Robert Linssen
Bouddhisme et morale naturelle

Nous avons insisté sur le fait que « la nature profonde des choses » dans le bouddhisme est non seulement physique mais aussi psychologique et spirituelle. Elle échappe d’ailleurs complètement à nos catégories habituelles. Par l’obéissance à la nature des choses, le bouddhiste ne cédera donc pas systématiquement aux sollicitations des exigences corporelles, ni aux appétits de l’égoïsme. Il est important de noter que le comportement du bouddhiste n’est en aucun cas la conséquence des impératifs arbitraires résultant d’une révélation surnaturelle.

(Revue Être Libre, Numéros 171-173, Mars-Mai 1960)

« Ne mets pas de tête au-dessus de la tienne »

L’étude des rapports existant entre la doctrine du Bouddha et la morale naturelle exige une mise au point relative à la notion de « nature » dans le Bouddhisme.

Les sectes bouddhistes étant assez nombreuses, il est préalablement nécessaire de retracer très sommairement l’histoire de leur formation afin d’obtenir une vision panoramique des différents développements de la doctrine.

ESQUISSE HISTORIQUE SOMMAIRE DU BOUDDHISME.

Vers l’an 560 av. J.C., dans la ville de Kapilavastu, au nord de l’Inde, naquit un prince du Népal, appelé Gautama Siddhârta.

La tradition nous rapporte qu’au cours d’une promenade en dehors du palais royal, le prince Gautama rencontra un vieillard misérable, un homme rongé par la souffrance et la maladie, et un cadavre. Le choc qu’il éprouva fut d’autant plus profond que depuis son enfance l’entourage du jeune prince avait pris soin de lui éviter à tous prix le spectacle de la douleur. Les misères humaines lui avaient toujours été cachées.

Profondément affecté par le spectacle de souffrances dont il n’avait jamais soupçonné l’existence, il renonça à la gloire et quitta son palais, revêtant la robe des moines errants pour se consacrer à la recherche d’une réponse aux grands problèmes de la vie, de la souffrance et de la mort.

Le prince Gautama consulta des brahmanes et des lettrés. Mais il fut déçu par leur savoir trop métaphysique, leurs superstitions et leurs rites innombrables.

Il entrepris la tâche, difficile à son époque, de s’affranchir de l’emprise de toutes les croyances, de toutes les superstitions et de tous les rites, afin de découvrir la Vérité en lui-même et par lui-même.

Après de longs mois de solitude, il parvint au but de ses recherches intérieures : il réalisa l’Eveil.

C’est à partir de cet instant seulement qu’il a été appelé « Bouddha ».

La signification profonde du Bouddhisme se trouve entièrement résumée dans le terme « Bouddha ». Ce mot ne désigne pas une personne. Il désigne plus exactement un état : l’état d’Éveil (Bouddha signifie « Eveillé »). Certains bouddhistes considèrent qu’il désigne une fonction : la fonction remplie par l’Eveillé.

* * *

Connu désormais sous le nom de Bouddha, Gautama Siddhârta (également appelé Cakya Muni) parcourut toute l’Inde où il prêcha la doctrine de l’Eveil durant un demi-siècle.

Après avoir favorisé l’épanouissement d’une des civilisations les plus remarquables de l’histoire sous l’Empereur Açoka (274-236 av. J.C.), le Bouddhisme déclina rapidement aux Indes.

Il fut introduit en Chine dans la ville de Loyang par deux moines indiens, Matanga et Bhorana vers l’an 65 ap. J.C. C’est là que, cinq siècles plus tard, en se mélangeant à certains éléments du taoïsme, il devait atteindre la plénitude de son rayonnement.

Signalons ici qu’un peu avant cette époque le bouddhisme était divisé en deux écoles fondamentales.

1) Le Hinayana ou Petit Véhicule (Ancienne Ecole de Sagesse) très attaché aux textes, aux rites et tendant vers une déification de la personne du Bouddha. Il existe actuellement à Ceylan, en Birmanie, au Siam et dans de nombreuses régions du sud;

2) Le Mahayana ou Grand Véhicule (Nouvelle Ecole de Sagesse) est moins attaché aux textes, aux rites. Cette tendance trouve son apogée dans le Bouddhisme Ch’an ou Zen.

