Carlo Suarès
Hommes impensables dans un monde invivable

Si la crise était réellement constatée l’on ne chercherait pas à la résoudre au moyen de ses propres causes. Ces causes, dont on veut se persuader qu’elles sont matérielles (non psychologiques) échappent nécessairement à l’observation, en tant que faits concrets, car nos sociétés sont devenues si complexes et si interdépendantes, que toute action basée sur une idée y provoque des répercussions imprévisibles, infinies, dans les domaines les plus inattendus. Ce manque de concordance entre l’idée et son effet est une décompo­sition, un effritement social. Une civilisation à ses débuts construit, produit, organise, accumule des réserves. Mais depuis plusieurs décades nous sommes entraînés à accepter comme un fait inévitable la destruction des matières pre­mières en vue de maintenir leurs prix et la guerre comme moyen de résoudre ce que l’on appelle la « surproduction » industrielle. De telles erreurs de jugement résultent d’un des dogmes les plus nécessaires à nos psychés : le bénéfice, ou salut personnel. L’importance de ce dogme dans tous les registres de nos consciences, nous a conduits à l’idée de défendre jusqu’à la destruction du genre humain, une civi­lisation qui tourne le dos à tout ce qui la définit. À cet effet, l’armement verbal précède et accompagne l’autre. Son arsenal se compose de mots qui n’ont pas de contenu concret, mais dont l’action psychologique est un des facteurs les plus virulents de nos catastrophes. La première utilité de mots tels que « nationalisme » est de masquer le fait qu’il n’y a pas de compétence, qu’il n’y a pas de sécurité, qu’il n’y a pas de liberté. Ce sont là trois inventions de l’esprit, trois « caté­gories » : en langage philosophique, trois « concepts de l’entendement pur », trois abstractions qui n’ont pas de base concrète. Les objets qu’elles désignent n’existant pas et ne pouvant pas exister, ces « idées » sont fausses, donc nuisibles.

(Extrait de Critique de la raison impure par Carlo Suarès. Édition Stock 1955)

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Cet ouvrage se propose de constater, d’une façon, acces­sible au public, la crise où se trouve l’humanité en ce milieu du XXe siècle. Cet état n’a pas encore été établi avec évidence. En effet : les dirigeants sont précisément ceux qui le provoquent, et le public, endoctriné, prend parti.

L’on nous persuade encore que « si vis pace para bellum » n’est pas la guerre, que des pactes défensifs ne sont pas offensifs, que moyens et fins peuvent s’opposer… Si nous avons constaté l’état de démence du troisième Reich, par contre aujourd’hui, à droite comme à gauche, à l’Ouest comme à l’Est, nous souffrons d’une paralysie mentale, d’une atonie psychique, telles qu’il nous faut déployer un effort considérable pour voir les faits les plus évidents. La conscience humaine se débat dans un cauchemar où elle voit nos affaires se précipiter sans contrôle vers une catastrophe dont les causes matérielles échappent à l’observation. Si cette dernière assertion est correcte, si nos problèmes collectifs sont devenus complexes au point que l’esprit humain n’est pas capable de les saisir, nous nous trouvons soit dans un état d’impuissance où il ne nous reste qu’à subir une catastrophe après l’autre jusqu’à la destruction, soit amenés à tenter une critique des fondements même de la raison, de la pensée et du langage.

Les philosophies et les religions ne font qu’enregistrer leur inefficacité. Nous sommes devenus des hommes impensables dans un monde invivable. Or, plus l’échec des philosophes devient évident, plus leur langage se rend incompréhensible. Nous nous souvenons d’un philosophe connu [1] à qui ses amis disaient en ne plaisantant qu’à moitié, qu’il était le seul à se comprendre. L’homme qui se débat dans l’angoisse de la vie quotidienne, se pose d’autres questions que, par exemple, celle-ci, prise au hasard, dans un ouvrage connu de philosophie [2] : Un être pour qui son être est en question dans son être en tant que cet être est essentiellement une certaine manière de ne pas être un être qu’il pose du même coup comme autre que lui.

Le public non spécialisé pense avoir le droit de savoir de quoi parle un philosophe, sans que, pour autant, ce philo­sophe, fasse œuvre de « vulgarisation ». Il pense que seule une certaine simplicité en esprit aura quelque chance d’éclairer le chaos actuel.

