Gérard Tiry
Aspects de la Pensée objective

La pensée objective n’existe pas dès la naissance, elle n’apparaît que lorsque l’évolution de l’enfant a atteint un certain stade. La conscience est d’abord globale et inorganisée ; toutes les activités sont ressenties comme internes, aussi bien dans leurs origines, que dans leurs manifestations, elles ne sont pas différenciées mais vécues extatiquement.

(Revue Être Libre. Numéro 243, Avril-Juin 1970)

La pensée objective n’existe pas dès la naissance, elle n’apparaît que lorsque l’évolution de l’enfant a atteint un certain stade. La conscience est d’abord globale et inorganisée ; toutes les activités sont ressenties comme internes, aussi bien dans leurs origines, que dans leurs manifestations, elles ne sont pas différenciées mais vécues extatiquement.

Ainsi que l’a fait observer le psychologue PIAGET, dans un second stade, l’enfant crée son monde. C’est celui que nous découvrons à travers ses dessins et ce qu’il est convenu d’appeler « les mots d’enfants ». Il ignore la signification traditionnelle de nos symboles, de sorte qu’il les bouscule, atteignant le cœur des choses par des formules intuitives qui nous surprennent lorsque nous les jugeons suivant nos critères habituels de pensée.

En fait, pour l’enfant qui n’est pas encore conditionné par le système d’éducation conventionnel, ses sensations-sentiments sont action.

Il semble que l’enfant n’accède à la logique telle que la conçoivent les adultes, que vers l’âge de 7 ans. Il perdra en même temps ses dons.

Le nouveau-né n’établit pas de distinctions entre le monde intérieur et le monde extérieur. Il semble que cette distinction entre le moi et le non-moi se réalise à la suite d’insatisfactions telles que : le froid, la faim, les contacts douloureux, etc… C’est à partir de ces expériences que le moi s’affirmera comme distinct, autrement dit, que le mental objectivera un monde extérieur.

A partir du moment où la conscience s’organise, elle le fait en utilisant un processus de rejet. L’être déplace une partie de lui-même en l’extériorisant ; il déplace souvent même la totalité. L’une des manifestations les plus étonnantes de ce procédé est sans doute celle qui nous permet de traiter notre corps, siège de nos sensations-sentiments, comme un objet extérieur, comme un concept.

Ce phénomène de rejet par lequel l’être se divise permet de rendre compte de l’attitude « self-réflective » de l’individu, qui, lorsqu’il parle du monde qu’il a extériorisé parle obligatoirement de lui-même. En fait, une personne qui exprime une opinion à propos d’un objet parle d’elle-même ; nous attribuons, en effet, à l’objet ce qui se passe en nous. Il ne peut en être autrement, car les échelles d’évaluation qui nous servent à qualifier les objets sont en nous et non dans la nature.

La première opération essentielle du mental consiste donc à objectiver un monde extérieur à partir d’états ressentis intérieurement. Les objets placés ainsi artificiellement à l’extérieur seront manipulés aisément, alors qu’ils ne pouvaient l’être avant d’avoir été isolés.

Dans la même opération, le mental procède à des abstractions, c’est-à-dire qu’il ne retient de l’événement que quelques propriétés commodes qui lui permettront de contrôler le monde qu’il extériorise.

Certains animaux supérieurs paraissent capables de se représenter des formes extérieures à eux ; mais, ces formes n’ont pas la structure d’objets. Comme l’exprime Max SCHELER « l’animal n’a pas d’objets », c’est-à-dire que l’animal n’a pas de jugements résultant d’une conception abstraite. Il ne saura pas utiliser l’objet pour différents usages : un bâton ne deviendra pas pour lui une arme ou un levier.

Les activités neuro-électriques sont décodées suivant des lois propres au cerveau qui tend à les grouper en unités simples, relativement constantes, représentant des éléments maniables d’information, ce qui permet de considérer qu’un objet est une hypothèse mentale.

Il convient d’observer que dans le processus d’objectivation, le mental est guidé par la recherche d’une signification. Les unités simples qui ont été distinguées sont des unités signifiantes, elles constitueront chez l’homme le bagage des idées préconçues utiles sur le plan de la connaissance mais nuisibles sur le plan de la compréhension.

Ce travail d’organisation se caractérise par une étrange permanence si on le compare au mouvement de la vie. En effet, les activités qui donnent naissance aux sensations sont le produit d’un mouvement et ces dernières se renouvellent donc indéfiniment.