La différence essentielle entre les deux écoles a été définie par A. David-Neel : pour le Hinayana, il y a séparation entre l’esprit et la matière. L’expérience du Nirvâna n’est accessible qu’après la mort. Pour le Mahayana, au contraire, l’esprit et la matière sont les aspects différents d’une même réalité. « Nirvana et Samsara sont Un ». Dès lors l’expérience de l’Eveil est réalisable durant la vie active.

C’est de l’Ecole Mahayana qu’est issu le Bouddhisme Ch’an, plus connu actuellement sous le nom de Bouddhisme Zen.

Vers l’an 520 ap. J.C., un moine indien, Bodhidharma, se rendit en Chine et introduisit de nombreuses réformes dans le Bouddhisme.

Fondateur du Bouddhisme Ch’an ou Zen, il doit être considéré comme le point de départ d’une renaissance prodigieuse du Bouddhisme en Chine. Il a été suivi de toute une lignée de patriarches illustres, dont Seng TS’an et Hui-Neng.

Les spécialistes en la question, tels A.W. Watts, Chr. Humphreys, D.T. Suzuki considèrent le Zen comme le sommet du Bouddhisme.

Plus de mille ans après la mort du Bouddha, après d’innombrables tâtonnements, le Zen a mis en lumière les éléments les plus purs de la doctrine de l’Eveil.

Vers l’an 1190, le moine japonais Eisai l’introduisit au Japon où il possède encore une influence considérable.

ORIGINE DU BOUDDHISME.

Les spécialistes du Bouddhisme en Extrême-Orient contestent le bien fondé d’une notion généralement admise en Occident : la notion de fondateur de religion. Il n’existe pas de « fondateur » de religion, écrit le professeur D.T. Suzuki (voir Essais sur le Bouddhisme Zen, vol. I, p. 55) : « Le Bouddhisme n’est pas sorti tout armé du cerveau du Bouddha, comme Pallas Athénée du cerveau de Zeus.

» Dans la mesure où le Bouddhisme est une religion vivante et non pas une momie historique bourrée de matériaux morts et dénués d’utilité, il doit être capable d’absorber et d’assimiler tout ce qui vient en aide à sa croissance. C’est ce qu’il y a de plus naturel pour n’importe quel organisme doué de vie… »

Le Bouddha n’a jamais eu l’intention de fonder une religion organisée.

Un Eveillé authentique n’oserait prendre sur lui la responsabilité d’ériger en système dogmatique une vérité dont il énonce les caractéristiques essentielles de liberté et de spontanéité.

La religion organisée se constitue à la suite de la codification des enseignements de l’Eveillé par les successeurs de celui-ci. La peur et le culte de l’autorité sont les éléments dominants de la déification du maître. Peu à peu, celui qui n’était qu’un homme parfaitement naturel devient un dieu. Le processus de déification du maître s’amplifie au cours des âges, l’importance que s’accordent les disciples étant à la mesure de celle du maître.

Les formes évoluées du Bouddhisme et plus spécialement le Zen, ont réagi contre ces tendances non conformes à la sagesse naturelle du « Juste Milieu », énoncée par le Bouddha.

LA DOCTRINE DE L’EVEIL.

« La vigilance et la lucidité sont les voies de l’immortalité.
» Les vigilants ne meurent pas… La négligence est la voie de la mort… Les négligents sont déjà comme s’ils étaient morts. »

Ces paroles admirables du Bouddha expriment le climat psychologique essentiel du Bouddhisme. Elles nous permettront de mieux comprendre en quoi l’enseignement du Bouddha peut être défini comme une morale naturelle.

Pour les maîtres du Bouddhisme, négligence est synonyme d’inattention. Sont vigilants et lucides les hommes capables d’exercer l’attention juste.

L’exigence de cette attention juste se trouve énoncée dans le « Sentier aux huit embranchements », définissant les moyens pratiques permettant la réalisation de l’Eveil :

1) Vues justes;             5) Mode de subsistance correct;
2) Intentions justes;     6) Effort correct;
3) Paroles justes;          7) Attention juste;
4) Conduite juste;         8) Concentration correcte.

La doctrine dite de « La Vue Juste » ou « Vue pénétrante » constitue l’essentiel du Bouddhisme.

Elle consiste à découvrir la réalité profonde du monde et notre réalité propre au delà des apparences.

