André Niel
Aphorismes sur le Moi, la Liberté, l'Univers

L’Univers doit son sens à l’immortelle conscience; il doit son existence à l’individu mortel.
La vie et la mort de l’individu sont les pôles du temps: le Moi et l’Autre existants sont les pôles de l’espace.
Ce n’est pas le non-être qui rompt la totalité de l’être, c’est l’autre-être, dans l’espace-temps.

(Revue Synthèses. Numéros 230-231, Juillet-Août 1965)

(A Stélios Castanos de Médicis)

I.

L’Univers doit son sens à l’immortelle conscience; il doit son existence à l’individu mortel.
La vie et la mort de l’individu sont les pôles du temps: le Moi et l’Autre existants sont les pôles de l’espace.
Ce n’est pas le non-être qui rompt la totalité de l’être, c’est l’autre-être, dans l’espace-temps.
L’espace-temps est l’éternité de la conscience de soi, que rend présente à soi, dans l’espace, la multiplicité des êtres, et dans le temps, la vie et la mort de l’individu.
L’homme conservera l’orgueil naïf de se croire destiné à maîtriser l’Univers, tant qu’il n’aura pas découvert, au fond de lui-même, la source des univers.
L’Univers a son niveau le plus achevé dans l’individu. Conquérir l’Univers, pour l’homme, c’est donc, finalement, réaliser l’individu.
L’Univers est un résidu de l’acte d’être.
La réapparition sans fin de l’individu est au progrès de l’univers ce que la recherche pure est au progrès matériel de l’humanité: le ressort d’un éternel renouveau.
Le devenir temporel de l’humanité tend vers une forme supérieure de liberté et d’existence, non par quelque finalisme de l’évolution ou de l’histoire, mais par la poussée spontanée de l’acte-conscience intemporel.
Apparition de l’homme: un animal se découvre à lui-même dans une conscience particulière.
Aboutissement de l’homme: le conscient-existant universel se découvre à lui-même, comme tel, dans un animal particulier.
Dès qu’elle traduit sans dévier la dialectique créatrice du conscient-existant fondamental, l’activité humaine voit s’ouvrir devant elle d’infinies possibilités, pratiques et gratuites. — Ainsi le soleil qui ne brille que pour suivre sa nature, incidemment, sa chaleur déclenche la vie et multiplie les êtres.

II.

L’amplification du moi dans un absolu, c’est l’Humanité. L’amplification de l’autre dans un absolu, c’est Dieu.
L’expérience simultanée du moi et d’autrui, sans projection d’absolu, c’est la liberté.
Ni croire, ni vouloir, ni devoir: être la liberté.
Pour le libérer, il faut parler au peuple le langage des hommes libres; non celui de l’orgueil ou du ressentiment.
La vraie liberté ne se conquiert pas, elle s’affirme, parce qu’il n’est rien avant elle, ni après.
La Révolution qui libère l’homme n’est pas au terme de l’histoire; elle nous ramène en-deçà de l’histoire, la où l’action prend sa source.
La liberté est l’essence de la vie; on peut agir en elle, non pour elle. Une liberté voulue est une liberté trahie.
L’homme est l’esclave ou le fruit de sa liberté, absolutisée ou réelle.
Ce n’est pas la Révolution qui marche vers la liberté, c’est la liberté qui avance vers la Révolution.

III.

L’homme est ennemi de l’homme parce que, dans autrui, il croit voir son Double, n’ayant pas encore découvert l’Autre comme son non-moi radical, comme son complémentaire indispensable dans le champ originel du conscient-existant.
L’Autre authentique est aussi étranger à moi que la mort m’est étrangère; si je franchis l’infinie distance qui me sépare de l’Autre réel, je franchis l’abîme de la mort.
Du moi au toi, il y a toute la distance de la conscience — incapable, par essence, de fusionner a jamais avec elle-même, dans un être statique. Une fois cela compris, de nous aux autres, il n’y a plus de distance.
J’ai la conscience de l’autre objectif comme d’un moi pareil a moi. Ma conscience d’un non-moi irréductible à moi vient de mon intuition de l’autre subjectif.
Les hommes se ressemblent du fait qu’aucun d’eux n’est identique à l’autre. — Ils se différencient du fait que l’identité du moi à lui-même émerge pleinement en chacun.
Les individus multiples répètent indéfiniment l’identité du moi a lui-même, identité a travers eux toujours elle-même, et jamais la même.
L’Autre n’est pas un autre moi, mais un autre moi-même.
L’expérience métaphysique, c’est la découverte que le fond des choses est, indivisiblement, conscience une de soi, et multiple existence du moi; autrement dit saisie de soi par soi à travers le rapport essentiel du moi a l’autre.
Du moi présent a tel homme du passé le plus lointain, et du moi présent a tel homme du futur le plus lointain, la distance est la même que celle qui va du moi présent a l’autre homme présent; le seul champ de séparation est la dichotomie essentielle du moi et du toi; cette différenciation est hors l’espace et le temps, et elle en est la source.
Le vrai milieu social, pour l’individu, c’est la société sans frontières du moi-toi originel.
L’individu tient son être de sa relation fondamentale avec l’autre; cette relation épuise tous les rapports que l’homme peut avoir, en principe, avec n’importe quel moi identique a soi dans l’infini.
La vraie situation de l’homme dans la nature, c’est son rapport existentiel fondamental avec l’univers sans limites.
La vraie situation de l’individu dans la société, c’est son rapport existentiel fondamental avec l’autre individu.