Le plus curieux, en ce qui concerne certains de nos meil­leurs philosophes et psychologues contemporains est que leur impénétrabilité n’est pas due à la nature de leur philo­sophie, bien au contraire, mais à la difficulté qu’éprouve une pensée neuve à s’exprimer clairement. Il se trouve, en effet, que nous assistons, depuis quelques années, à un bou­leversement de la philosophie, dont fort peu de personnes se rendent compte.

Voici comment Jean Wahl définit ce bouleversement: [3] Si vous dites : l’homme est dans ce monde, un monde limité par la mort et éprouvé dans l’angoisse; l’homme a une compré­hension de lui-même comme essentiellement soucieux, courbé sur sa solitude dans l’horizon de la temporalité, nous reconnaissons immédiatement les accents de la philosophie heideg­gerienne… [4] Si vous dites : je suis une substance pensante comme Descartes l’a dit, ou, les choses réelles sont des idées, comme l’a dit Platon, ou, le Je accompagne toutes nos repré­sentations, comme l’a dit Kant, nous nous mouvons dans une sphère qui n’est plus celle de la philosophie de l’existence.

Plus loin [5] Jean Wahl écrit : … nous prenons con­science… de tout un mouvement qui remet en question les concepts philosophiques… en même temps que l’on nous fait éprouver plus fortement que jamais notre union avec le monde. En ce sens nous assistons et participons au début d’un nouveau mode de philosopher.

Le public participe, bien que d’une façon presque incon­sciente, à cette révolution dans la façon de penser. Il vit quotidiennement et se comporte comme s’il avait constaté que de très grands philosophes, de Platon à Hegel, en passant par Thomas d’Aquin et Descartes, ont pensé faux. Pourtant le prestige de la philosophie abstraite, de la métaphysique, de la théologie est encore puissant. Les « idées » étant abandonnées parce qu’inopérantes, leur emprise psycholo­gique demeure, avec la cause profonde qui les avait engen­drées. Voilà pourquoi, la nouvelle philosophie, ayant aujour­d’hui à sa disposition la documentation complète de la pen­sée humaine à travers les âges et les continents, en ayant fait le tour, se trouve amenée à distinguer le connaissable de l’inconnaissable, et à rejeter comme étant sans valeur toute spéculation sur l’inconnaissable, que celui-ci s’appelle « concept », « avenir » ou « Dieu ». Cette critique comporte l’examen des rapports qui existent en fait entre la connais­sance de soi et la connaissance de l’Univers. Sur ce dernier point, des hommes de science comme Einstein ou de Broglie ont, dans plusieurs ouvrages, donné au public des indications que l’on aurait tort de négliger, en s’imaginant qu’elles sont trop difficiles à saisir. Certaines notions s’en dégagent, qui sont nécessaires, suffisantes et simples. Elles contribuent pour une bonne part à la révolution de la pensée dont nous constatons partout le besoin. La philosophie nouvelle remet en mouvement, non pas la pensée [6], mais la psyché, le moi. En somme, elle parvient à la conception d’une Connais­sance qui ne s’exprime pas par la pensée, mais par le compor­tement.

Si la crise était réellement constatée l’on ne chercherait pas à la résoudre au moyen de ses propres causes. Ces causes, dont on veut se persuader qu’elles sont matérielles (non psychologiques) échappent nécessairement à l’observation, en tant que faits concrets, car nos sociétés sont devenues si complexes et si interdépendantes, que toute action basée sur une idée y provoque des répercussions imprévisibles, infinies, dans les domaines les plus inattendus. Ce manque de concordance entre l’idée et son effet est une décompo­sition, un effritement social. Une civilisation à ses débuts construit, produit, organise, accumule des réserves. Mais depuis plusieurs décades nous sommes entraînés à accepter comme un fait inévitable la destruction des matières pre­mières en vue de maintenir leurs prix et la guerre comme moyen de résoudre ce que l’on appelle la « surproduction » industrielle. De telles erreurs de jugement résultent d’un des dogmes les plus nécessaires à nos psychés : le bénéfice, ou salut personnel. L’importance de ce dogme dans tous les registres de nos consciences, nous a conduits à l’idée de défendre jusqu’à la destruction du genre humain, une civi­lisation qui tourne le dos à tout ce qui la définit. À cet effet, l’armement verbal précède et accompagne l’autre. Son arsenal se compose de mots qui n’ont pas de contenu concret, mais dont l’action psychologique est un des facteurs les plus virulents de nos catastrophes. La première utilité de mots tels que « nationalisme » est de masquer le fait qu’il n’y a pas de compétence, qu’il n’y a pas de sécurité, qu’il n’y a pas de liberté. Ce sont là trois inventions de l’esprit, trois « caté­gories » : en langage philosophique, trois « concepts de l’entendement pur », trois abstractions qui n’ont pas de base concrète. Les objets qu’elles désignent n’existant pas et ne pouvant pas exister, ces « idées » sont fausses, donc nuisibles.