Dans un commentaire du Tchag Tchen Gyi Zindi, Madame David-Neel écrit :
« Un arbre, un animal, une pierre cessent d’être vus comme des corps solides et durables… et à leur place le disciple entraîné discerne une succession continuelle de manifestations soudaines n’ayant que la durée d’un éclair, la continuité apparente des objets qu’il contemple et de sa propre personne étant causée par la rapidité avec laquelle ces éclairs se succèdent. Arrivé à ce point, le disciple a atteint ce qui, pour les bouddhistes constitue la « Vue Juste ». Il a vu que les phénomènes sont dus au jeu perpétuel des énergies, sans avoir pour support une substance d’où ils émergent, il a vu que l’impermanence est la loi universelle et que le « moi » est une pure illusion causée par un manque de pénétration et de puissance de perception. »

La « Vue Juste » enseigne « l’Unité des dix mille choses ». Tout se meut, tout se transforme. L’impermanence est la loi fondamentale de tous les agrégats d’éléments.

Les similitudes avec la physique moderne sont nombreuses. L’Univers se résume à une énergie essentielle dont les modes sont innombrables. Cette énergie échappe à toute représentation mentale. Aucune de nos catégories ne lui est applicable. Elle est « vide », c’est-à-dire absente de nos qualités habituelles.

C’est dans ce sens uniquement que doit être interprétée la notion de « Vide » dans le Bouddhisme.

« N’imagine pas le Vide comme étant le néant », nous dit un des principaux ouvrages du Bouddhisme thibétain (Tchag Tchen Gyi Zindi).

Le « Lankavatâra Sûtra » déclare que : « Ce qui est entendu par « Vide » dans le sens de Réalité finale, c’est que dans la Sagesse issue de la Vue Juste, il n’y a plus aucune trace de la force d’habitude mentale engendrée par des conceptions erronées ».

Cette pensée nous permet de comprendre à la fois le sens qu’il faut donner à la notion de « Vide » et à celle de l’ « Eveil ». La portée de ce fragment est considérable et nécessiterait des commentaires dont la longueur est incompatible avec un exposé aussi sommaire.

La doctrine de l’Eveil et de la « Vue Juste » met en évidence l’existence d’une Réalité impensable échappant à toute tentative de représentation mentale.

Suivant les auteurs cette Réalité porte différents noms : « la base du monde » (Grimm), le « Vide », le « Mental-Cosmique » (Suzuki).

Nous dirons qu’elle est une Totalité-Une, homogène, englobant l’esprit et la matière. Rien n’est en dehors d’elle. Pas une de nos pensées, de nos émotions, pas un de nos gestes ne sont séparés de cette Réalité.

Les maîtres la définissent comme « la nature profonde des choses ».

Pour cette raison, certains auteurs ont défini le Bouddhisme comme une science du Réel, ou encore une science de la Nature, en comprenant dans le terme Nature l’ensemble des phénomènes matériels, biologiques, psychologiques ou spirituels.

« Rien ne nous manque », nous disent les maîtres du Bouddhisme. Tout est là. Il suffit de mettre de l’ordre dans notre désordre.

Le maître bouddhiste Sêng-Ts’an écrivait : « Lâchez prise, laissez les choses comme elles peuvent être.

» Obéissez à la nature des choses et vous êtes en accord avec la voie.
» Les dix milles choses sont d’une seule et même essence…
» Lorsque le profond mystère de cette essence-une est sondé.
» D’un seul coup nous résolvons les complications extérieures.
» Dans le plus haut royaume de l’Essence vraie.
» Il n’y a ni « autre » ni « soi »… »

LES BASES DU COMPORTEMENT « NATUREL ».

Nous avons insisté sur le fait que « la nature profonde des choses » dans le bouddhisme est non seulement physique mais aussi psychologique et spirituelle. Elle échappe d’ailleurs complètement à nos catégories habituelles.

Par l’obéissance à la nature des choses, le bouddhiste ne cédera donc pas systématiquement aux sollicitations des exigences corporelles, ni aux appétits de l’égoïsme.

Il est important de noter que le comportement du bouddhiste n’est en aucun cas la conséquence des impératifs arbitraires résultant d’une révélation surnaturelle.

Rien n’est plus étranger au Bouddhisme que les notions de surnaturel, de révélation divine, d’autorité spirituelle ou de miracle.

Le comportement du bouddhiste est une simple conséquence de sa vision de la « nature profonde de son être et des choses ».