IV.

La compréhension intégrale de l’homme nous porte toujours plus loin au-delà de l’homme, vers l’acte originel d’exister, qui est libre de toute forme particulière d’existence.
Le sens de la vie est dans la pratique du conscient-existant intemporel; mais la conscience intemporelle de soi prend conscience de soi par la pratique temporelle de l’existence.
L’identité se contemple elle-même en permanence dans l’espace, où elle est multiplicité; elle se retrouve constamment elle-même dans le temps, où elle est le moi identique à soi.
L’individu est l’un prenant conscience de soi a travers le MULTIPLE.
Le soi-conscience identique a soi se pluralise dans les individus pour être conscience de soi; il s’objective dans la chose-identité pour rester le soi identique a soi.
L’être objectif — la chose — est l’Un réuni a soi, dans l’universel; l’individu subjectif est l’Un sorti de soi, dans l’unique.
La vérité sur l’existence — n’est ni matérialiste, ni spiritualiste, ni chrétienne, ni marxiste; elle se confond rigoureusement avec la réalité même de l’homme-univers. L’homme délivré du réflexe de se projeter lui-même dans un Absolu, prend conscience qu’il n’est autre que la manifestation du conscient-existant fondamental. La « vérité » devient pour lui l’essence intemporelle de son être-au-monde.
La vraie philosophie est une critique permanente de l’existence mondaine et historique par l’acte pur d’exister.
La conscience implique aussi nécessairement l’existence que l’existence implique la conscience.
Le soi-identité se rompt dans le moi-toi multiple, pour se voir, aussi nécessairement que le moi se réunit à soi dans le savoir.
La conscience la plus individuelle n’est autre que le conscient le plus universel, sous sa forme concrète.
L’homme ne peut se connaître seulement en tant qu’homme; il est toujours, en quelque manière, la pure conscience de soi qui prend connaissance de soi à travers un être-au-monde.
L’homme ne peut simplement se connaître en tant qu’être fini, parce que la connaissance de soi le déborde infiniment de toutes parts.
D’un certain point de vue, tous les autres sont pour moi le même Autre; en un certain sens, tous les moi sont, relativement a soi, le même Moi. Autant dire qu’il n’y a qu’un Autre, et qu’il n’y a qu’un Moi: l’envers et l’endroit du conscient originel, avec leurs innombrables facettes.
Le moi et le toi sont les deux faces d’une même conscience de soi impossible à identifier; comme le fini et l’infini sont les deux aspects inséparables d’une même réalité éternelle et unique impossible à déterminer.

V.

Les religions se répètent: leur Dieu est partout le même. Le conscient-existant fondamental est toujours le même, mais il ne se répète jamais.
L’homme libre justifie tout, du fait qu’il existe. — L’homme aliéné cherche à tout justifier, parce que lui-même n’existe pas.
Croire à Dieu et à l’Enfer, c’est avouer qu’on préfère la peur de Dieu et de l’Enfer à l’expérience angoissante de se sentir incréé.
Le mystique voudrait se fusionner à l’Etre transcendant; l’homme libéré sait qu’il n’existe pas d’autre transcendance que celle d’autrui, qu’il constitue lui-même, et avec laquelle il se fusionne à tout moment, dans la perception, dans le langage, dans l’action solidaire.
L’erreur des religions, c’est d’avoir imaginé un Autre divin, dont le rapport avec l’homme transcenderait les rapports qui existent entre n’importe quel moi et n’importe quel autre non-divins.
On ne se demande plus si le divin existe, quand on a fait l’expérience que le Moi et l’Autre sont les pôles d’une conscience universelle qui échappe, par le fond, à l’espace et au temps.

VI.

La vie collective appartient, sous les apparences temporelles et historiques, au devenir essentiel de l’être, dont le flux créateur est la source du temps évolutif et du temps historique.
La société libre ne sera pas fondée par une doctrine, mais par des individus libres.
La vraie métaphysique ne sera pas fondée par des métaphysiciens, mais découlera d’une vaste prise de conscience du rapport essentiel du Moi à l’Autre, tel qu’il se présente dans le champ du conscient fondamental, a-spatial et intemporel.
La tyrannie vient aux peuples repliés sur eux-mêmes, comme l’asthme et la tuberculose viennent à certains névropathes coupés du rapport vivant avec le monde.
Le lancement prodigieusement onéreux des engins spatiaux modernes suppose réunis à la fois une grande technique scientifique, et une technique non moins rigoureuse de l’asservissement des masses aux buts de prestige et de puissance de l’Etat.
Il faut, pour atteindre la lune, des Etats à la puissance monstrueuse; mais pour comprendre, dans son essence et dans son fonctionnement, toute folie de puissance, et pour rendre l’homme à lui-même, il suffirait du plus modeste individu.
La puissance technique fait le prestige des Etats, comme leur puissance physique fait l’orgueil de certains faibles d’esprit.
L’Etat est le carcan qui tient unies, par une discipline forcée, les masses incapables de vivre librement reliées.

VII.

Tant que les hommes disputeront sur l’ultime vérité, c’est qu’ils n’auront pas accédé au vrai dialogue.
Défendre LA vérité, c’est tenter de se délivrer, par un mensonge, du problème de la vivre.

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