Il n’y a pas de compétence possible. Jusqu’à des époques récentes – jusqu’au 18e siècle – de grands esprits, des philosophes, pouvaient se vanter de posséder la somme des connaissances humaines. Quel est, aujourd’hui, le chimiste, le sociologue, l’économiste, etc., etc., qui puisse être au courant de tout ce qui concerne sa spécialité, quelque restreinte qu’elle soit ? Cette situation est aggravée du fait que la recherche scientifique, les bureaux de statistique, les services d’information politique, sont partout secrets. Notre époque dite d’« information » est impénétrable. Dans cette conjoncture, les hommes qui assument des charges de res­ponsabilité sont constamment occupés à chercher l’impos­sible coïncidence de leur expérience et d’un monde qui va trop vite. Leur attitude est donc nécessairement théorique, basée sur des « idées » préconçues. Les uns sont marxistes d’abord, techniciens ensuite, les autres sont d’abord anti-marxistes, et agissent en conséquence. Les uns et les autres, faute de reconnaître qu’ils ne peuvent pas – qu’ils ne pourront jamais – rattraper les événements, prétendent les façonner. Et leurs idées étant nécessairement périmées, la catastrophe est inévitable.

Or, s’il n’y a pas de compétence suffisante chez les compé­tents, il n’y en a pas, à plus forte raison, chez les peuples pris en masse. Sur quoi donc prétend-on leur faire croire qu’ils se gouvernent eux-mêmes ?

Il n’y a donc pas de démocratie et il ne peut pas y en avoir. Le mot « démocratie » doit rejoindre le vocabulaire des « concepts purs », des chimères.

Et il n’y a pas de sécurité. Cela est évident pour chaque individu, puisqu’il ne sait pas s’il vivra jusqu’à la fin de la journée en cours. Mais on est à la poursuite d’une sécurité collective, d’une garantie de survie pour l’espèce humaine. Est-il nécessaire de montrer qu’à cet effet, l’on a inventé des armes capables de détruire l’espèce humaine ? Et cette absurdité résulte de l’incompétence forcée, car ceux qui, d’un côté et de l’autre, appuient la sécurité collective de centaines de millions d’êtres humains sur la force, évaluent à tâtons le degré de vulnérabilité de leurs ennemis, mais ignorent le leur, ne connaissant pas les armes qui les frapperaient.

Et il n’y a pas de liberté. À l’intérieur de l’État sous la juridiction duquel il vit, aucun individu au monde n’est libre d’agir contre cet État. Quant à savoir « qui » sont les États (et donc comment on devrait s’y prendre pour les com­battre), les analyses que l’on a tentées pour percer ces entités sont périmées. Même celle, si pénétrante de Lénine [7] selon laquelle l’État est la personnification d’une minorité au pouvoir, ne correspond plus au fait, aux yeux de ceux qui se proclament ses propres disciples. Selon Lénine, le Communisme devait entraîner la disparition de l’État. Un État « majoritaire » (bolchévik) était, pour Lénine, une contradiction de termes.

En vérité, l’on ne sait pas « qui » sont les États, et l’on ne sait pas « qui » est au pouvoir. Et il est impossible de le savoir, car la complexité de nos sociétés échappe à l’analyse. Il arrive qu’un certain pouvoir soit détenu par une minorité bien organisée (comme dans des Sociétés Anonymes où 10 % des actions en une seule main suffisent parfois à les contrôler) et il arrive qu’une majorité s’impose. Mais il arrive aussi que des majorités ne représentent que des mino­rités, comme à l’O.N.U. où vingt petits États ne représentant à peu près personne, disposent chacun d’une voix.