L’identité de « l’Essence Vraie » lui donne le sens profond d’une solidarité, d’une compassion et d’un amour véritable.

Il n’aime pas son semblable en vertu de « commandements divins », mais parce qu’il a compris profondément, en lui-même et par lui-même, l’unité essentielle de tout ce qui vit.

Etant profondément pénétré de la loi d’impermanence des êtres et des choses, des caractères illusoires et évanescents du « moi », il tend vers le détachement. Il s’affranchit de l’avidité et de la violence.

L’identité de la « nature des choses » entraîne un respect de la vie sous toutes ses formes : vie humaine, vie animale, vie d’entités amies ou ennemies. Nous nous trouvons ici en présence des fondements de l’Ahimsa, la non-violence.

BOUDDHISME ET CHRISTIANISME.

Il est plus aisé de dire ce que le Bouddhisme n’est pas. Pour cette raison nous pensons utile de le confronter avec une religion se réclamant du « surnaturel ». Par voie de contraste, chacun pourra saisir l’étendue et la profondeur du « sens de la nature » dans les enseignements bouddhiques.

B. — Le Bouddhisme est à la fois une morale et une religion naturelle. Les notions de miracle, d’intervention surnaturelle lui sont totalement étrangères.

C. — Le Christianisme se présente comme une religion de révélation divine.

B. — Le Bouddhisme n’est pas une religion de création. L’Univers n’a ni commencement, ni fin. Seul existe un processus de création éternellement présent dont la loi est la spontanéité. Le monde n’est la matérialisation d’aucun plan prédéterminé.

C. — Le Christianisme est une religion de création. L’Univers est la manifestation d’un plan prédéterminé. Il a un commencement et une fin.

B. — Le Bouddhisme enseigne l’inexistence du « moi ». Pas plus que le corps, les activités psychiques n’échappent à l’universelle loi de l’impermanence. Ainsi que l’exprime le Bouddha : « Il vaudrait mieux, ô disciples, que vous preniez pour le Soi le corps matériel plutôt que l’esprit. Le corps subsiste un moment, mais ce que vous nommez l’esprit se produit et se disperse en un perpétuel changement. »

C. — Le Christianisme enseigne la réalité du « moi ». L’âme individuelle est déclarée éternelle.

B. — La Réalité centrale du Bouddhisme (l’Essence vraie) n’est ni une personne, ni une chose. Elle n’est ni matière ni esprit tels que nous les concevons. La Nature des choses est Acte pur. Elle est autogène. Complète en elle-même, elle se suffit à elle-même. Elle est récréation constante. Sa loi est la spontanéité. Elle est l’essence fondamentale de toute chose.

C. — Le Christianisme postule l’existence d’une personne divine. Cette personne divine ne se suffit pas à elle-même par le fait qu’elle obéit à la nécessité de création et qu’au surplus l’univers est présenté comme la matérialisation d’un plan. L’idée de plan présuppose une identification aux concepts de temps, d’espace et de causalité.

B. — Le Bouddhiste peut accéder par lui-même et en lui-même à l’expérience de l’Essence Vraie ou Nature profonde des choses.

« Sois ta propre lampe », nous dit le Bouddha. « Ne mets pas de tête au-dessus de la tienne », nous déclarent les maîtres Zen. Ainsi que l’exprime G. Grimm : « Le Bouddha certifie que sa doctrine est le produit d’une connaissance directe, pénétrante et normale. Elle résulte de la réflexion la plus profonde et la plus lucide… Il n’exige pas la foi… Il demande au contraire que, même de lui, on n’accepte rien par simple croyance mais seulement ce qu’on aura soi-même reconnu comme vrai. »

Le moine bouddhiste n’est pas considéré comme un intermédiaire. Il n’administre aucun sacrement et n’est pas considéré comme un « ministre de Dieu ». C’est un homme qui s’efforce de vivre une vie simple et « suprêmement naturelle », en se conformant à la « nature profonde des choses ».

C. — Le Christianisme enseigne la nécessité des intermédiaires entre Dieu et l’homme.

La place nous manque pour développer de telles confrontations. Les quelques considérations qui précèdent nous permettront néanmoins de découvrir dans le Bouddhisme des éléments d’une grande richesse de contenu non seulement à l’égard des problèmes posés par la morale naturelle, mais aussi pour la libre pensée.

(Extrait des « Cahiers du Libre Examen », de l’Université Libre de Bruxelles.)