà dans le présent. Le futur connu est le présent connu. Le futur est la projection modifiée de ce qui dès maintenant est connu.

« Oui, je vois tout cela très clairement. Il ne reste donc que la question de changer et non pas la définition verbale de ce vers quoi nous changeons. Aussi nous limiterons-nous à la première question : Comment changer? Quel est l’élan, le motif, la force qui nous poussera à briser toutes les barrières? »

Seulement la complète inaction, seulement la complète négation « de ce qui est ». Nous n’apercevons pas la force qui réside dans la négation. Si vous rejetez dans sa totalité toute la structure des principes, des formules et l’autorité qui en découle, ce refus même vous donne la force nécessaire pour rejeter toutes les autres structures de pensée – et vous avez ainsi l’énergie nécessaire au changement. Le rejet est cette énergie même.

« Est-ce là ce que vous appelez  » mourir  » aux accumulations historiques qui constituent le présent? »

Oui, mourir ainsi c’est naître à nouveau. Vous avez là le complet mouvement du changement, mourir au connu.

« Ce rejet est-il un acte positif et défini? »

Quand les étudiants se révoltent c’est un acte positif, défini, mais cet acte n’est que partiel et fragmentaire. Ce n’est pas le rejet total. Quand vous demandez : « Cette mort, ce rejet, sont-ils un acte positif? » – Oui et non. Quand vous quittez une maison, positivement, et que vous pénétrez dans une autre, votre action cesse d’être positive parce que vous avez abandonné une structure puissante pour en adopter une autre qu’il vous faudra quitter à son tour. Ainsi cette répétition constante qui semble être un acte positif n’est réellement qu’inaction. Mais si vous rejetez le désir et la recherche de toute sécurité intérieure, vous atteignez la négation totale, action essentiellement positive. C’est cette action seule qui transforme l’homme. Rejetant la haine et l’envie sous toutes leurs formes, vous rejetez du même coup la structure entière de ce que l’homme a édifié en lui-même et en dehors de lui-même. C’est très simple. Un seul problème est relié à tous les autres.

« Alors, est-ce là ce que vous appelez  » voir le problème  » »?

Ce « voir » dévoile toute la structure et la nature du problème. « Voir » ainsi n’est pas analyser le problème. « Voir » n’est pas la révélation de la cause et de l’effet. Tout est devant vous comme étalé sur une carte. Tout est là afin que vous voyiez, mais vous ne pouvez le voir que si vous n’êtes appuyé sur rien et c’est là que réside notre difficulté. Nous sommes engagés et intérieurement très contents de l’être. Or, dès l’instant où nous sommes engagés, il ne nous est plus possible de voir. Nous devenons irrationnels, violents ; nous voulons alors mettre fin à cette violence en nous engageant à quelque autre chose et tournons ainsi dans un cercle vicieux. Ainsi fait l’homme depuis des millions d’années et c’est ce qu’il nomme vaguement « évolution ». L’amour n’est point à la fin des temps, il est maintenant ou il n’est pas du tout. L’enfer existe là où n’existe pas l’amour et réformer l’enfer n’est que le décorer.