Ainsi, non seulement n’y a-t-il pas de liberté, mais il est impossible de savoir au bénéfice de qui s’exercent les con­traintes. De même qu’il suffit d’un revolver entre les mains d’un fanatique pour abattre un Gandhi, le pouvoir est parfois exercé par ceux qui n’en ont pas.

Nous sommes en réalité menés par la résultante aveugle de forces chaotiques en présence, qui échappent non seule­ment au contrôle, mais à toute idée que l’on voudrait s’en faire. Une catastrophe majeure devient inévitable, et celui que l’on appelle « l’homme de la rue » la sent, tel qu’il se connaît et se comprend, dans sa condition angoissée, limité entre la naissance et la mort. Les « idées » n’ont plus cours chez lui. Les « concepts », les produits de la « pensée pure », il les sait débrayés du réel. Et c’est ici que vient le distraire, le consoler, l’emporter quand même hors du réel, la Comédie Psychologique aux mots vides, de ceux à qui ce désordre semble convenir (parce qu’ils s’enrichissent et jouissent, en attendant le Déluge). Le « nationalisme » est une inflation du pauvre « homme de la rue ». Lui qui n’est rien, se sent, grâce à ce concept, chargé d’émotion, enflé, remonté, prêt à tuer et à se faire tuer. Instrument de cette « crise » que l’on crée à toutes les heures au moyen des « solutions » que l’on s’efforce d’y apporter, l’« homme de la rue » est entré éveillé dans un monde de cauchemar. Ce fait, dont la cause est psychologique, se traduit paradoxa­lement en sa conscience par des valeurs uniquement maté­rielles et sensorielles. Les lumières, les bruits, les spectacles des grandes villes prennent sur lui la revanche du réel délaissé. Le réel est son besoin naturel de se nourrir, de se loger, de se vêtir. Dans l’état actuel de la production et de la technique (le globe terrestre et l’atome étant conquis), ce besoin n’est plus un problème. Le problème est la parole.

Les causes de la crise sont les nombreuses idées que l’on s’en fait. L’idée s’exprime par le mot ; le mot est une image ; l’image est fausse. L’image en « isme » et celle en « anti­-isme », au nom desquelles on se détruit n’ont rien de commun avec les faits tels qu’ils sont. Elles sont engendrées par le besoin inné qu’a l’homme (dans l’état d’ignorance où il se trouve en ce qui concerne son être profond) de s’expli­quer lui-même à lui-même, d’expliquer le monde et de se construire une image de l’univers. Ces images, qu’elles soient brahamaniques, bouddhistes, matérialistes, juives, chrétiennes, islamiques, nationalistes, raciales, économiques ou rationalistes, groupent autour d’elles des ensembles d’images qui constituent des mythologies, dont le caractère fabuleux façonne nos psychologies primitives, celles de nos « élites » comprises. Ces mythologies sont si nombreuses, contradictoires et conditionnées que leur caractère subjectif est évident. Cette simple constatation devrait suffire pour projeter dans ce chocs une lueur de bon sens. Mais l’ascendant des traditions religieuses et philosophiques est surprenant. Écrivant au sujet de « l’âme des primitifs », un professeur de philosophie [8], faisant un tableau rétrospectif des premières ébauches de la science et de la philosophie, relève que dans cet effort collectif, le rôle de la réflexion personnelle est imperceptible. La pensée se bor­nera, longtemps (ajoute-t-il) à interpréter, à commenter le Mythe, qui constitue « l’ornière profonde », où se déroule toute la vie de l’esprit. Cependant, peu à peu, les Mythes s’opposeront les uns aux autres : leur prolifération variée, en un même peuple, leur diversité frappante entre les peuples que confrontent les migrations ou les conquêtes, feront sentir toute l’imperfection de ces récits… La lucidité de ce profes­seur, à l’instant même où, croyant parler des primitifs, il décrit notre époque, est évidemment mise en échec du fait qu’il qualifie le « isme » auquel il croit, non pas de Mythe, mais de Vérité révélée ou conçue.

Ainsi, sous-jacente aux images, aux idées, que les uns et les autres se font de la société, des rapports entre l’individu et la collectivité, se trouve le besoin, jugé depuis des temps immémoriaux, légitime et nécessaire, moral et spirituel, d’expliquer le monde et de s’en faire une image, de connaître l’inconnaissable.