Malgré cette diversité incroyable et sans limite des nourritures apportées au mental, celui-ci va manifester une curieuse constance qui appauvrit l’expérience tout en rendant possible l’activité intellectuelle. Nous savons, par exemple, que le cerveau compense la distance et se représente les objets plus grands que l’œil ne les voit ; cette particularité est mise en évidence lorsque, regardant une photo, nous sommes déçus par la petitesse des objets.

L’activité intellectuelle, en rapport avec le monde extériorisé, détermine des structures mentales familières constantes, dans lesquelles l’esprit se trouvera à l’abri. Ces structures sont tyranniques, et, alors même que les données apportées par les sens les incitent à des changements, elles ne s’adaptent que difficilement et offrent une grande résistance aux situations nouvelles.

Le mental trouve sa sécurité dans les cadres familiers, dont le caractère général encourage sa tendance à ignorer les cas particuliers il finit par imposer sa loi alors même qu’il se trouve en contradiction avec les données sensorielles qu’il enregistre.

On a observé, par exemple, pour ce qui concerne l’évaluation des dimensions, que la grosseur d’un objet n’était pas une mesure objective, mais une signification. Si nous plaçons la boîte d’allumettes que nous avons entre les mains, à une distance de quelques mètres, elle nous semblera aussi grande. Au théâtre, les acteurs nous paraissent de grandeur nature.

Par contre, si nous créons un cadre inhabituel en plaçant, par exemple, la boîte d’allumettes sur une grande feuille de papier blanc, les dimensions deviennent proportionnelles à l’image rétinienne et les objets diminuent ou grossissent.

L’observation classique s’effectue en passant le doigt à travers un trou préalablement percé dans une large feuille de papier.

Nous pouvons observer cette même constance du familier en ce qui concerne les formes : même en perspective, nous voyons la forme circulaire des assiettes posées sur une table, la forme carrée des faces d’un cube. Nous pouvons également remarquer que sous des éclairages variés les couleurs restent constantes.

Quant aux mouvements, ceux-ci nous paraissent également uniformes lorsque le cadre est habituel. Si nous observons une mouche sur un mur, sa vitesse nous paraîtra la même si nous nous approchons d’elle. En fait, nous ne voyons pas, mais nous savons.

Des expériences fort instructives ont été tentées pour essayer de déterminer comment l’homme réagit, lorsque trompant ses sens on essaye de prendre en défaut son orientation habituelle. Nous exprimons familièrement notre orientation en nous situant par rapport au haut et au bas, à la droite et à la gauche. Le physicien STRATON construisit une paire de lunettes inversant le haut et le bas, de sorte qu’il voyait le ciel « en bas » et la terre « en haut », et que l’eau du robinet coulait vers le haut. Il est remarquable de constater, que, au bout d’un certain temps, STRATON observa un retour à la vision normale. Les images reçues étaient toujours inversées à la suite du port des lunettes, mais le mental avait rétabli la situation ; les choses étaient vues « à l’envers » mais elles étaient perçues suivant l’image habituelle objective imprégnée dans l’intellect, suivant la signification usuelle attribuée au monde extériorisé.

STRATON constata également que la réorientation se produisait lors des comportements spontanés et que toute réflexion ou action élaborée conduisait à la confusion. On peut en conclure que le comportement spontané qui est l’équivalent de l’action spontanée, est la traduction motrice libre qui se manifeste chez un individu, à partir de l’ensemble des données des sens. Si l’on retranche, ou ajoute un sens (ce qui est le cas de l’aveugle de naissance recouvrant la vue) un nouvel équilibre doit se former qui n’a à l’origine rien d’intellectuel et pour lequel tout effort mental ne pourrait qu’ajouter à la confusion.

Dans la vie courante, la sensation est la plupart du temps réduite à la fonction d’un signal destiné à déclencher les fonctions cérébrales, c’est-à-dire à réveiller un objet mental déjà constitué. A ce niveau les sens ne nourrissent plus la pensée et permettent simplement de vérifier les hypothèses mentales que nous avons objectivées.

Lorsque nous parlons d’objets mentaux, nous devons comprendre dans ce terme les liaisons logiques mentales qui permettent de créer un ensemble cohérent avec les différentes formes d’objectivation dont l’utilisation séparée ne permettrait pas une adaptation suffisamment souple aux problèmes de la vie.

Procédant à des abstractions, partant de ces abstractions à des associations, le cerveau groupe les données des sens en objets, c’est-à-dire, qu’il retient un certain nombre de caractéristiques dont il va faire ensuite un tout, en établissant entre elles des liaisons.