Ce besoin, les mathématiques et la physique d’une part, la critique de la raison d’autre part, nous apprennent aujour­d’hui qu’il ne sera jamais satisfait. Telle est la conclusion de millénaires de recherches. Entre l’impénétrable et le péné­trable, entre l’infini et le nombre, entre le continu et le discontinu, entre lui-même et sa pensée, entre son existence et sa vie, l’homme devra instaurer des rapports nouveaux.

Le développement de nos connaissances expérimentales, auquel s’ajoute la recherche d’une conception théorique unifiée comprenant toutes les données empiriques, nous a conduits à une situation caractérisée – en dépit de tous les succès – à une incertitude concernant le choix des concepts théoriques de base, écrit Einstein. [9]

Dès le début de ce siècle, le « microcosme » et le « macro­cosme » : le monde des atomes et celui des espaces inter­stellaires subissaient deux assauts prodigieux, qui allaient à la fois nous faire découvrir des lois cosmiques essentielles et mettre définitivement en déroute les idées logiques, rationnelles, « mécanistes » de l’univers, qui s’évertuaient aux « pourquoi » et aux « comment » de la connaissance objective. Des expressions telles que « la nature ultime des choses » ; ou « le constituant universel des choses », de Platon ; ou « la loi suprême de l’harmonie discontinue », de Pythagore ; ou « l’être un, continu et immobile », de Parmé­nide ; ou « les semences de toutes choses », d’Anaxagore ; ou « la nature des choses matérielles » dont Descartes pro­clamait l’évidence ; ou « l’activité unifiante de l’esprit » qui, selon Kant « impose ses conditions aux phénomènes », etc., etc. ; bref toutes les spéculations des philosophes devaient aller rejoindre les archives des pensées sans contenu.

Ces deux assauts furent, pour les atomes la théorie des quanta et pour le cosmos, celle de la relativité.

Dès 1900, Max Planck en vue d’établir la quantité d’éner­gie rayonnante émise par des corps chauffés à différentes températures, fut amené à l’exprimer par une équation, sur des bases purement théoriques (le « mécanisme » de ce phénomène était, et est toujours inconnu). D’après cette équation, l’énergie rayonnante est l’émission d’un courant « discontinu » de petites portions dénommées « quanta », dont chacune transporte une quantité d’énergie égale à sa fréquence, multipliée par une « constante ». Cette constante est un nombre, que voici : Énergie / Fquence = 0,000000000000000000000000006624 [10] et ce nombre, constant à lui-même, est inexplicable. (Cette équation exprime une quantité d’énergie, considérée indi­visible dans l’état actuel de nos connaissances : l’énergie impliquée dans une révolution d’un électron dans son orbite minimum autour du noyau d’hydrogène.)

S’emparant de cette équation, Einstein, en 1905, postula (nous traduisons Barnett de l’anglais) que toutes les formes d’énergie rayonnante – lumière, chaleur, rayons X – voyagent en fait, à travers l’espace, en « quanta » séparés et discontinus. Cette conception fut la base d’expériences sur le phénomène photoélectrique : des rayons de lumière, projetés sur une plaque de métal, sont transformés par celle-ci en une pluie d’« électrons ». Ce fut la découverte des « photons », ou particules d’énergie lumineuse. Au début, ces photons furent conçus à l’image de petites boules.

Toutefois, un autre phénomène lumineux, la diffraction (la déviation de la lumière sur les bords d’un corps opaque), n’obéit aucunement à la théorie des quanta. Il fallut admettre un phénomène double, d’ondes continues et de vibrations discontinues. Ce fut L. de Broglie qui, en 1925, proposa de concilier cette dualité en concevant les électrons, non plus comme des boules, dures et élastiques, mais comme des systèmes d’ondes. Cette étape fut, peut-être, pour l’esprit humain, la pulvérisation du dernier élément « stable » sur lequel il espérait asseoir l’univers : l’élément ultime de « matière », occupant un espace déterminé, avec un volume établi, avait disparu. L’électron ondulatoire échappait à toute conception spatiale. À la suite de L. de Broglie, le physicien viennois Schrödinger et les Américains Davisson et Germer, établirent, mathématiquement et expé­rimentalement, les bases d’une « mécanique ondulatoire », où des « vagues de matière » et des « particules de lumière » mettent si bien en échec toutes les représentations ration­nelles des phénomènes, qu’abandonnant ces représentations, l’on en est arrivé à étudier le comportement des électrons en fonction de statistiques de probabilité. Il y a là une indétermination qui n’est pas due à l’imperfection de l’observation, mais au fait que celle-ci affecte le phénomène observé : l’électron étant plus « petit » qu’une onde lumi­neuse, sa vitesse, donc sa « position », sont modifiées par elle.

À son tour, la théorie de la Relativité dissipe toutes les images que nous essayons de concevoir des espaces cosmiques.

Les célèbres expériences de Michelson et Morley, dès 1881, démontrèrent l’inexistence du « milieu » cosmiqueque l’on avait appelé « éther » – au sein duquel les astres étaient censés se déplacer, et grâce auquel la lumière était, pensait-on, transmise … je désire que vous pensiez que la lumière n’est autre chose, dans les corps qu’on nomme lumineux, qu’un certain mouvement, ou une action fort prompte et fort vive, qui passe vers nos yeux par l’entremise de l’air et des autres corps transparents, en même façon que le mouvement ou la résistance des corps que rencontre cet aveugle, passe vers sa main, par l’entremise de son bâton… Cette logique, ainsi exprimée par Descartes, était mise en déroute, ainsi qu’une autre notion, tenue pour indispen­sable à l’esprit, celle que la vitesse d’un corps doit forcément paraître plus petite ou plus grande selon que l’observateur se déplace dans le même sens que lui ou en sens inverse : la vitesse de la lumière est toujours la même, soit que l’obser­vateur reçoive le rayon lumineux dans le sens du mouve­ment de la terre, soit qu’il la reçoive dans le sens inverse. Il fallait en conclure que si l’« éther » existe, la vitesse de la terre par rapport à lui est zéro.

En vérité, le « milieu » dans lequel les astres étaient censés évoluer, était, pour les philosophes, l’allégorie grâce à laquelle ils se représentaient une des notions les plus nécessaires à la raison : l’espace absolu. Or, la théorie de la Relativité, démontrée par l’expérience, a révélé qu’il n’y a ni espace absolu, ni temps absolu. Il n’existe pas d’« intervalle de temps », de « laps de durée », indépendamment de leur système de référence. Le temps, n’étant qu’une des dimensions (une des quatre dimensions) d’un système de références, n’a de réalité physique qu’en fonction des évé­nements qui s’y produisent. Deux horloges identiques, mais attachées à des systèmes différents, marqueraient des heures de durées différentes. Et si l’on pouvait faire voyager une horloge sur un rayon de lumière, elle marquerait qu’un voyage de millions d’années a eu une durée nulle, si toutefois cette horloge, dont le volume serait réduit à zéro, pouvait encore marquer l’heure. Les mots « à un moment donné de l’Univers » ne correspondent à aucune réalité. Il n’existe pas, dans l’Univers, « un moment » que l’on puisse penser.

L’antique recherche de la « réalité absolue » d’un objet révèle ainsi la nature imaginative, illusoire, des mots « réa­lité » et « absolu ». L’objet, tel que nous le voyons, a une masse, et cette masse, propriété fondamentale de ce qu’en termes simples et courants, on appelle « matière » n’est pas autre chose qu’une « résistance à un changement de vitesse ». Ainsi, paradoxalement, si un objet se trouvait entraîné à une vitesse de plus en plus grande, tendant vers celle de la lumière, il deviendrait de plus en plus petit, et sa masse deviendrait de plus en plus grande. Cette loi a été vérifiée et mise en application depuis fort longtemps. Les électrons et les particules « bêta » émis par des noyaux de substances radioactives atteignent une vitesse égale à 99 % de celle de la lumière. Ces particules ont une « masse » con­sidérable, qui n’est autre que de l’« énergie ». Il en résulte que la plus grande énergie possible est la plus grande masse possible, et le minimum de matière possible. L’énergie est une condensation, en mouvement, de matière, et la matière une résistance au mouvement de l’énergie. Il n’y a là aucune différence d’essence, mais des rapports inversés, au sein d’un « continuum » espace-temps. La théorie de la Relativité ne prétend pas expliquer « pourquoi » cet Univers existe ni pourquoi il existe ainsi fait, mais se borne à en décrire les propriétés. Toutefois, dit Lincoln Barnett, on aurait tort de penser que la théorie de la gravitation de Einstein ne concerne que la forme, et non l’essence de l’Univers. Elle repose sur des notions dont l’importance cosmique est considérable. La plus remarquable est que l’univers n’est pas un édifice rigide et immuable de la matière indépendante est contenue dans un espace et un temps indépendants, mais, au contraire, un continuum amorphe, plastique et variable, sans architecture établie, et constamment sujet à des changements et à des déformations.