Prenons un exemple : de mes sensations visuelles, j’abstrais la couleur jaune, de mes sensations tactiles, la forme ovoïde, de mon sens du goût, une saveur acide et de mes sensations olfactives un certain parfum, etc…, la liaison logique établie entre ces différentes sensations donne un objet le citron. Si je suis placé à une certaine distance de cet objet, celui-ci peut se présenter sous une orientation inhabituelle : je puis percevoir ainsi une surface ronde ; malgré tout, la couleur jaune me renseigne et déclenche la chaîne des liaisons, de sorte que la sensation visuelle provoquera des réactions chimiques des glandes buccales et que j’aurai le goût présent dans la bouche.

Une autre forme de liaison logique est celle qui consiste à grouper les objets en ensembles, en créant des rapports plus ou moins précis d’analogie. Lorsque nous nous référons à un ensemble, nous adhérons à une idée préconçue qui permet de mettre en évidence certaines liaisons caractéristiques. Les liaisons sont alors plus importantes que les objets. Une caisse peut être un siège, si nous sommes orientés vers la recherche d’objets destinés à s’asseoir ; cette même caisse peut appartenir à la catégorie des récipients, des combustibles, etc…, la préconception ne permet de voir dans l’objet que l’aspect sous lequel il est traité habituellement. Une forme de créativité consiste à changer ses préconceptions et à créer ainsi d’autres liaisons qui permettront de trouver à un objet des utilisations multiples.

Un autre aspect des liaisons logiques, caractéristique de la vie mentale, se retrouve dans la notion de structure qui implique un ensemble de relations dans un ensemble d’objets : la structure du corps humain, la structure économique.

Plus le jeu des liaisons est étendu, plus nos représentations mentales à propos des activités extérieures sont diversifiées, plus riche est notre vie intellectuelle. Il est, malgré tout, important de rester conscient que la vie mentale a pour but de créer un réseau de références destiné à organiser la vie et en même temps à éviter celle-ci en éliminant l’imprévu. Elle ne peut être prise en considération, sans arrière-pensée, que dans le contexte d’un monde qui ne changerait pas, ce qui n’est évidemment pas le cas, la vie se caractérisant par le mouvement.

Lorsque nous ouvrons une rubrique, une nomenclature, lorsque nous établissons un certain nombre de liaisons, celles-ci nous possèdent corps et âme, en agissant comme réflexes conditionnés. Tout ce qui contredit ces réflexes est qualifié exception.

Le jeu des liaisons logiques enchaîne les pensées les unes aux autres ; en nous identifiant à elles, nous devenons une victime de notre mental.

L’habitude d’objectiver constitue pour nous une seconde nature : nous sommes intimement persuadés que les objets, qui ne sont en fait que nos structures mentales sont dans la nature et forment notre environnement ; en fait, « tout ce que nous regardons, nous regarde ».

L’erreur commune consiste à croire que l’on peut entièrement intellectualiser ou objectiver une situation. Cette forme de croyance constitue un état pathologique. Il existe dans la nature un nombre infini d’activités en renouvellement constant, que nous ne connaissons pas et que nous ne connaîtrons jamais. L’ensemble de ces activités constitue le monde objectif auquel nous n’avons pas accès. De l’océan, nous ne connaîtrons jamais que les vagues qui échouent sur le rivage où nous sommes situés.

Il existe obligatoirement une duperie dans l’objectivation puisque nous appliquons aux objets extériorisés des propriétés qui sont en nous. Dans son avant-propos à la « Psychanalyse du feu » BACHELARD évoque la question en ces termes : « Il suffit que nous parlions d’un objet pour nous croire objectif. Mais par notre premier choix, l’objet nous désigne plus que nous le désignons et ce que nous croyons nos pensées fondamentales sont souvent des confidences sur la jeunesse de notre esprit ».

Un accord semble se réaliser entre les êtres humains, parce que ceux-ci se placent à un degré d’abstraction extrêmement élevé. En fait, nous sommes tous différents et notre monde objectivé se nourrit d’éléments disparates. Le seul accord qui puisse se réaliser et avoir un sens, ne peut se présenter que sous la forme d’un constat de désaccord, pour lequel il convient que les partenaires aient, au préalable, pris conscience de leur fonctionnement subjectif ce qui autorise BACHELARD à constater que « loin de s’émerveiller, la pensée objective doit ironiser ».

Gérard TIRY