La pensée a une tendance à oublier que les bases de la géométrie euclidienne sont purement sensorielles. Il est maintenant démontré que cette géométrie est erronée en ce qui concerne les champs de gravitation : Les rayons de lumière ne voyagent pas en lignes droites, lorsqu’ils passent à travers un champ de gravitation, car la géométrie de ce champ est telle, qu’elle ne contient pas de lignes droites ; le chemin le plus court que peut y emprunter la lumière est une courbe, rigoureusement déterminée par la structure géométrique du champ. Puisque la structure du champ magnétique est façon­née par la masse et la vitesse du corps en gravitation (étoile, lune ou planète), il s’ensuit que la structure géométrique de l’univers dans son ensemble, reçoit sa forme du total de son contenu matériel. Pour chaque concentration de matière dans l’univers, il y a une déformation correspondante du continuum espace-temps. Chaque corps céleste, chaque galaxie, crée des irrégularités locales de l’espace-temps, semblables aux agita­tions de l’eau autour des îles. Plus la concentration de matière est grande, plus est grande la courbure de l’espace-temps qui en résulte. Et l’effet total de cette loi est une courbure totale de tout le continuum espace-temps : les déformations combi­nées, produites par toutes les masses non évaluées de matière, dans l’univers, font que le continuum se replie sur lui-même en une grande courbe cosmique. Ainsi l’univers est non-eucli­dien et fini. Lincoln Barnett, s’appuyant sur des calculs de Edwin Hubble (de l’Observatoire du Mont Wilson) sur la densité approximative de la matière dans l’univers, évalue que celui-ci a un rayon d’environ 35 milliards d’années-lumière. Ce qui, toutefois, complique la question d’une façon inextricable est que l’univers est en expansion. On peut même dire qu’il éclate, qu’il est en état d’explosion. En effet, toutes les galaxies s’éloignent de nous à une vitesse d’autant plus considérable, qu’elles sont plus distantes de nous. Celles qui, par rapport à nous, se trouvent à une dis­tance de 250 millions d’années-lumière s’éloignent de nous à la vitesse d’environ 40.000 km à la seconde, soit le 1 /7 de la vitesse de la lumière. Toutes les galaxies, sans excep­tion, s’éloignent les unes des autres à des vitesses fantastiques. Selon Lincoln Barnett, cet éclatement a commencé il y a environ 2 milliards d’années. Si la courbure de l’univers est fonction de la quantité de matière qui s’y trouve, son expansion prouverait que la matière est en voie de disso­lution. Par ailleurs, le rythme auquel le processus thermo­nucléaire à l’intérieur des étoiles transforme la matière en radiation permet aux astronomes d’évaluer, avec assez d’assu­rance, la durée d’une vie d’étoile, et l’âge moyen auquel ils sont parvenus, pour la plupart des étoiles visibles à notre firmament est de 2 milliards d’années. Ce chiffre coïncide d’une façon frappante avec celui obtenu par le calcul de densité de l’univers. Une troisième confirmation de ce chif­fre est donnée par l’âge attribué à l’uranium sur notre planète : 2 milliards d’années.

L’univers se forme-t-il pour se défaire et se refaire ensuite, en des cycles de « création » et d’« incréation », dont le rythme et l’ampleur échappent à nos imaginations ? Même, dit Lincoln Barnett, si l’on acceptait l’idée d’un uni­vers immortel, au sein duquel le soleil et la terre et les étoiles géantes sont relativement des nouveaux venus, le problème initial, celui de l’origine demeure… « quelque chose » était en existence, soit des neutrons en liberté, ou un quanta d’éner­gie, ou simplement l’impénétrable « substance cosmique » ou « essence cosmique », d’où l’univers aux espèces innombrables a été tiré…

Dans l’évolution de la pensée scientifique, conclut Lincoln Barnett, un fait ressort d’une façon impressionnante : il n’y a pas de mystère du monde physique qui n’indique un mystère au delà de lui. Toutes les voies de l’intellect, toutes celles de la théorie et de la conjecture mènent, en fin de compte, à un abîme que l’ingéniosité humaine ne peut franchir. Car l’homme est enchaîné par la condition même de son être, par son conditionnement dans la nature. Plus il élargit son horizon, plus clairement il reconnaît le fait qu’exprime le physicien Niels Bohr lorsqu’il dit : « Nous sommes à la fois spectateurs et acteurs du grand drame de l’existence ». L’homme est ainsi, pour lui-même, son plus grand mystère. Il ne comprend pas le vaste univers voilé dans lequel il a été projeté, pour la simple raison qu’il ne se comprend pas lui-même. Il comprend mal son processus physiologique, et encore moins la capacité qu’il a de percevoir le monde qui l’entoure, de raisonner et de rêver. Et, moins que tout le reste, comprend-il sa faculté la plus noble et la plus mystérieuse : sa capacité de se transcen­der lui-même et de se percevoir dans l’acte de perception.

Cette admirable conclusion de l’homme de science met un point final aux « révélations » que des esprits superficiels, se proclamant « matérialistes » ou « empiriques » atten­daient de la science. Et un point final, aussi aux images mythiques, en lesquelles des esprits se disant « religieux » transforment l’impensable en divinités.

Parvenu à ces constatations, l’esprit humain est contraint de s’arrêter, pour une raison évidente à elle-même : notre raison est l’expression d’une dissociation subjective, que nous appelons espace et durée, qui nous apparaissent comme étant de nature différente, et qui, de ce fait, sont irrémé­diablement absurdes. Absurdes, parce que ces notions distinctes d’espace et de durée, les seules que nous puis­sions concevoir, sont, en fait, inconcevables : inconcevable, un espace qui finit, au delà duquel il n’y a rien ; inconcevable, un espace qui ne finit jamais, jamais ; inconcevable, une durée qui a commencé un jour (qu’existait-il « avant » ?) et qui finira un jour (qu’existera-t-il « après » ?) ; inconcevable, une durée qui a toujours existé, qui existera toujours. Dans les limites absurdes de ses impensables échelles de Jacob qui ne peuvent commencer ni finir, ni ne pas commencer et finir, notre esprit déblaye les quelques échelons de nos journées (de notre naissance à notre mort) et de nos espaces (visibles et imaginaires) et se construit un petit refuge « logique », basé sur des « principes » qui n’existent pas : le « principe d’identité » (A = A) présuppose un élément A, constatable, définis­sable, existant en soi, en un certain lieu, à un certain moment ; le « principe de causalité » (tout effet provient d’une cause) présuppose l’existence objective, en soi, de la durée.

Percevoir cet absurde, c’est s’arrêter à son seuil. Si notre esprit est ainsi fait que le pensable est nécessairement impensable par essence, mais si nous ne possédons pour tout instrument que cette pensée limitée, le choix ne s’offre pas à nous de nous en servir ou de nous en servir point, mais de lui assigner ses limites ou de nous lancer dans les extravagances des religions, des théologies, des philosophies, qui consistent à « penser » l’impensable, à « connaître » l’incon­naissable, à « expliquer » l’inexplicable.

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1 Léon Brunschvicg.

2 J.-P. Sartre : « L’Être et le Néant », p. 222.

3 Jean Wahl : « Petite Histoire de l’Existentialisme », p. 58/59.

4 Heidegger est considéré par les philosophes comme un des prin­cipaux promoteurs de la philosophie de l’existence.

5 Ouvrage cité, p. 62.

6 La critique que fait Julien Benda du « mobilisme » de la pensée; dans « De Quelques Constantes de l’Esprit Humain » nous semble valable.

7 Lénine : « L’État et la Révolution ». – « La Maladie Infantile du Communisme ».

8 Pierre Ducassé : « Les Grandes Philosophies ».

9 Dans sa préface à l’ouvrage de Lincoln Barnett : « The Universe and Dr Einstein ».

10 Exprimé dans le système C.G.S. (centimètre-gramme-seconde).